L’anastylose est un principe de reconstruction archéologique à partir d’une structure en ruine. Suivant une étude méthodique très attentive, elle a pour objectif de se rapprocher le plus possible de l’architecture initiale à partir des pierres d’origine. Cette tentative prend en compte dans sa conception l’expérience du manque et du manquement. C’est par cette double hantise de la reconstruction que se définit l’anastylose. Avec la ruine également, face à l’absence des corps qui l’ont fréquentée, on arrive systématiquement à la question du récit et de la possibilité de sa résurgence, puis de sa reconstruction.
Cette expérience de la hantise définit le regard photographique face à la ruine. À la fois le manque, d’une absence passée ou anticipée ; mais aussi le manquement, la création d’un décalage entre le sujet et l’image qui en résultera, une forme de rupture du contrat de fidélité de l’épreuve technique. Et la grande angoisse photographique prend forme dans l’impossibilité de la représentation qui acterait la disparition du sujet.
Le terme de Riacquistu rend compte d’un mouvement majeur qui influe toujours sur les pratiques, créations, productions et actions artistiques et culturelles, plus de 50 ans après son émergence. Il est représentatif des mouvements de renouveau culturel et de valorisation des groupes minoritaires en lien avec les pensées postcoloniales des années 1960 à 1980. Sans rentrer dans un passéisme nostalgique et anachronique, comment interpréter cette démarche aujourd’hui, comment l’actualiser et la faire évoluer, en ce début bien entamé de XXIe siècle ?
À l’heure où nos croyances, nos fictions, nos archives s’étudient à l’état de ruines, voyons, dans ces re-constructions et ces re-présentations, des espaces communicants, des points de passage, des isthmes, intégrant dans leurs possibilités de résurgence cette expérience du manque et du manquement, en anastylose.
Cette expérience de la hantise définit le regard photographique face à la ruine. À la fois le manque, d’une absence passée ou anticipée ; mais aussi le manquement, la création d’un décalage entre le sujet et l’image qui en résultera, une forme de rupture du contrat de fidélité de l’épreuve technique. Et la grande angoisse photographique prend forme dans l’impossibilité de la représentation qui acterait la disparition du sujet.
Le terme de Riacquistu rend compte d’un mouvement majeur qui influe toujours sur les pratiques, créations, productions et actions artistiques et culturelles, plus de 50 ans après son émergence. Il est représentatif des mouvements de renouveau culturel et de valorisation des groupes minoritaires en lien avec les pensées postcoloniales des années 1960 à 1980. Sans rentrer dans un passéisme nostalgique et anachronique, comment interpréter cette démarche aujourd’hui, comment l’actualiser et la faire évoluer, en ce début bien entamé de XXIe siècle ?
À l’heure où nos croyances, nos fictions, nos archives s’étudient à l’état de ruines, voyons, dans ces re-constructions et ces re-présentations, des espaces communicants, des points de passage, des isthmes, intégrant dans leurs possibilités de résurgence cette expérience du manque et du manquement, en anastylose.
Se réapproprier sa culture contre la disparition
Si l’on s’appuie sur la définition de culture proposée par Andria Fazi, l’individu est façonné par la transmission de valeurs, traditions, idéologies issues du passé, encore effectives dans le présent et qui l’intègrent au sein d’une société corse partageant ces valeurs, traditions, idéologies [1]. Cependant, ces relations ont évolué, et ont même été bouleversées. C’est pourquoi dans la seconde moitié du XX° siècle, on a assisté à l’apogée de ces affirmations identitaires, invoquant les héritages du passé. Durant la décennie 1970-1980, la population est encore « si peu assurée de la reconnaissance de la valeur de ses composantes de l’identité que l’on exprime la crainte de sa disparition plutôt qu’un perpétuel renouveau » [2].
Punta di u Paradisu. La porte s’est ouverte durant la pause longue. Sur l’image elle n’apparaît pas, elle disparaît dans un élan, celui de son propre mouvement, errant dans cet interstice de l’histoire où l’on n’accepte et ne regarde que la propre fixité des choses avant de les relancer dans le réel. Comme un Christ ressuscité. L’image-porte devient fantôme d’un monde pourtant bien ancré, palpable, incontestable ; elle se charge du poids de la disparition des éléments qui s’étouffent dans un grincement métallique. Et l’étendue du temps interdit l’instant, comme deux chemins différents.
La ligne qui traverse le cercle d’une granitula perpétuelle, un temps messianique face à sa résistance linéaire. Il ne restera de cette porte de paradis que son évocation, qui subira l’érosion de la mémoire. Et à côté, cette aria dont rien ne suggère la présence, une ruine invisible qui ne trouve son exposition que dans le mouvement. Parfois le simple geste de la main qui déclenche le récit, tanti raconti d’un tempi fà, tribbiera o bracciuta. Parfois la brise qui agite un champ d’asphodèle, un vent qui la ramène à ses conditions géographiques, qui porte les voix et les gestes désormais disparus.
Combien de fois avons-nous perdu de vue les frontières circulaires de ce lieu de concentration des hommes et des chants, combien de pierres ont réintégré la terre dans leur plus simple minéralité. Je pense au sol du Cuscionu où nous transhumions, qui agglomère dans sa terre spongieuse les formes des murailles désormais ensevelies, comme le corps cicatrise de la plaie suturée, par-dessus les points : une incorporation qui ne tolère les frontières. Et tant de ruines échouées dans le derme du temps, et tant de trous formés par des pozzi béants, comme tant de manquements d’images tandis qu’est relevé u tribbiu sur les colonnes pour orner l’entrée des villas. « Fighjula, tu vois comment ils crucifient notre misère ».
De nos mains, dans le bruissement du papier et du film plastique, nous arpentons l’archive familiale. Et les dernières personnes à les avoir connues, et les dernières personnes pour les reconnaître ; et les visages qui sont sans nom, et les corps qui ne hantent désormais plus personne, ils ne seront jamais spectres. Puis vient le moment de s’en séparer. À qui les brûle, à qui les jette, à qui les place sur une table de vide-greniers pour nourrir miettes de réalité ces êtres affamés de souvenirs et de visages qui ne leur reviennent pas.
Le Riacquistu se manifesta en grande partie par le biais d’aspects dits « populaires », qui caractériseraient le peuple corse et qui le rendent légitime à une indépendance étatique [3]. Cependant, il s’opéra un glissement de ce qui serait qualifié de « populaire » : de son caractère majoritairement spontané autrefois, il en devient motif de revendication dans un contexte de sauvegarde. La finalité de la production change complètement, et témoigne d’un besoin de s’affirmer et de se différencier contre une démarche d’unification nationale du gouvernement français, qui tente d’assimiler ses nombreux territoires à la République.
Pour autant, les valeurs traditionnelles, oblitérées par la société moderne, vivraient encore dans le peuple pour qui il est impossible de les ressusciter mais peut les faire revivre autrement notamment par l’art : « L’art, la culture, le théâtre, la musique, la chanson ouvrent à la remémoration de ce qu’on avait en partage » [4]. Tout cela se vérifiera avec un véritable essor de pratiques artistiques et artisanales en Corse.
Pour autant, les valeurs traditionnelles, oblitérées par la société moderne, vivraient encore dans le peuple pour qui il est impossible de les ressusciter mais peut les faire revivre autrement notamment par l’art : « L’art, la culture, le théâtre, la musique, la chanson ouvrent à la remémoration de ce qu’on avait en partage » [4]. Tout cela se vérifiera avec un véritable essor de pratiques artistiques et artisanales en Corse.
Leur nom ne prenait pas de place, il s’évoque et convoque sans montrer, il tient dans la voix et se souffle de proche en proche. Alors ces boîtes qui contiennent nos négatifs, nos images, marquent le seuil, deviennent l’estran de notre imaginaire où l’écume est sans cesse renouvelée, le sable sans cesse battu, de ces êtres ectopiés, vêtus de noir et de blancs, cambiati. R pointe l’image d’un téléviseur pour répondre à D : « D : Induve sò i finzione oramai ? R : I finzione ? Sò quì ! ».
Au bord de l’arca, les mourants poussent au fond de la fosse les morts qui attendaient leur sort, et prennent leur place avant d’être eux-mêmes poussés. C’est ainsi qu’on parle des pestes et des grippes. Le corps, la pierre, la chute, le bruit qui l’accompagne, celui de la fissure, puis la fracture, il passe l’ouverture et trouve sa résonance dans le réel. Et alors, ces photographies qui n’existent pas, ces visages que nous croyions oubliés ou perdus, ces ruines disparues, elles ne peuvent nous revenir que par la voix, comme une première image, dans l’articulation d’un timbre qui décide du temps de sa propre énonciation, de sa propre émanation, surgissante. Et ces trous de la terre amplifient l’acoustique des réminiscences que nous entendons comme si proches de nous et que nous porterons désormais.
Réactualiser pour reconstruire
La création à la fin du XXe siècle se mit donc en forte partie au service de la sauvegarde et la réactivation des différentes composantes et manifestations de la culture corse. Par ailleurs, cette démarche n’était pas exhaustive : il s’est opéré un biais de sélection de ces éléments préexistants, dans un contexte fortement influencé par des projets et des idéaux politiques, tentant de définir les spécificités du peuple corse.
Malgré cela, il s’est ajouté également un autre enjeu majeur qui fut celui de l’actualisation de ces composantes culturelles [5]. Ramener des pratiques, savoir-faire, poésies, chants, ou autres issus du passé dans le présent n’aurait peut-être fait que retarder une disparition éventuelle ou de les reléguer au rang de « folklore ». Ce qui permit un véritable regain et un intérêt pour l’ancien, c’est un champ très large de créations innovantes s’inscrivant dans la continuité de ces différents éléments – tout en proposant de nouvelles propositions, influences, modalités, possibilités – qui ont conféré une importance particulière à la culture corse : d’être une référence légitime et source de grands potentiels créatifs, loin de l’idée d’une réaction désespérée de faire revivre un patrimoine inévitablement vieillissant.
Finalement, les tentatives d’érosion se soldèrent par un regain des pratiques traditionnelles et anciennes, avec un réinvestissement des legs croisés à la transmission de nouvelles clefs de lecture pour se représenter la société moderne naissante [6]. Le Riacquistu constituait un projet commun en fonction des ruines encore visibles de notre passé, de les faire émerger pour se les approprier, se réactualiser et se renouveler.
Malgré cela, il s’est ajouté également un autre enjeu majeur qui fut celui de l’actualisation de ces composantes culturelles [5]. Ramener des pratiques, savoir-faire, poésies, chants, ou autres issus du passé dans le présent n’aurait peut-être fait que retarder une disparition éventuelle ou de les reléguer au rang de « folklore ». Ce qui permit un véritable regain et un intérêt pour l’ancien, c’est un champ très large de créations innovantes s’inscrivant dans la continuité de ces différents éléments – tout en proposant de nouvelles propositions, influences, modalités, possibilités – qui ont conféré une importance particulière à la culture corse : d’être une référence légitime et source de grands potentiels créatifs, loin de l’idée d’une réaction désespérée de faire revivre un patrimoine inévitablement vieillissant.
Finalement, les tentatives d’érosion se soldèrent par un regain des pratiques traditionnelles et anciennes, avec un réinvestissement des legs croisés à la transmission de nouvelles clefs de lecture pour se représenter la société moderne naissante [6]. Le Riacquistu constituait un projet commun en fonction des ruines encore visibles de notre passé, de les faire émerger pour se les approprier, se réactualiser et se renouveler.
La pierre, dans la tradition biblique, a une valeur sacrée dans son principe de transmission. En hébreu le mot [Eben] résulte de la combinaison des mots [Av] et [Ben], qui signifient Père et Fils, et a pour racine le verbe [Banah] qui peut dire à la fois bâtir, former, fonder et avoir des enfants. Mais la pierre [Eben] désigne également le poids et l’outil, l’autel et le mémorial. Cette pluralité de sens se retrouve dans chacun de nos ouvrages, dans l’érection sans fin de pierres dont les ruines demeurent latentes. Et [Eben] la naissance d’Ève.
Ici, on désigne a petra scritta, ces volontés d’inscrire dans la pierre, comme le ciel gravé sur ce bloc de schiste, et valent comme tant d’archives que le poids fige au sol. La pierre [Eben] de l’écriture comme les deux tables de pierre gravées, les tables de l’alliance données à Moïse après quarante jours et quarante nuits, écrites du doigt de Dieu. Et le cercle de pierres sans fondations guide la circulation orale du récit qui se charge dans le tribbiu, nouvel [omphalos], une montagne dans l’île. Quand on me demandera que signifie ces pierres, alors je dirai : « Fighjula, ce n’est pas seulement la misère qui est crucifiée dans ce tribbiu érigé, ce sont nos rites et nous autres paisani, dont la parole gît à vif dans la pierre-montagne, qui sommes crucifiés ».
Quel rapport au Riacquistu entretenons-nous de nos jours, plus de cinquante années après ses débuts ? Cette période nous sert encore de référent pour la construction culturelle de la Corse, alors qu’est mentionnée la nécessité de la dépasser. La Corse à ce moment-là se situait entre deux formes de société – agropastorale d’un côté et moderne de l’autre – alors qu’elle est actuellement profondément ancrée dans la (post ?)modernité.
Finalement, dans la continuité de cette démarche, il serait pertinent de proposer un constat de ses legs et de tous les changements qui en découlent depuis. Pour accepter que la culture corse se renouvelle sans cesse, se créolise [7] peut-être ou se diffracte parfois. Pour nous laisser porter par cette dynamique de résilience, de création et d’évolution sans s’enfermer dans du passéisme, de l’atavisme fictif ou de l’identitarisme figé voire intolérant. Tout en continuant à préserver et à transmettre la mémoire, l’histoire, les valeurs, les pratiques et savoirs, les imaginaires, les traditions, les croyances, les particularismes qui fondent notre communauté, notre « corsitude » [8] dans sa diversité. Le Riacquistu était une anastylose de son temps ; aujourd’hui d’autres ruines, enjeux et pensées se présentent. Ainsi, une nouvelle démarche de reconstruction est à développer.
Finalement, dans la continuité de cette démarche, il serait pertinent de proposer un constat de ses legs et de tous les changements qui en découlent depuis. Pour accepter que la culture corse se renouvelle sans cesse, se créolise [7] peut-être ou se diffracte parfois. Pour nous laisser porter par cette dynamique de résilience, de création et d’évolution sans s’enfermer dans du passéisme, de l’atavisme fictif ou de l’identitarisme figé voire intolérant. Tout en continuant à préserver et à transmettre la mémoire, l’histoire, les valeurs, les pratiques et savoirs, les imaginaires, les traditions, les croyances, les particularismes qui fondent notre communauté, notre « corsitude » [8] dans sa diversité. Le Riacquistu était une anastylose de son temps ; aujourd’hui d’autres ruines, enjeux et pensées se présentent. Ainsi, une nouvelle démarche de reconstruction est à développer.
Face au contemporain
Finalement, ne serions-nous pas actuellement dans une période de forte valorisation et de renouveau de la culture corse ? Car la dynamique culturelle et artistique paraît particulièrement importante par le nombre d’artistes, de créateurs et créatrices, d’acteurs et d’actrices du milieu culturel, et ainsi de productions en lien avec le patrimoine corse.
Mais de nouvelles incertitudes se manifestent, et nous poussent à nous repenser face aux problématiques contemporaines. Comme parmi d’autres la crainte d’une « colonisation de peuplement » et de la « dilution du peuple corse », le refus de la reconnaissance du peuple corse et de la co-officialité de la langue (dont le nombre de locuteurs actifs diminue) par les instances gouvernementales, le changement climatique qui impacte l’environnement et le vivant aussi à l’échelle de l’île, ou encore la globalisation qui a tendance à folkloriser, caricaturer et essentialiser les cultures minorées et minoritaires.
Mais de nouvelles incertitudes se manifestent, et nous poussent à nous repenser face aux problématiques contemporaines. Comme parmi d’autres la crainte d’une « colonisation de peuplement » et de la « dilution du peuple corse », le refus de la reconnaissance du peuple corse et de la co-officialité de la langue (dont le nombre de locuteurs actifs diminue) par les instances gouvernementales, le changement climatique qui impacte l’environnement et le vivant aussi à l’échelle de l’île, ou encore la globalisation qui a tendance à folkloriser, caricaturer et essentialiser les cultures minorées et minoritaires.
De façon similaire, l’émergence du Riacquistu fut suscitée par un sentiment de mise en péril de l’identité corse et de ses composantes. De nos jours, même si les perspectives sont encourageantes, ce sentiment émerge de nouveau face aux enjeux démographiques, linguistiques, écologiques, artistiques, etc. Par cela, les pratiques anciennes et/ou traditionnelles sont invoquées, encore, comme moyen de se différencier et d’affirmer les spécificités de la communauté corse [9].
Que pourrions-nous déduire de cela ? Serions-nous encore dans la continuité du Riacquistu, où les productions culturelles et artistiques ne se seraient finalement jamais arrêtées, mais présentant des variations de dynamiques ? Ou serions-nous dans un « post-Riacquistu », dans lequel ce mouvement impacta tellement la production culturelle, ainsi que les problématiques identitaires et politiques, qu’il nous sert encore d’exemple à suivre ? Ou serions-nous plutôt dans une nouvelle période, un nouvel élan, un nouveau paradigme différent dans la forme, peut-être aussi dans la démarche, mais semblable dans ces besoins de sauvegarde et d’émancipation ? Si l’on considère cette hypothèse, quand se situerait la rupture, et quelles seraient les différences entre ces modes distincts ? Si un renouveau semblable au Riacquistu existait, il faudrait par ailleurs questionner sa pertinence en fonction du contexte contemporain [10]. Quoi qu’il en soit, force est de constater que l’on éprouve une certaine difficulté à tourner cette page d’histoire.
Que pourrions-nous déduire de cela ? Serions-nous encore dans la continuité du Riacquistu, où les productions culturelles et artistiques ne se seraient finalement jamais arrêtées, mais présentant des variations de dynamiques ? Ou serions-nous dans un « post-Riacquistu », dans lequel ce mouvement impacta tellement la production culturelle, ainsi que les problématiques identitaires et politiques, qu’il nous sert encore d’exemple à suivre ? Ou serions-nous plutôt dans une nouvelle période, un nouvel élan, un nouveau paradigme différent dans la forme, peut-être aussi dans la démarche, mais semblable dans ces besoins de sauvegarde et d’émancipation ? Si l’on considère cette hypothèse, quand se situerait la rupture, et quelles seraient les différences entre ces modes distincts ? Si un renouveau semblable au Riacquistu existait, il faudrait par ailleurs questionner sa pertinence en fonction du contexte contemporain [10]. Quoi qu’il en soit, force est de constater que l’on éprouve une certaine difficulté à tourner cette page d’histoire.
« A sai cio ch’edd' hè u tarmenu ? U Tarmenu, c’est une pierre, soit complètement enfoncée dans la terre, et alors tu laissais seulement la pointe dépasser, soit elle était totalement émergée. U tarmenu, c’est une pierre qui sert de délimitation cadastrale, et symboliquement, elle vaut comme témoin, testimoniu. » Oui, mais aujourd’hui, chaque ruine est tarmenu, et chaque tarmenu devient une île. Par son effondrement sans rédemption, elle se situe dans le détroit du temps et fait frontière, et à la fois, elle se place comme ce témoin silencieux qui nous voit passer, regarder, photographier, puis reconstruire, à côté, par-dessus, avec ou sans les pierres qui la composent, jusqu’à sa disparition.
Et ainsi, de ce regard pesant sur l’épaule, de ce poids, notre passé se reconstruit en anastylose, relevé avec les pierres de l’origine, mais avec l’expérience de notre manque qui réactive chaque fois notre regard. Comme une photographie, anastylose elle aussi. Et comme chaque détroit, la ruine — la photographie — devient un espace de contact où le sens prend par réciprocité, un espace de passage qui appelle à l’arrêt du tout. Comme Josué dressant l’Eben sous le chêne, prenons la pierre comme témoin et inquiétons-nous de ces peuples sans ruines, de ces terres sans pierres, de ces mers sans îles, de ces lieux sans détroits.
Lorsque l’on analyse cette démarche cyclique de création/recréation, cela nous ramène à la pensée architecturale justement par l’anastylose, à travers cette oscillation entre différentes temporalités permise par les ruines (matérielles ou immatérielles). Ces dernières témoignent de la rupture entre différents modèles, qui s’est opérée en très peu de temps, et qui impacte toujours la société corse contemporaine à la recherche de ses repères.
Et c’est pour cela qu’elles ont une valeur historique forte : elles permettent d’approcher l’ancien modèle, à la fois lointain – car ne correspondant presque plus à notre mode de vie contemporain – et à la fois très proche, dont quelques générations seulement nous séparent. L’ambivalence entre crainte et fascination pour la ruine peut nous pousser à l’acceptation, à la contemplation de la perte irrémédiable, laissant l’œuvre à sa dégradation progressive sans intervention humaine. Sinon à l’inverse, elle nous engage à empêcher cette perte par la reconstruction. Sans être une restauration stricte de l’édifice original, mais une nouvelle proposition créatrice en fonction des ruines restantes. Ces dernières, en tant que témoins, nous permettent d’interroger leur propre valeur historique, sociale, culturelle, mais aussi de comprendre l’objet (sa fonction, son usage) et notre rapport actuel au patrimoine. Aborder la ruine – culturelle ou architecturale – et tenter de la comprendre, de la contextualiser, de l’interroger dans la période contemporaine nous invite à nous questionner sur nous-mêmes.
Et c’est pour cela qu’elles ont une valeur historique forte : elles permettent d’approcher l’ancien modèle, à la fois lointain – car ne correspondant presque plus à notre mode de vie contemporain – et à la fois très proche, dont quelques générations seulement nous séparent. L’ambivalence entre crainte et fascination pour la ruine peut nous pousser à l’acceptation, à la contemplation de la perte irrémédiable, laissant l’œuvre à sa dégradation progressive sans intervention humaine. Sinon à l’inverse, elle nous engage à empêcher cette perte par la reconstruction. Sans être une restauration stricte de l’édifice original, mais une nouvelle proposition créatrice en fonction des ruines restantes. Ces dernières, en tant que témoins, nous permettent d’interroger leur propre valeur historique, sociale, culturelle, mais aussi de comprendre l’objet (sa fonction, son usage) et notre rapport actuel au patrimoine. Aborder la ruine – culturelle ou architecturale – et tenter de la comprendre, de la contextualiser, de l’interroger dans la période contemporaine nous invite à nous questionner sur nous-mêmes.
Chaque ruine est un temple, chaque ruine est une île. Et l’image photographique, comme tant de pierres en ruine de ces maisons bâties dans le silence des instruments, se ressent dans la douleur d’un manque à venir, dans la défaite de l’homme vivant sur les cimetières de la mémoire glorieuse, des odyssées grecques aux luttes érigées comme un saint sacrement, dans le jeu éternel de l’incarnation d’une mythologie passée dans le temple insulaire sacré. Mais par la rencontre du présent et de la mémoire, par ces confrontations du temps, pouvons-nous y retrouver ces récits qui font le tour de la table, a tola qui accueille vie, mort et résurrection. « Fighjula, tu vois comment ils crucifient leur misère et leur passé ».
Cette longue exposition à a Punta di u Paradisu n’atteste finalement que du champ de mouvements de cette ruine le temps d’une rencontre, alors la porte ne doit exister que par son évocation, comme la parole. Le réel est couvé par le regard, comme l’œuf de l’araignée, en attente de son éclosion. Et nous restons coincés, ce cycle de disparition et d’engendrement que nous portons comme une malédiction, comme s’il fallait sans cesse reconstruire sur la pierre d’angle. Mais le grincement de la porte a rompu le silence.
Ch’eddu si sprufondi u Tempiu è ùn ferma cà a petra a più suttana.
Pour conclure
Justifié ou non, le sentiment de mise en péril identitaire est bien là, et il tend à nous enfermer dans un pessimisme (voire un défaitisme) et nous retranche dans le passé. Revenons une dernière fois à l’anastylose et portons le regard attentif qu’elle demande face à la ruine.
Aujourd’hui encore nous vivons à la fois manque et manquement : l’absence du mode de vie agropastoral historique, et l’écart à qui s’accroît chaque jour par rapport à cet idéal d’authenticité culturel et spirituel (et que la langue, placée au front, porte lourdement sur ses épaules), en somme, identitaire. Mais cette absence n’est-elle pas reconstruite à partir des yeux des générations précédentes qui ont vu ces modes se déplacer voire disparaître face à une répression coloniale dans un contexte d’unification nationale à la française et de mondialisation post-guerre ?
C’est finalement par la présence de cette angoisse que notre identité se définit aujourd’hui : angoisse de la disparition, angoisse de l’impossibilité de la résurrection, une angoisse parfois annihilante. Et pourtant, résistance il y a eu : ce que nous avons appelé Riacquistu. Et résistance il y a, toujours, aujourd’hui. Mais l’absence semble demeurer, et l’identité devenir un concept dilué, donnant un vrai flou politique récemment. Mais penser cela reviendrait à conceptualiser l’identité sous un caractère figé, irrémédiable, en couches à chaque fois plus opaques qui nous éloignent d’un originel brillant. Car si mouvement il y a dans la disparition, peut-être que dans ce même mouvement surgit - à qui sait le saisir - celui de la création, malgré l’écart, malgré la perte.
Alors définissons une identité de la survivance, non hantée mais vigilante, une nouvelle forme de définition de l’être à son environnement basée sur la relation : l’essezza . Cette essezza, empruntée à Rinatu Coti, prendrait en compte les principes non plus seulement archaïques (selon la double signification d’archè : l’origine ; ce qui ordonne) que portent l’identité, mais également une relation de chair et de mémoire dont chaque nouvelle couche porterait une nouvelle définition, un nouvel enrichissement. Et voyons, dans l’essezza, dans l’identité, dans l’anastylose, un principe de mouvement.
Aujourd’hui encore nous vivons à la fois manque et manquement : l’absence du mode de vie agropastoral historique, et l’écart à qui s’accroît chaque jour par rapport à cet idéal d’authenticité culturel et spirituel (et que la langue, placée au front, porte lourdement sur ses épaules), en somme, identitaire. Mais cette absence n’est-elle pas reconstruite à partir des yeux des générations précédentes qui ont vu ces modes se déplacer voire disparaître face à une répression coloniale dans un contexte d’unification nationale à la française et de mondialisation post-guerre ?
C’est finalement par la présence de cette angoisse que notre identité se définit aujourd’hui : angoisse de la disparition, angoisse de l’impossibilité de la résurrection, une angoisse parfois annihilante. Et pourtant, résistance il y a eu : ce que nous avons appelé Riacquistu. Et résistance il y a, toujours, aujourd’hui. Mais l’absence semble demeurer, et l’identité devenir un concept dilué, donnant un vrai flou politique récemment. Mais penser cela reviendrait à conceptualiser l’identité sous un caractère figé, irrémédiable, en couches à chaque fois plus opaques qui nous éloignent d’un originel brillant. Car si mouvement il y a dans la disparition, peut-être que dans ce même mouvement surgit - à qui sait le saisir - celui de la création, malgré l’écart, malgré la perte.
Alors définissons une identité de la survivance, non hantée mais vigilante, une nouvelle forme de définition de l’être à son environnement basée sur la relation : l’essezza . Cette essezza, empruntée à Rinatu Coti, prendrait en compte les principes non plus seulement archaïques (selon la double signification d’archè : l’origine ; ce qui ordonne) que portent l’identité, mais également une relation de chair et de mémoire dont chaque nouvelle couche porterait une nouvelle définition, un nouvel enrichissement. Et voyons, dans l’essezza, dans l’identité, dans l’anastylose, un principe de mouvement.
Notes et références
1 Andria Fazi, « Una cultura naziunale corsa » (1979), Rivista Robba, 2023.
2 Anne Meistersheim, op. cit., p. 407.
3 « La culture nationale corse est aujourd’hui ce qui, de ces aspects culturels du passé, n’est pas devenu objet du musée, mais reste populaire et créatif malgré les changements politiques, économiques et sociaux qui ont pu intervenir. C’est par elle que continue à exister un peuple corse, une nation corse, qui ne peuvent, comme d’autres, se définir par l’appartenance politique à un État. », Andria Fazi, op. cit.
4 Anne Meistersheim, op. cit., p. 409. L’autrice citant le philosophe Toussaint Desanti.
5 « La survie de cette culture [corse] suppose qu’elle ne maintienne pas simplement des thèmes anciens vidés de leur sens mais qu’elle adapte les formes traditionnelles quelles qu’elles soient (la paghjella elle-même) à l’expression des nouveaux problèmes de la société corse, faute de quoi les luttes d’aujourd’hui s’exprimeraient dans des formes venues de l’extérieur et la culture corse, elle, sombrerait dans un folklore passéiste. », Andria Fazi, op. cit.
6 Ghjilormu Padovani, « Jeanne Ferrari-Giovanangeli : “L’île semble engendrer plus d’enfants révoltés” », Corse-Matin, 12 février 2023.
7 Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, 144 p.
8 Dominique Taddei, « Banalité ou identité : quel destin pour l’île ? », Rivista Robba, 2021.
9 Parfois même se différencier d’une partie de la population insulaire - particulièrement de celle dont l’arrivée dans l’île est plus ou moins récente - risquant de conférer une portée clivante à différentes composantes culturelles. Car l’idée d’« appropriation » renvoie inévitablement à celle de « propriété », et peut faire débat quant à légitimité d’utilisation de cette propriété commune qu’est le patrimoine matériel et immatériel.
10 On pourrait ainsi s’attendre à une tentative recréer cette synergie collective pour approfondir l’initiative du premier, tout en comblant ses lacunes et oublis, apprenant de ses erreurs, et enfin éviter de se situer dans de la redite anachronique.
2 Anne Meistersheim, op. cit., p. 407.
3 « La culture nationale corse est aujourd’hui ce qui, de ces aspects culturels du passé, n’est pas devenu objet du musée, mais reste populaire et créatif malgré les changements politiques, économiques et sociaux qui ont pu intervenir. C’est par elle que continue à exister un peuple corse, une nation corse, qui ne peuvent, comme d’autres, se définir par l’appartenance politique à un État. », Andria Fazi, op. cit.
4 Anne Meistersheim, op. cit., p. 409. L’autrice citant le philosophe Toussaint Desanti.
5 « La survie de cette culture [corse] suppose qu’elle ne maintienne pas simplement des thèmes anciens vidés de leur sens mais qu’elle adapte les formes traditionnelles quelles qu’elles soient (la paghjella elle-même) à l’expression des nouveaux problèmes de la société corse, faute de quoi les luttes d’aujourd’hui s’exprimeraient dans des formes venues de l’extérieur et la culture corse, elle, sombrerait dans un folklore passéiste. », Andria Fazi, op. cit.
6 Ghjilormu Padovani, « Jeanne Ferrari-Giovanangeli : “L’île semble engendrer plus d’enfants révoltés” », Corse-Matin, 12 février 2023.
7 Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, 144 p.
8 Dominique Taddei, « Banalité ou identité : quel destin pour l’île ? », Rivista Robba, 2021.
9 Parfois même se différencier d’une partie de la population insulaire - particulièrement de celle dont l’arrivée dans l’île est plus ou moins récente - risquant de conférer une portée clivante à différentes composantes culturelles. Car l’idée d’« appropriation » renvoie inévitablement à celle de « propriété », et peut faire débat quant à légitimité d’utilisation de cette propriété commune qu’est le patrimoine matériel et immatériel.
10 On pourrait ainsi s’attendre à une tentative recréer cette synergie collective pour approfondir l’initiative du premier, tout en comblant ses lacunes et oublis, apprenant de ses erreurs, et enfin éviter de se situer dans de la redite anachronique.