Ces pensées m'occupaient l'esprit tandis que, longeant la mer Tyrrhénienne, le petit train avançait au pas. Dans sa course paresseuse, par la fenêtre venait à moi une couleur d’anguille, et comme un nuage d’imperceptibles moustiques - sans doute à cause de la proximité de l'étang de Biguglia. Car nous voilà à l’endroit où le Golu devient delta, et tandis que, semblable à une fourmi chargée de provisions en équilibre sur son dos, le train tourne et s’enfonce dans le pays en longeant la rivière frétillante, les montagnes se font plus massives, plus imposantes et accentuent leurs angles. J’ai comme l’impression d’entendre les dents qui se briseraient à vouloir les ronger. Ce sentiment, déjà évoqué, de l’énormité de la nature me devient alors presque insupportable. Nous nous enfonçons comme au fond d'un antre cyclopique, aux parois faites d'angoisse. Paysage d’obscurité, qui s’évapore sans pourtant sembler bouger.
Une petite dame assise devant moi (où donc l’ai-je vue auparavant ? à Coreglia ? à Viareggio ? rue Toscanella ? chez Soffici ? dans une peinture de Masaccio, de Giotto ?) me regardant, mais semblant se parler à elle-même, sèchement, une inextricable sévérité sur le visage; toute vêtue de noir avec un foulard noué sous le menton ; sans avoir été interrogée, explique en montrant le Golu que l’eau s’était mise en route de bonne heure, courant par monts et par vaux. Moins matinal, le Liamone avait dû presser le pas pour honorer son rendez-vous avec la mer, et bien qu’apoplectique, il avait débouché dans le golfe de Sagone sans s’être donné trop de mal. Quant au Tavignanu qui avait dormi d’un sommeil de plomb, si le diable ne lui était pas apparu, il n’aurait jamais pu prendre son bain à Aleria. Ils avaient conclu un marché : chaque année, le fleuve devrait donner trois âmes au diable. C’est pour cette raison qu’il dévale aussi furieusement. Et chaque année – la petite dame écarquille ici ses grands yeux noirs – trois âmes se noient dans ses eaux. C'est bien le pays le plus riche en légendes, et au fil des siècles, ses meilleurs hommes de lettres ont été ses chroniqueurs, sans doute les seuls véritables lettrés qu’on y ait compté : la culture a donné des chroniqueurs, le peuple a donné les légendes et la poésie. Poésie, légende et histoire : un grand chant épique où s’entremêlent contemplation et action, qualités d’un sang demeuré antique.
Une petite dame assise devant moi (où donc l’ai-je vue auparavant ? à Coreglia ? à Viareggio ? rue Toscanella ? chez Soffici ? dans une peinture de Masaccio, de Giotto ?) me regardant, mais semblant se parler à elle-même, sèchement, une inextricable sévérité sur le visage; toute vêtue de noir avec un foulard noué sous le menton ; sans avoir été interrogée, explique en montrant le Golu que l’eau s’était mise en route de bonne heure, courant par monts et par vaux. Moins matinal, le Liamone avait dû presser le pas pour honorer son rendez-vous avec la mer, et bien qu’apoplectique, il avait débouché dans le golfe de Sagone sans s’être donné trop de mal. Quant au Tavignanu qui avait dormi d’un sommeil de plomb, si le diable ne lui était pas apparu, il n’aurait jamais pu prendre son bain à Aleria. Ils avaient conclu un marché : chaque année, le fleuve devrait donner trois âmes au diable. C’est pour cette raison qu’il dévale aussi furieusement. Et chaque année – la petite dame écarquille ici ses grands yeux noirs – trois âmes se noient dans ses eaux. C'est bien le pays le plus riche en légendes, et au fil des siècles, ses meilleurs hommes de lettres ont été ses chroniqueurs, sans doute les seuls véritables lettrés qu’on y ait compté : la culture a donné des chroniqueurs, le peuple a donné les légendes et la poésie. Poésie, légende et histoire : un grand chant épique où s’entremêlent contemplation et action, qualités d’un sang demeuré antique.
L’homme de la Corse
Mais voici, sur le Golu, Ponte Novu. Ce sentiment de solitude qui m’accompagne depuis mon départ, cette impression de découvrir un pays désert où une foule de fantômes chantent dans les airs, se rapproche et enveloppe une croix en marbre. Je distingue de douces paroles italiennes :
Dio vi salvi, Regina Dieu vous garde, Reine
e Madre universale, et Mère universelle,
per cui favor si sale par la faveur de qui on monte
al Paradiso. au Paradis.
Voi de' nemici nostri, Vous sur nos ennemis
a noi date vittoria, donnez-nous la victoire,
e poi l'eterna gloria et puis la gloire éternelle
in Paradiso. au Paradis.
C’est depuis trois siècles le chant de guerre des Corses. Il fut même chanté en 14-18 sur les champs de bataille de toute l’Europe. On l’a chanté ici [1]. Parmi ceux qui le chantent, il est un fantôme plus grand. « Ne l’appelez pas Général, dit Boswell [2]; ni Monsieur, qui serait plus juste, mais cependant trop peu. On ne dit pas le roi Alexandre, mais Alexandre de Macédoine, et aucun titre ne présente Judas Macchabée. Il est tout simplement Pascal Paoli ». « Ces rivages, raconte Valery [3], furent en 1769 le théâtre des derniers sursauts de la Corse indépendante. Si les Corses n’eurent pas de chance, ils ne manquèrent pas de courage. Défaits, ils eurent recours à un expédient digne des Thermopyles : ils se firent un rempart de leurs morts, pour avoir le temps, derrière cet abri, de charger leurs armes. Et d’eux-mêmes, les blessés se traînaient parmi les morts pour consolider la sanglante tranchée ».
Montagnard et insulaire - montagnard de ces montagnes où une poignée des fruits de ces châtaigniers centenaires suffit à défier le monde et à lui résister – mais aussi homme grandi dans l’exil, Pascal Paoli est un des hommes les plus singuliers du XVIII° siècle. Si les Corses n’ont jamais eu de tendresse pour Napoléon et ont seulement fini par en être fiers, c’est bien en Pascal Paoli qu’ils ont toujours reconnu leur héros et leur modérateur : l’homme de la Corse. Il croyait aux rêves, et a laissé des dialogues philosophiques où, comme c’était l’usage en son temps, il livre des justifications ingénieuses et subtiles de sa croyance. Il appartenait au Tiers-ordre de Saint François et croyait aux Lumières de son siècle. Il était un de ces Italiens qui au fil des siècles ont toujours cherché à maintenir un équilibre entre le savoir et la nature mystérieuse. Un homme à la hauteur de la nature.
Nous nous dirigeons vers Merusaglia, qui n’est plus bien loin. Dans cette Corse où l’architecture n’est que remparts, tours, donjons, bastions et forts, où même les couvents furent souvent bâtis pour servir de quartiers généraux, la maison du hameau A Stretta de Merusaglia où naquit Pascal Paoli le 5 avril 1725, ressemble, sur son éperon, à un colombier vide, comme toutes les maisons corses. C’est dans cette maison que Valery retrouva un exemplaire du Timoléon qu’Alfieri avait envoyé à Paoli avec cette dédicace [4] :
En vain, toi par le glaive et moi par la plume,
Paoli, nous avons un jour tenté de réveiller l'Italie.
Je reprends le ridicule petit train, en direction de Corte.
Montagnard et insulaire - montagnard de ces montagnes où une poignée des fruits de ces châtaigniers centenaires suffit à défier le monde et à lui résister – mais aussi homme grandi dans l’exil, Pascal Paoli est un des hommes les plus singuliers du XVIII° siècle. Si les Corses n’ont jamais eu de tendresse pour Napoléon et ont seulement fini par en être fiers, c’est bien en Pascal Paoli qu’ils ont toujours reconnu leur héros et leur modérateur : l’homme de la Corse. Il croyait aux rêves, et a laissé des dialogues philosophiques où, comme c’était l’usage en son temps, il livre des justifications ingénieuses et subtiles de sa croyance. Il appartenait au Tiers-ordre de Saint François et croyait aux Lumières de son siècle. Il était un de ces Italiens qui au fil des siècles ont toujours cherché à maintenir un équilibre entre le savoir et la nature mystérieuse. Un homme à la hauteur de la nature.
Nous nous dirigeons vers Merusaglia, qui n’est plus bien loin. Dans cette Corse où l’architecture n’est que remparts, tours, donjons, bastions et forts, où même les couvents furent souvent bâtis pour servir de quartiers généraux, la maison du hameau A Stretta de Merusaglia où naquit Pascal Paoli le 5 avril 1725, ressemble, sur son éperon, à un colombier vide, comme toutes les maisons corses. C’est dans cette maison que Valery retrouva un exemplaire du Timoléon qu’Alfieri avait envoyé à Paoli avec cette dédicace [4] :
En vain, toi par le glaive et moi par la plume,
Paoli, nous avons un jour tenté de réveiller l'Italie.
Je reprends le ridicule petit train, en direction de Corte.
[1] A la bataille de Ponte Novu, en 1768. La défaite des patriotes contre l'armée française marqua la fin de la Révolution de Corse et l'annexion de l'île à la France.
[2] Ungaretti cite la version italienne de l'Account of Corsica de James Boswell (Relazione della Corsica di Giacomo Boswell scudiere trasportata in italiano dall'originale inglese, London, 1769). Nous ajoutons ci après les références de l’édition critique la plus récente du texte anglais de 1768 : An Account of Corsica, the Journal of a Tour to that Island and Memoirs of Pascal Paoli, ed. J.T. Boulton and T.O. McLoughlin, Oxford, 2006
[3] Antoine-Claude-Pasquin Valéry, “bibliothécaire du roi”, est l'auteur de Voyages en Corse, à l'île d'Elbe et en Sardaigne, publiés à Paris en 1837. La plupart des anecdotes rapportées ici par Ungaretti en sont tirées.
[3] Antoine-Claude-Pasquin Valéry, “bibliothécaire du roi”, est l'auteur de Voyages en Corse, à l'île d'Elbe et en Sardaigne, publiés à Paris en 1837. La plupart des anecdotes rapportées ici par Ungaretti en sont tirées.
[4] A.C.P. Valéry, op. cit. p. 297-298 : « J'ai été assez heureux pour retrouver à Morosaglia l'exemplaire des œuvres d'Alfieri qu'il avait envoyé à Paoli, exemplaire disparu dans le pillage de l'appartement qu'il avait au couvent, et que l'on croyait détruit. [...] L'envoi et les vers ne se lisent qu'en tête de la tragédie de Timoléon, dédiée par Alfieri à Paoli. En voici le texte curieux, jusqu'ici inédit : All'egregio Corso, de' nuovi Francesi / Fattosi compagno, e maestro. / Tu invan col brando, ed io con penna, invano, / Paoli, destar l'Italia un di tentammo : / Vedi or, se accenna i sensi tuoi mia mano. / V. A. / Parigi, di 11 Aprile 1790 ».