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Vers la reprise en main de notre alimentation


Le cadre des communs constitue-t-il une alternative pour une autonomisation juste et durable du système alimentaire de la Corse ? Cette interrogation part d’un constat désormais connu. Le système alimentaire de la Corse est plus que dépendant de ses importations du fait d’une agriculture peu développée, orientée vers une production de niche et concentrée soit vers l’exportation (vins et agrumes) soit vers la consommation estivale (maraichage d’été).
C’est à partir de ce constat que la notion de commun alimentaire prend son sens, bâtir une agriculture/élevage pour l’alimentation des Corses et inscrire les enjeux alimentaires au cœur de la politique régionale. Jean-Michel Sorba et Ghjacumina Acquaviva-Bosseur dégagent ici des enseignements et des pistes possibles de réalisation. Un second article suivra à la rentrée.



Escif, Lozzi, Popularte (photo Elodie Pinet)
Escif, Lozzi, Popularte (photo Elodie Pinet)
Le 23 juin dernier, s’est tenu à l’Université de Corse dans le cadre de la FRES (Fédération de Recherche Environnement et Société), un séminaire sur les communs alimentaires [1]. L’intention d’inscrire l’alimentation dans le cadre des communs est apparue prometteuse bien que pour l’heure l’approche demeure exploratoire.
 
[1] Ce séminaire prend pour cadre le projet TAATI (Transition et Autonomie Alimentaire des Territoires Insulaires) coporté par Caroline Tafani (Géographe, MCF de l’UCPP) et Jean-Michel Sorba (Sociologue, UMR Selmet-LRDE).
 

Se déprendre de l’idéologie propriétaire

Rappelons ce que recouvre le terme de Communs. Il désigne des entités de natures différentes toujours opérationnelles et situées. Il peut s’agir d’un milieu productif (des jardins, une estive) ou naturel (une forêt, un fleuve), d’une composante de ces milieux (un sol, une race) ou encore d’une entité non tangible (un corpus de savoirs ou une langue). Le cadre théorisé par la politologue Elinor Ostrom se nourrit d’une multitude d’exemples de par le monde. Le commun est défini comme une organisation associant une communauté d’usagers, des règles d’usage (formelles ou informelles) ayant pour objectif la gouvernance durable d’une ressource, c’est-à-dire l’installation d’une autorité de définition, de délibération, et de décision.
On le voit, lorsque l’on considère la définition princeps, on est loin de la vision caricaturale des communs, plus ou moins éthérée, en dehors des réalités matérielles et des besoins des populations. S’il existe une authentique idéologie contre laquelle les communs proposent une alternative, c’est bien la croyance têtue selon laquelle le progrès passe nécessairement par la propriété privée des moyens de production, la marchandisation et la financiarisation de tout, y compris des aliments. En reprenant, la formule très juste de Benjamin Coriat, c’est de l’idéologie propriétaire [1] couplée au consumérisme qu’il s’agit, par la constitution de communs, de se désaliéner. En l’espèce, celle qui consiste à fonder en valeur et en doctrine la subordination d’une île à un modèle agricole et alimentaire unique, unidimensionnel et pensé de l’extérieur pour l’extérieur.
 

[1] Le Retour des communs, la crise de l'idéologie propriétaire, sous la direction de Benjamin Coriat.
 

La constitution de communs alimentaires en Corse

Penser l’alimentation comme un commun devrait intéresser les Corses à plus d’un titre. La pensée di u cumunu bénéficie d’une antériorité encore présente dans les mémoires (moulin, tour d’eau, estive, châtaigneraie, etc.) et d’un récit historique avec a tarra di u cumunu. Mais le principal intérêt est de requalifier des activités agricoles et pastorales jusqu’ici disqualifiées par des modèles de croissance qui ne conviennent pas à une partie non négligeable du territoire de la Corse.
En effet, les milieux de production et la pratique de l’agropastoralisme se prêtent mal aux modèles d’exploitation de l’agriculture privative et intégrée (aujourd’hui globalisée). Seule la plaine orientale et des basses vallées correspondent au modèle - lequel devra de toute façon accomplir son propre aggiornamento y compris en Corse (machinisme hors de mesure, usage d’intrants et de pesticides, investissements lourds, mésusages de l’eau, etc.).

L’autre point d’inadaptation important tient donc aux conditions montagnardes des activités agricoles et à la nature du territoire arable de la Corse. Une partie non négligeable de nos sols commande une organisation de la propriété foncière qui n’est pas celle du modèle de l’entreprise agricole. Là où la fertilité des sols des exploitations agricoles est obtenue par l’incorporation d’intrants (engrais) de provenance extérieure, la fertilité des sols souvent en terrasses de la Corse est obtenue par une organisation nécessairement collective qu’il s’agisse de la gestion de l’eau ou de la production des fumures issue de l’élevage.
Alors que dans le cas de l’entreprise agricole, le droit de propriété est nécessairement absolu pour garantir des facteurs de production acquis par des emprunts bancaires, dans le cas des activités agropastorales la fertilité des sols et l’efficience des activités reposent sur la solidité des communs et le fruit du travail de générations de paysans. Avec le droit de propriété de l’exploitation agricole, autre nom qui désigne bien la logique dans lequel s’exerce l’agriculture productiviste vis à vis des milieux-ressources, tout est permis dès lors que l’on dispose d’un titre de propriété, celui de bétonner des terres à jardin ou d’assécher une source.

À ce sujet, les crises écologiques inclinent à reconsidérer le préjugé, largement repris par les Corses eux-mêmes, selon lequel l’indivision est le résultat d’une incapacité politique à partager les moyens de subsistance. C’est ignorer qu’il s’agit surtout du résultat d’une structure agraire communautaire abandonnée au nom d’une vision du progrès aujourd’hui remise en cause. Ce point de vue bien ancré contribue à disqualifier les anciennes agricultures du commun. Nos sols ne sont pas intrinsèquement pauvres, ils le sont en conséquence d’une disqualification de l’agriculture paysanne.
La pensée des communs souligne que l’efficience d’une agriculture doit être évaluée en fonction des besoins des habitants avant ses performances marchandes (intégration au complexe agroindustriel mondialisé). Il en ressort qu’une bonne agriculture ne peut se réduire aux critères de l’agronomie académique (profondeur de sol, déclivité, mécanisation, fertilité soutenue par les intrants etc.). Ses qualités sont également redevables d’une culture technique et d’un système alimentaire locaux tout autant que de conditions géophysiques évaluées pour des productions génériques.

Aussi dans la perspective nourricière dans laquelle nous plaçons les communs alimentaires, notre agriculture et notre élevage ne sont pas intrinsèquement mauvais, ils souffrent d’abord de l’absence de modèles sociotechniques et biotechniques stabilisés et adaptés aux nouveaux enjeux (préservation des milieux de vie, sols, biodiversité, savoir-faire, bien-être des populations et des animaux). Le projet d’aider à la constitution de communs alimentaires ne répond bien sûr qu’à une partie de l’approvisionnement alimentaire des Corses. Mais il s’agit d’une partie stratégique, sûrement la plus politique, car elle conditionne la réappropriation par les Corses de leur alimentation du quotidien.
La pensée politique des communs a d’autres vertus. Elle offre des solutions de déverrouillage au blocage et au désordre foncier consécutifs de la destruction des anciens communs. Un certain nombre d’outils juridiques peu mobilisés existent. Les communs alimentaires contribuent à l’aménagement d’espaces en déprise, au partage des savoirs locaux, à dynamiser l’innovation collective. Ils sont de nature à susciter l’entraide et en tous cas une animation autour de la question alimentaire au sein des communautés villageoises. En termes politiques, les communs constituent, dans le cas de la Corse, une solution sociotechnique et juridique susceptible de mettre résolument le cap vers une production locale qui ne soit pas placée sous le contrôle exclusif du privé ou sous la seule tutelle des administrations d’Etat. Pour le dire dans les termes du moment, les communs alimentaires sont l’illustration même de l’intelligence collective des territoires.
 

Faire de l’approvisionnement alimentaire un projet de politique publique régionale

La situation de la Corse traduit l’extrême difficulté de penser l’alimentation comme un objet de politique publique locale à part entière. Cette impossibilité est le produit de la doctrine néolibérale de la PAC dont l’objectif est depuis plus de 60 ans de protéger une agriculture productiviste exclusivement marchande conçue à partir d’une spécialisation de quelques régions devenues largement inféodées à une agro-industrie globalisée.
Les Trente glorieuses ont conçu et consacré, particulièrement en France, le règne sans partage du système agroindustriel avec ses composantes productives (l’industrie agroalimentaire), son système de distribution (hyper et GMS -grandes et moyennes surfaces), le tout étroitement couplé à une agriculture productiviste fortement consommatrice d’intrants (engrais, pesticides et concentrés alimentaires). Les effets de ces orientations sur les systèmes alimentaires de la marge européenne, particulièrement sur les îles, se sont traduits en Corse par la destruction de l’économie agropastorale paysanne.

À l’écart du tournant agroindustriel de la France, la Corse a passivement subi les conséquences de ces orientations pour sa propre alimentation. Les effets locaux du modèle agroindustriel associé au tourisme estival ont eu pour conséquences non seulement la déstructuration de la production domestique mais par suite celui du commerce de proximité qu’il soit urbain ou rural, sédentaire ou itinérant, réduisant à peu de chose les capacités d’approvisionnement alimentaires quotidien des Corses.
En ce sens, parler de relocalisation du système alimentaire de la Corse est abusif car dans la plupart des compartiments alimentaires, il s’agit d’une localisation d’activités qui n’ont jamais été dimensionnées aux besoins de la Corse, qui n’ont jamais eu la vigueur nécessaire en terme de structuration et de savoir-faire. Celle que l’on aurait pu attendre d’une île dont l’espace, les ressources et la culture sont structurés par l’alimentation (circuli, prati, furestu, pasciali, stazzi è rughjoni...).

Les crises en cours arrivent avec d’autant plus de force que l’appareil productif et les stocks se trouvent... en dehors de l’île. On mesure l’ampleur des efforts à accomplir. Il apparaît en effet que la relocalisation alimentaire est plus lourde et complexe que la délocalisation. En France, la "délégation" de l’alimentation à la grande industrie est le produit de la convergence d’une forte capitalisation des industries, des équipements agricoles, d’un dynamisme des sciences agronomiques et des procédés, le tout au service de l’hybris caractéristique des modèles de la globalisation économique (il suffit de voir le nombre de références des produits laitiers pour s’en convaincre).
Au plan social, cela se traduit par des addictions consuméristes et une dégradation des paysages qui n’est pas sans effet sur « l’attractivité touristique ». Ainsi il faut concevoir la dépendance alimentaire bien au-delà des flux de matières et d’aliments importés. Il s’agit d’une dépendance à un modèle qui définit un style de développement qui engage le bien-être voire la subsistance des habitants, humains et non humains.

Remettre une gouvernance en lieu et place des seules transactions marchandes positionne d’emblée les communs alimentaires comme un enjeu de politique locale et régionale. Le processus de reconquête alimentaire doit évidemment être pensé en gardant les pieds sur terre. C’est-à-dire à partir de ce que nous sommes en capacité de produire et des besoins des populations mais avec une détermination à la hauteur des enjeux.
Les collectivités peuvent donner une impulsion à la constitution des communs alimentaires, au-delà de l’ouverture d’une ligne de financement (ce qui est déjà un bon début), en assignant clairement une fonction nourricière à une partie des Espaces Stratégiques Agricoles (ESA). Un choix politique d’assignation foncière précisée et de planification qui, outre le fait de donner du sens à la vocation stratégique des ESA, donnerait corps à une politique de reprise en main de l’alimentation par les Corses et un cap en fixant un taux de recouvrement de nos besoins alimentaires à (ré)évaluer selon un calendrier réaliste mais précis. Les espaces péri-villageois, u circulu, sont des espaces privilégiés pour tester un tel chemin de reconquête.
Le souhait affirmé puis confirmé par les élections d’une majorité des Corses de gagner en souveraineté commande une efficience, une autonomie de fait, qui ne peut ignorer le besoin essentiel de se nourrir. Les contextes régionaux et internationaux démontrent qu’une réelle autonomie politique, particulièrement dans le cas des îles, n’a de sens que si elle se traduit par un volontarisme public vigoureux - s’il le faut par la planification - dans le champ alimentaire. Sur ce point encore, les communs offrent un cadre d’expérience et d’apprentissage à l’action collective de grande valeur. En cela, ils constituent la pierre de touche de l’autonomie politique.  Car s’il est bien un domaine où le changement s’impose, c’est bien là.
 

Photo d'illustration, Escif in Lozzi, Popularte (photo Elodie Pinet)

 
Mardi 1 Août 2023
Jean-Michel Sorba et Ghjacumina Acquaviva-Bosseur