Il existe trois manières de se remémorer les étapes de cette histoire. L’une qui consisterait à évoquer les bras de fer qui ont opposé à différentes reprises journalistes, représentants de l’Etat et personnel politique insulaire au cours de cette période, l’autre qui consisterait à égrener la litanie des évènements violents et dramatiques qui ont jalonné l’actualité en Corse durant toutes ces années et qui ont été la matière principale du journal télévisé, la troisième qui consiste à jeter un œil un peu plus positif et bienveillant sur le chemin parcouru. C’est cette dernière option que je voudrais privilégier ici.
La grande pénurie des années 1970
J’ai commencé à exercer le métier de journaliste dans les années 1970 à Paris et à Marseille avant de poursuivre en Corse. La Corse en ce temps-là prenait progressivement conscience de l’état de retard et de vulnérabilité dans lequel elle se trouvait. Elle avait perdu plus du tiers de sa population en l’espace de soixante ans et comptait désormais à peine 170 000 habitants. Son économie était exsangue et le sous-équipement dans tous les domaines était chronique. La société de télévision pour laquelle je travaillais décidait brutalement de m’envoyer en Corse pour renforcer une petite équipe totalement submergée face à une actualité qui s’emballait à intervalles de plus en plus rapprochés.
C’est ainsi que je découvris que dans le domaine de l’audiovisuel comme dans les autres domaines, la Corse était totalement à la remorque. Alors que toutes les régions françaises avaient été dotées de stations de radio et de télévision relativement performantes, la Corse était la seule région à avoir été écartée de ce plan de développement. Deux équipes de radio et de télévision embryonnaires étaient chargées d’animer deux petits décrochages quotidiens en radio, de réaliser un magazine télévisé hebdomadaire de vingt minutes et d’effectuer une veille en matière d’actualités. En fonction des évènements, l’équipe de télévision envoyait par avion les images réalisées pour insertion dans le journal télévisé de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur diffusé depuis Marseille. Les journalistes chargés, à Marseille, du montage des images, des commentaires et de la présentation étant très éloignés de l’île, le résultat était le plus souvent consternant.
Nous nous sommes alors mis dans la tête, avec d’autres, que les choses devaient évoluer. Je ne vais pas raconter ici les batailles qui ont émaillé les étapes de cette évolution. Une évolution qui allait s’étaler sur près de cinquante ans. Cela consisterait à faire ce que j’ai dit ne pas vouloir faire. Je veux simplement évoquer les étapes qui nous ont conduit d’une situation de grande pénurie à une situation radicalement différente et qui dans le paysage audiovisuel français pourrait presque être qualifiée de pionnière.
C’est ainsi que je découvris que dans le domaine de l’audiovisuel comme dans les autres domaines, la Corse était totalement à la remorque. Alors que toutes les régions françaises avaient été dotées de stations de radio et de télévision relativement performantes, la Corse était la seule région à avoir été écartée de ce plan de développement. Deux équipes de radio et de télévision embryonnaires étaient chargées d’animer deux petits décrochages quotidiens en radio, de réaliser un magazine télévisé hebdomadaire de vingt minutes et d’effectuer une veille en matière d’actualités. En fonction des évènements, l’équipe de télévision envoyait par avion les images réalisées pour insertion dans le journal télévisé de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur diffusé depuis Marseille. Les journalistes chargés, à Marseille, du montage des images, des commentaires et de la présentation étant très éloignés de l’île, le résultat était le plus souvent consternant.
Nous nous sommes alors mis dans la tête, avec d’autres, que les choses devaient évoluer. Je ne vais pas raconter ici les batailles qui ont émaillé les étapes de cette évolution. Une évolution qui allait s’étaler sur près de cinquante ans. Cela consisterait à faire ce que j’ai dit ne pas vouloir faire. Je veux simplement évoquer les étapes qui nous ont conduit d’une situation de grande pénurie à une situation radicalement différente et qui dans le paysage audiovisuel français pourrait presque être qualifiée de pionnière.
Victoires et doutes
Nous obtenions en 1982 la création pérenne d’une véritable station de télévision et la diffusion quotidienne d’un journal télévisé. Puis, dans les années 1990, le renforcement des programmes permettait d’aligner la Corse sur ce que les autres régions françaises connaissaient depuis plus de vingt ans. Enfin, en 2007, la télévision corse était propulsée au rang de télévision de plein exercice sous le nom de Via Stella. Partant d’un retard gigantesque dans les années 1970, la télévision insulaire se retrouvait quarante ans plus tard en situation de faire ce qu’aucune autre région métropolitaine française ne pouvait faire.
Et il est donc simplement temps de se demander s’il s’agissait réellement ou non d’une victoire. Compte tenu de ce que véhicule une chaine de télévision et compte tenu des chocs de caractère culturel, sociologique, politique et anthropologique que peut générer un instrument de cette nature dans une petite société fragilisée comme l’était et l’est encore la société insulaire, sommes-nous certains d’avoir rendu service à cette société ?
Nous nous étions en réalité posé la question dès les années 1970-1980. Mais la seule réponse possible, alors, était de se dire que quoi que nous fassions, la Corse serait submergée, comme le reste du monde, par le phénomène télévisuel. L’option la plus raisonnable était bien de doter cette région des instruments qui lui permettraient d’affronter cette réalité un peu moins désarmée. Capable notamment de supporter le déferlement des messages en ayant les moyens de faire éventuellement valoir sa propre vision des choses.
Il ne s’agissait pas seulement d’une question d’équipements. Au-delà des instruments de la technique, nous avons, dès les années 1980, admis qu’il était important, pour ce faire, d’apprendre à travers les émissions à parler son propre langage. Nous avons eu le sentiment que faire valoir son point de vue c’était aussi apprendre à assumer ce que nous étions. Le Président de la République de l’époque n’avait-il pas dit aux Corses : « Soyez vous-mêmes » ?
Pour être soi-même, il faut se connaître, il faut avoir la mémoire du territoire d’où l’on parle, et il faut en savoir le langage. Le langage passe d’abord par la langue, mais il ne passe pas que par la langue.
Et il est donc simplement temps de se demander s’il s’agissait réellement ou non d’une victoire. Compte tenu de ce que véhicule une chaine de télévision et compte tenu des chocs de caractère culturel, sociologique, politique et anthropologique que peut générer un instrument de cette nature dans une petite société fragilisée comme l’était et l’est encore la société insulaire, sommes-nous certains d’avoir rendu service à cette société ?
Nous nous étions en réalité posé la question dès les années 1970-1980. Mais la seule réponse possible, alors, était de se dire que quoi que nous fassions, la Corse serait submergée, comme le reste du monde, par le phénomène télévisuel. L’option la plus raisonnable était bien de doter cette région des instruments qui lui permettraient d’affronter cette réalité un peu moins désarmée. Capable notamment de supporter le déferlement des messages en ayant les moyens de faire éventuellement valoir sa propre vision des choses.
Il ne s’agissait pas seulement d’une question d’équipements. Au-delà des instruments de la technique, nous avons, dès les années 1980, admis qu’il était important, pour ce faire, d’apprendre à travers les émissions à parler son propre langage. Nous avons eu le sentiment que faire valoir son point de vue c’était aussi apprendre à assumer ce que nous étions. Le Président de la République de l’époque n’avait-il pas dit aux Corses : « Soyez vous-mêmes » ?
Pour être soi-même, il faut se connaître, il faut avoir la mémoire du territoire d’où l’on parle, et il faut en savoir le langage. Le langage passe d’abord par la langue, mais il ne passe pas que par la langue.
La question de la langue
Nous avons donc, dès l’ouverture du journal télévisé en décembre 1982, introduit l’idée la plus simple, celle du bilinguisme. Une idée, au demeurant, qui correspondait à la réalité insulaire. Le corse et le français étaient les deux langues effectivement audibles au quotidien et en tous lieux, dans cette société insulaire. Et en un sens, la loi nous incitait à pratiquer une forme de bilinguisme, puisque le devoir de réaliser quelques émissions en « langue régionale » était inscrit dans le cahier des charges de la société France Région 3. Dans l’esprit du législateur toutefois, cette obligation n’était pas conçue comme le devoir de refléter une réalité culturelle en vigueur mais comme une concession offerte aux militants des langues régionales. Dans chaque région de France donc, les langues étaient à leur place. Le français comme langue de la République était la langue omniprésente et naturelle des antennes et les langues régionales étaient utilisées dans des créneaux limités expressément réservés. C’est cette dichotomie que nous avons alors voulu bousculer.
Nous avons décidé qu’il y aurait chaque jour un reportage en langue corse dans le journal télévisé. C’était une manière de dire à ceux qui s’exprimaient plus naturellement en corse qu’en français (il en existait encore) que la liberté leur était offerte de dire en langue corse ce qu’ils avaient à dire ou ce qu’ils ne sauraient pas dire aussi bien en français. Non pas par militantisme mais parce que l’utilisation d’une langue ou de l’autre pouvait ne pas avoir le même sens selon les individus. Parce que, nous l’avions constaté, les personnes les plus anciennes notamment, ne disaient pas nécessairement la même chose dans une langue ou dans l’autre. Elles étaient plus elles-mêmes dans l’une que dans l’autre.
Cela ne parut pas bienvenu pour tout le monde. Alors que le président de la chaîne France 3 était en visite dans l’île, un élu important qu’il rencontrait dans la matinée, s’était plaint auprès de lui de cette pratique : « Nous sommes en France, lui avait-il dit, la langue du journal télévisé sur une chaine de service public doit être le français ». Quelle ne fut pas la surprise du président de la chaîne de télévision en découvrant que, le même jour, dans l’après-midi, cet élu mécontent s’exprimait longuement en langue corse à la tribune de l’Assemblée de Corse, ce qui constitua notre séquence en langue corse dans le journal télévisé du soir. Je dus prendre la défense de cet élu quand le président de ma chaîne de télévision émit l’idée que cet homme n’avait peut-être pas toute sa raison. « Non, monsieur le président, il ne faut pas juger trop vite. Cet homme a incontestablement toute sa raison, mais les choses sont éminemment complexes dans notre île ». Je n’eus toutefois pas le temps de lui expliquer, à ce moment-là, comment cette complexité pouvait conduire aux contradictions qui l’avaient troublé.
Cette idée, par la suite, de sortir la langue corse du ghetto des créneaux réservés a constamment prospéré. Aujourd’hui, les journalistes qui travaillent en radio et en télévision dans l’île sont pour une majorité d’entre eux bilingues, ce qui ne se retrouve pas nécessairement dans les autres régions métropolitaines en France.
Nous avons décidé qu’il y aurait chaque jour un reportage en langue corse dans le journal télévisé. C’était une manière de dire à ceux qui s’exprimaient plus naturellement en corse qu’en français (il en existait encore) que la liberté leur était offerte de dire en langue corse ce qu’ils avaient à dire ou ce qu’ils ne sauraient pas dire aussi bien en français. Non pas par militantisme mais parce que l’utilisation d’une langue ou de l’autre pouvait ne pas avoir le même sens selon les individus. Parce que, nous l’avions constaté, les personnes les plus anciennes notamment, ne disaient pas nécessairement la même chose dans une langue ou dans l’autre. Elles étaient plus elles-mêmes dans l’une que dans l’autre.
Cela ne parut pas bienvenu pour tout le monde. Alors que le président de la chaîne France 3 était en visite dans l’île, un élu important qu’il rencontrait dans la matinée, s’était plaint auprès de lui de cette pratique : « Nous sommes en France, lui avait-il dit, la langue du journal télévisé sur une chaine de service public doit être le français ». Quelle ne fut pas la surprise du président de la chaîne de télévision en découvrant que, le même jour, dans l’après-midi, cet élu mécontent s’exprimait longuement en langue corse à la tribune de l’Assemblée de Corse, ce qui constitua notre séquence en langue corse dans le journal télévisé du soir. Je dus prendre la défense de cet élu quand le président de ma chaîne de télévision émit l’idée que cet homme n’avait peut-être pas toute sa raison. « Non, monsieur le président, il ne faut pas juger trop vite. Cet homme a incontestablement toute sa raison, mais les choses sont éminemment complexes dans notre île ». Je n’eus toutefois pas le temps de lui expliquer, à ce moment-là, comment cette complexité pouvait conduire aux contradictions qui l’avaient troublé.
Cette idée, par la suite, de sortir la langue corse du ghetto des créneaux réservés a constamment prospéré. Aujourd’hui, les journalistes qui travaillent en radio et en télévision dans l’île sont pour une majorité d’entre eux bilingues, ce qui ne se retrouve pas nécessairement dans les autres régions métropolitaines en France.
La Méditerranée
L’autre idée consistait à prendre conscience du fait que le langage audiovisuel, au-delà de la langue, véhicule des images, des stéréotypes, des « évidences », des manières de voir propres à chaque pays ou à chaque société. Les langages journalistique et programmatique télévisuels de ce point de vue forgent les mentalités avec la délicatesse des bulldozers. Dans chaque pays, les journalistes s’adressent naturellement à un public de « nationaux » avec les mots, les images, les symboles et les évidences les plus officiellement admis dans la communauté de ces « nationaux ».
L’idée d’inscrire cette télévision non plus seulement dans une réalité nationale mais dans une réalité géographique ouverte telle que la Méditerranée permettait d’expérimenter une autre manière de dire les choses. Une autre manière même de penser. Au sein d’un programme méditerranéen coproduit par France Télévision, la RAI, la télévision maltaise et différentes télévisions de l’ensemble du bassin méditerranéen, le but serait de fabriquer des reportages sur tous les sujets d’actualité possibles, d’une part, et diffusables d’autre part dans tous les pays du bassin méditerranéen avec un minimum de retouches.
Il s’agissait donc d’apprendre à intégrer la conscience des codes, des manières de voir, qui sont ceux des autres publics que le sien propre et de s’y adapter. L’expérience avait ses limites bien sûr. Premièrement, nous n’avions pas toujours le moyen de vérifier la manière dont ces reportages étaient ou n’étaient pas reçus dans les différents pays concernés. Deuxièmement, il ne s’agissait que d’une émission hebdomadaire ce qui est restreint. Mais le germe de l’expérience avait été semé et de nombreux journalistes, pas seulement en Corse, se sont frottés à cette idée.
L’idée d’inscrire cette télévision non plus seulement dans une réalité nationale mais dans une réalité géographique ouverte telle que la Méditerranée permettait d’expérimenter une autre manière de dire les choses. Une autre manière même de penser. Au sein d’un programme méditerranéen coproduit par France Télévision, la RAI, la télévision maltaise et différentes télévisions de l’ensemble du bassin méditerranéen, le but serait de fabriquer des reportages sur tous les sujets d’actualité possibles, d’une part, et diffusables d’autre part dans tous les pays du bassin méditerranéen avec un minimum de retouches.
Il s’agissait donc d’apprendre à intégrer la conscience des codes, des manières de voir, qui sont ceux des autres publics que le sien propre et de s’y adapter. L’expérience avait ses limites bien sûr. Premièrement, nous n’avions pas toujours le moyen de vérifier la manière dont ces reportages étaient ou n’étaient pas reçus dans les différents pays concernés. Deuxièmement, il ne s’agissait que d’une émission hebdomadaire ce qui est restreint. Mais le germe de l’expérience avait été semé et de nombreux journalistes, pas seulement en Corse, se sont frottés à cette idée.
Le risque de la modernité
Pour en revenir au point de départ, la Corse ainsi dans les années 1960-1970 avait pris dans tous les domaines un retard considérable et la petite société insulaire était, ni plus ni moins, au bord de l’extinction. Certains ont pu se dire que les instruments de la modernité étant eux-mêmes destructeurs une renaissance, un « Riacquistu » comme on disait en Corse, ne pouvait pas passer par ces instruments et qu’il fallait faire de ce retard, de cette absence de développement, en soi une chance. Cela bien sûr était plus facile à dire qu’à faire. D’autant que les Corses comme tout le monde rêvaient de modernité. Nous avons donc considéré que dans un monde en danger, et à l’évidence il l’était, la solution n’était pas dans le refus pur et simple des innovations dites « menaçantes ». La solution était dans la recherche de recettes alternatives pour l’utilisation et la mise en œuvre de ces innovations.
Chercher ce que peut vouloir dire « être soi-même », admettre que l’expression d’un point de vue suppose d’assumer une manière propre de penser, exprimer les choses dans les langues et avec les mots porteurs de la mémoire des territoires, comprendre que pour mériter le respect il faut en retour apprendre à respecter le point de vue, la langue et les mots des autres… Je ne sais pas si ces quelques objectifs peuvent suffire à forger une autre manière d’aborder les expressions radiophonique et télévisuelle, mais je suis certain qu’il fallait essayer de le faire.
Nos successeurs font et feront ce qu’ils peuvent avec ce que nous leur avons légué comme nous avons fait ce que nous pouvions avec ce que nous inventions. Il faut être conscient de l’extrême difficulté de cette aventure humaine et tout en restant vigilant, tout en prodiguant éventuellement et prudemment quelques conseils, il faut faire confiance.
Chercher ce que peut vouloir dire « être soi-même », admettre que l’expression d’un point de vue suppose d’assumer une manière propre de penser, exprimer les choses dans les langues et avec les mots porteurs de la mémoire des territoires, comprendre que pour mériter le respect il faut en retour apprendre à respecter le point de vue, la langue et les mots des autres… Je ne sais pas si ces quelques objectifs peuvent suffire à forger une autre manière d’aborder les expressions radiophonique et télévisuelle, mais je suis certain qu’il fallait essayer de le faire.
Nos successeurs font et feront ce qu’ils peuvent avec ce que nous leur avons légué comme nous avons fait ce que nous pouvions avec ce que nous inventions. Il faut être conscient de l’extrême difficulté de cette aventure humaine et tout en restant vigilant, tout en prodiguant éventuellement et prudemment quelques conseils, il faut faire confiance.