Il s’est brusquement mis à neiger. J’ai mal dormi dans une chambre glaciale, aussi vaste qu’une salle de bal. Dans cet hôtel cortenais, les portes des chambres s’ouvrent toutes sur la salle à manger, qui semble un décor pour personnages en quête d’auteur [1] , avec toutes ces portes par où vont et viennent des gens étranges ou banals : un homme tremblant conduit par son Antigone, cinq sœurs ravissantes qui vivent ensemble comme dans une ruche, un commis-voyageur marseillais qui, en faisant miroiter une perdrix, grimace et peste contre l'horrible dîner de la veille (quelque chose comme des oreilles d’âne à l’aigre-douce) ; un serveur aussi musclé qu’un bûcheron ; l’aubergiste somnambule qui me prend pour un oracle et m’interroge sur l’avenir du monde ; votre serviteur qui se masse les pieds et se frotte les mains pour qu’un peu de sang veuille bien repasser dans ses veines. Chacun a ses soucis, et pour se distraire, parle d’autre chose. A l’exception de ces belles jeunes filles, insouciantes encore, qui émoustilleraient le plus saint des hommes.
Je pensais m’offrir une belle promenade dans la Scala di Santa Regina, mais le chauffeur m’annonce que la neige a déjà rendu le passage inaccessible. Je me résigne donc à partir pour Vizzavona et Bocognano.
Le paysage présente d’abord des teintes poivre et sel. Paysage de contradictions : parfois fait pour Daphnis et Chloé, avec mille ruisseaux qui au printemps doivent sautiller et chantonner comme des grillons ; et parfois catastrophique, avec des grondements de Minos. Sous un ciel exsangue, il se fait tragique et s’élève alors à la hauteur de Sophocle.
Je pensais m’offrir une belle promenade dans la Scala di Santa Regina, mais le chauffeur m’annonce que la neige a déjà rendu le passage inaccessible. Je me résigne donc à partir pour Vizzavona et Bocognano.
Le paysage présente d’abord des teintes poivre et sel. Paysage de contradictions : parfois fait pour Daphnis et Chloé, avec mille ruisseaux qui au printemps doivent sautiller et chantonner comme des grillons ; et parfois catastrophique, avec des grondements de Minos. Sous un ciel exsangue, il se fait tragique et s’élève alors à la hauteur de Sophocle.
[1] Six personnages en quête d'auteur est le titre du plus célèbre drame satirique de Luigi Pirandello
Nature des Corses
J’ai déjà quelque idée de la nature des Corses : après un commencement idyllique, vous trouverez toujours un aveuglement désespéré. Leur passion, je la comparerais volontiers à ces blocs de granites pour polyphèmes enragés, et leur tendresse à ces eaux claires qui se muent en ravines, et à ces nuages qui donnent à ces masses rocheuses une légèreté mélancolique en n’en laissant voir que quelques arêtes. « Des causes infimes, nous explique Colonna de Cesari Rocca, engendrent dans ce pays les conséquences les plus importantes »[1] . L’excès de passion est toujours associé à un excès de sérieux. S’il est un peuple qui, du fait de sa formation, manque d’ironie, c’est-à-dire de la faculté de s’adapter de bon cœur à des conditions qui menacent de ne pas être tout à fait conformes à celles dont il rêvait, c’est bien celui-là. On peut aller jusqu’à dire qu’il est pessimiste et ne conçoit le bonheur que dans la mesure où il lui permet de faire face à un mauvais coup du sort. On en a tant dit sur son manque de goût pour le travail. Il conviendrait de préciser les choses : né berger, il s’adapte mal aux occupations autres que méditer, diriger, commander. Cette société demeure patriarcale au fond, et j’ai entendu mentionner des liens de parenté remontant jusqu’au septième voire au neuvième degré ; on pourrait dire qu’aujourd’hui encore, comme pour les écrivains du XVIII° siècle, elle s’organise en « tribus », en agglomérats d’intérêts et d’affects, de ressentiments et de luttes autour d’un « caporal »[2]. Un appareil judiciaire, comme celui de Gênes autrefois et celui de la France aujourd’hui, qui présuppose une longue pratique de l'abstraction dans les relations sociales, ne peut qu’être considéré par un Corse comme un cheval de Troie, dressé contre la justice.
Le Temps continue d’incriminer, après 150 ans d’occupation française, les erreurs de la justice génoise pour expliquer le banditisme. On peut lui demander en retour ce qu’ont fait les Français en 150 ans ? De bons ou de mauvais romans ? Et combien sont-ils donc ces bandits ? Douze, vingt, cinquante ? La Corse n’est pas un pays de malfrats, mais de gens qui savent donner leur vie comme on jette une fleur. Sont-ils des Italiens du XVIe ou du XIIIe siècle, comme le prétendent les meilleurs écrivains français ? D’un côté, ils ont un sens immédiat de la justice qui se règle d’homme à homme – et à ce sujet, une autre observation de Colonna de Cesari Rocca est éclairante : « Nul Corse ne peut admettre de la part d’un autre homme une action, un geste irréfléchi »[3]. Puis cet instinct de domination qui faisait dire à l’un de ces montagnards redoutant qu’on lui refusât la main de la jeune fille qu’il convoitait : « Je la veux parce que je l’aime ; ma force est mon droit ». Et aussi cette façon de compromettre pour une affaire personnelle tout l’agglomérat factieux dont j’ai déjà parlé, gangrené par le jeu des honneurs et des faveurs électorales. D'un autre côté, il y a l’habileté de la France pour exploiter les qualités militaires de ce peuple de bergers, en enrôlant pour les colonies – où il s’agit d’occuper les postes les plus périlleux - mais également pour la métropole, un personnel autoritaire et ambitieux en quantité si extraordinaire que si, mes chiffres sont exacts, ce ne sont pas moins de 27% des fonctions étatiques en France, et de 50% dans les colonies, qui sont assumées par des Corses. Il s’en suit que la population ne cesse de diminuer dans l’île, où l’on compte aujourd’hui à peine 200 000 âmes, tandis qu’augmente au contraire le nombre de Corses émigrés culminant aujourd’hui à 300 000[4] . Bref, comme le dit Boswell : « Le caractère de ces hommes est, comme celui des autres Italiens, naturellement humain, mais extrêmement sensible et porté à la violence »[5].
Le fait d’avoir laissé végéter et pourrir cet esprit factieux contre lequel Paoli avait cherché à s’opposer énergiquement par des lois « bien adaptées » ; le fait d’avoir favorisé l’exode, voire de l’avoir rendu inévitable en n’entreprenant aucun des grands travaux susceptibles de transformer les conditions économiques de l’intérieur de l’île ; c’est tout cela qui fait que, dans un pays laissé à l’abandon, peuplé de solitudes et traversé d’innombrables routes pour s’échapper, il reste des bandits ; et c’est également pour cela que, malgré de spectaculaires tentatives, il en restera sans doute demain, et encore après.
Le Temps continue d’incriminer, après 150 ans d’occupation française, les erreurs de la justice génoise pour expliquer le banditisme. On peut lui demander en retour ce qu’ont fait les Français en 150 ans ? De bons ou de mauvais romans ? Et combien sont-ils donc ces bandits ? Douze, vingt, cinquante ? La Corse n’est pas un pays de malfrats, mais de gens qui savent donner leur vie comme on jette une fleur. Sont-ils des Italiens du XVIe ou du XIIIe siècle, comme le prétendent les meilleurs écrivains français ? D’un côté, ils ont un sens immédiat de la justice qui se règle d’homme à homme – et à ce sujet, une autre observation de Colonna de Cesari Rocca est éclairante : « Nul Corse ne peut admettre de la part d’un autre homme une action, un geste irréfléchi »[3]. Puis cet instinct de domination qui faisait dire à l’un de ces montagnards redoutant qu’on lui refusât la main de la jeune fille qu’il convoitait : « Je la veux parce que je l’aime ; ma force est mon droit ». Et aussi cette façon de compromettre pour une affaire personnelle tout l’agglomérat factieux dont j’ai déjà parlé, gangrené par le jeu des honneurs et des faveurs électorales. D'un autre côté, il y a l’habileté de la France pour exploiter les qualités militaires de ce peuple de bergers, en enrôlant pour les colonies – où il s’agit d’occuper les postes les plus périlleux - mais également pour la métropole, un personnel autoritaire et ambitieux en quantité si extraordinaire que si, mes chiffres sont exacts, ce ne sont pas moins de 27% des fonctions étatiques en France, et de 50% dans les colonies, qui sont assumées par des Corses. Il s’en suit que la population ne cesse de diminuer dans l’île, où l’on compte aujourd’hui à peine 200 000 âmes, tandis qu’augmente au contraire le nombre de Corses émigrés culminant aujourd’hui à 300 000[4] . Bref, comme le dit Boswell : « Le caractère de ces hommes est, comme celui des autres Italiens, naturellement humain, mais extrêmement sensible et porté à la violence »[5].
Le fait d’avoir laissé végéter et pourrir cet esprit factieux contre lequel Paoli avait cherché à s’opposer énergiquement par des lois « bien adaptées » ; le fait d’avoir favorisé l’exode, voire de l’avoir rendu inévitable en n’entreprenant aucun des grands travaux susceptibles de transformer les conditions économiques de l’intérieur de l’île ; c’est tout cela qui fait que, dans un pays laissé à l’abandon, peuplé de solitudes et traversé d’innombrables routes pour s’échapper, il reste des bandits ; et c’est également pour cela que, malgré de spectaculaires tentatives, il en restera sans doute demain, et encore après.
[1]Colonna de Cesari Rocca, Histoire de la Corse, Paris, 1890. Citation tirée de Boswell : “It is wonderful to see how great events are produced by little causes” (Relazione della Corsica, p. XCIX ; Account, Boulton and McLoughlin, p. 69).
[2]On appelait I capurali les chefs de la révolte anti-féodale menée par Sambucucciu, qui prirent la place des seigneurs chassés du Nord de la Corse au XIVe siècle.
[3]Colonna de Cesari Rocca, La Vendetta dans l'histoire, Paris, 1908, p. 17
[4]Ces précisions (depuis "D'un autre côté") figurent bien dans toutes les éditions italiennes, mais sont absentes de la traduction de Philippe Jaccottet : négligence ou censure ? Ungaretti était en relation avec le poète traducteur, et il est possible qu'il ait lui-même souhaité éliminer ces détails de la version française.
[5]Boswell, Relazione della Corsica, p. CXLIV (Account, Boulton and McLoughlin, p. 89).