A la veille de Pâques ses parents, en voiture, l’avaient accompagné à travers la Corse de chez eux, à Bastia, jusqu’au port d’Ajaccio. Deux heures et demi de route. Comme quatre cents enfants venant de toute la Corse, il devait embarquer sur le Napoléon. Le navire tout blanc qui faisait le trajet de Marseille à Tunis durant les mois d’hivers avait fait cette escale dans le port d’Ajaccio spécialement pour cela : embarquer les enfants. Il y avait des mois qu’avec leurs enseignants ils parlaient de ce jour où ils embarqueraient pour la Tunisie. Dix jours de découverte d’un pays à la fois si proche et si différent sur la rive opposée en Méditerranée. Ils avaient repéré la place de ce pays sur le planisphère et ils avaient parlé de sa géographie, des cultures d’oliviers, des portes du désert, là bas loin vers le sud, juste après Tataouine, les dunes du Sahara. Ils avaient évoqué l’histoire de Carthage, la conquête romaine et la présence française.
Dans son cas à lui, l’histoire s’était animée. Rentré à la maison, son père lui avait dit que l’oncle Dominique, « u ziu Dumè », y avait très longtemps vécu et travaillé. La Tunisie, alors, dans la jeunesse du ziu Dumé, faisait encore partie des « colonies françaises ». Il n’avait pas compris l’espèce de différence que les uns et les autres faisaient entre un protectorat et une colonie. Il avait l’impression que les adultes eux-mêmes faisaient la confusion. Ce n’était pas très clair. C’était « les colonies ». Quand l’oncle Dominique est venu lui en parler c’était même, il faut dire, encore plus que cela. L’oncle n’aimait pas ce mot de « colonies ». Il parlait de la France et tout se mélangeait : Algérie, Indochine, Maroc et Tunisie… Il ressentait très bien toute l’ambiguïté de ce qu’on lui disait. La beauté du pays, tout le bonheur d’y vivre, les jours à la Goulette où habitait son oncle, ses amis italiens, combien ils s’entendaient avec les tunisiens, les arabes de là bas. Et puis la trahison, surtout en Algérie ! Les arabes tout d’un coup qui sont des terroristes, on disait fellaghas, et les hommes politiques « qui baissaient la culotte », et tellement d’amertume, déchirure du départ, tout ce qu’on a laissé, tout ce qu’on a perdu, tout ce qu’on avait fait de pays dont les autres n’avaient jamais rien fait ! (C’est ce qu’il disait)… L’oncle avait même dit : « pourquoi y retourner ? Idée de communistes ! » C’en était resté là.
Ses parents à Bastia tenaient une épicerie non loin de la rue Droite. Ils ne partageaient pas toutes les idées de l’oncle. Ils pensaient bien, comme lui, que les hommes politiques sont parfois des « pourris », mais ils pensaient aussi qu’il faut s’accommoder. Ils n’avaient pas de haine pour les peuples arabes, du moins à priori. Sans doute, malgré tout, la peur de l’inconnu. Avec tout ce qu’on leur dit ! A partir du moment où chacun reste chez soi les quelques tunisiens qu’ils ont pu rencontrer leur ont paru gentils. Ils ont passé dix jours de congés au Maroc après avoir confié leur fils aux grands-parents. Ce n’était qu’un bébé. Le voyage s’était parfaitement bien passé et ils étaient ravis.
L’école, les professeurs, avec un organisme, une « Fédération des Œuvres Laïques », proposaient chaque année des voyages aux enfants, voyages pédagogiques. Pourquoi lui interdire d’effectuer ce voyage parfaitement encadré ? Malgré l’avis de l’oncle ils étaient donc maintenant sur le port d’Ajaccio.
L’école, les professeurs, avec un organisme, une « Fédération des Œuvres Laïques », proposaient chaque année des voyages aux enfants, voyages pédagogiques. Pourquoi lui interdire d’effectuer ce voyage parfaitement encadré ? Malgré l’avis de l’oncle ils étaient donc maintenant sur le port d’Ajaccio.
Il est dix heures du soir et il fait nuit noire. Nous sommes au mois d’Avril. Un tel rassemblement de quatre cents enfants, des parents, des amis, des accompagnateurs, cela ressemble un peu à une immense pagaille. Chaque enfant dans la foule cherche ses camarades. Les uns sont excités, ils crient, ils s’interpellent. Certains autres sont inquiets, ils n’ont encore jamais ainsi quitté la Corse en l’absence des parents. Les accompagnateurs appellent les enfants, ils constituent des groupes. Et puis l’embarquement peut enfin commencer. Lui-même fait un grand signe à son père, à sa mère, s’empare de sa valise et monte sur la passerelle accrochée à un trou sur l’immense mur blanc du grand navire à quai. En haut de la passerelle, juste avant de franchir le seuil de l’ouverture, qu’on appelle « la coupée », il a tourné la tête vers la foule tout en bas pour un dernier sourire aux parents qui l’observent. Et puis il est entré derrière ses camarades.
Même si ce navire n’est pas d’un très grand luxe, le passage des quais aux coursives du bateau donne le sentiment d’un accueil confortable : moquette et formicas, des fauteuils colorés et de jolies photos à la gloire de la Corse. Le petit groupe d’enfants auquel il appartient est immédiatement conduit vers un salon où ils peuvent choisir un fauteuil pour la nuit. Il n’y a pas, dans cette salle, de hublot mais il y a une télé. Ils s’installent et papotent entre camarades dans l’attente du départ. D’autres groupes les rejoignent. Ils explorent joyeusement le salon où ils sont et puis ils se répandent dans les quelques coursives qui partent du salon, à la recherche bien sûr d’une issue ou d’une porte pour aller sur le pont faire un signe aux parents. Mais ils sont rattrapés par l’un des « encadrants » qui demande poliment que personne ne s’éloigne.
Or à partir de là l’attente leur a paru absolument sans fin. Pourquoi donc ce bateau n’appareille-t-il pas ? Quelques-uns, fatigués, se sont même endormis. Les autres ont constaté que régnait autour d’eux une forme d’agitation, une tension perceptible. Un peu après minuit, la tension est montée. Elle est montée d’un cran. Et enfin tout d’un coup, les organisateurs sont arrivés en masse, « les enfants désolés, il faut que nous descendions. Réveillez ceux qui dorment. Reprenez vos bagages. Nous quittons le bateau ». « Mais pourquoi ? On part pas ? » « Non, nous ne partons pas. On vous expliquera ». L’enfant a entendu l’un des profs maugréer : « qu’est ce qu’on leur expliquera ? C’est une pure folie, un scandale, une honte. »
Même si ce navire n’est pas d’un très grand luxe, le passage des quais aux coursives du bateau donne le sentiment d’un accueil confortable : moquette et formicas, des fauteuils colorés et de jolies photos à la gloire de la Corse. Le petit groupe d’enfants auquel il appartient est immédiatement conduit vers un salon où ils peuvent choisir un fauteuil pour la nuit. Il n’y a pas, dans cette salle, de hublot mais il y a une télé. Ils s’installent et papotent entre camarades dans l’attente du départ. D’autres groupes les rejoignent. Ils explorent joyeusement le salon où ils sont et puis ils se répandent dans les quelques coursives qui partent du salon, à la recherche bien sûr d’une issue ou d’une porte pour aller sur le pont faire un signe aux parents. Mais ils sont rattrapés par l’un des « encadrants » qui demande poliment que personne ne s’éloigne.
Or à partir de là l’attente leur a paru absolument sans fin. Pourquoi donc ce bateau n’appareille-t-il pas ? Quelques-uns, fatigués, se sont même endormis. Les autres ont constaté que régnait autour d’eux une forme d’agitation, une tension perceptible. Un peu après minuit, la tension est montée. Elle est montée d’un cran. Et enfin tout d’un coup, les organisateurs sont arrivés en masse, « les enfants désolés, il faut que nous descendions. Réveillez ceux qui dorment. Reprenez vos bagages. Nous quittons le bateau ». « Mais pourquoi ? On part pas ? » « Non, nous ne partons pas. On vous expliquera ». L’enfant a entendu l’un des profs maugréer : « qu’est ce qu’on leur expliquera ? C’est une pure folie, un scandale, une honte. »
Au pied de la passerelle la pagaille est totale. Un énorme brouhaha. Des parents affolés cherchent leur progéniture. Un type parle très fort : « … et moi je vous le dit, c’est mal organisé. A bord de ce bateau les enfants, c’est certain, pouvaient être en danger. S’il y a une chose avec laquelle, jamais, il ne faut mégoter, c’est la sécurité ! » Il n’y comprend rien et retrouve son père qui a l’air consterné, inquiet et en colère. « Papa, qu’est-ce qu’il se passe ? » « Il se passe que quelqu’un est monté vérifier comment vous voyagiez. Il dit que c’est dangereux ». Un autre individu pousse des hurlements en direction d’un homme : « voilà vous êtes content. C’est une grande victoire pour le Front National. Vous avez réussi ! »
« Pourquoi disent-ils cela ? » interroge-t-il. « Je ne sais pas très bien. La seule chose que je sais c’est qu’on ne plaisante pas quand il est question de la sécurité. Je me fiche de savoir s’il est ou s’il n’est pas un copain de Le Pen. Il dit que c’est dangereux. Je ne prends pas le risque de te laisser partir dans de telles conditions. Et les autres parents sont d’accord avec moi. » A l’adresse de sa femme, il ajoute moins fort : « faut croire qu’il a raison, ton frère Dominique ! » Mais elle n’est pas d’accord et elle parle au pluriel : « ils ont raison de quoi ? D’affoler tout le monde sans motifs valables ? En quoi est-il dangereux, plus qu’un autre, ce bateau ? Ce qu’ils trouvent dangereux c’est qu’il y a des Arabes ! »
Il regarde étonné. Il est vraiment très rare que sa maman s’exprime sur ce genre de question. N’empêche que de voyage, il n’y en aura pas. Chacun prend ses valises et rentre à la maison. Le chemin du retour d’Ajaccio à Bastia paraît interminable. Une immense confusion règne dans les idées qu’il ressasse en lui-même. Que va-t-il raconter aux copains, à Bastia ? Ses parents ? Ils se taisent. Son père n’est pas très fier. La fatigue, la voiture, il finit par dormir.
« Pourquoi disent-ils cela ? » interroge-t-il. « Je ne sais pas très bien. La seule chose que je sais c’est qu’on ne plaisante pas quand il est question de la sécurité. Je me fiche de savoir s’il est ou s’il n’est pas un copain de Le Pen. Il dit que c’est dangereux. Je ne prends pas le risque de te laisser partir dans de telles conditions. Et les autres parents sont d’accord avec moi. » A l’adresse de sa femme, il ajoute moins fort : « faut croire qu’il a raison, ton frère Dominique ! » Mais elle n’est pas d’accord et elle parle au pluriel : « ils ont raison de quoi ? D’affoler tout le monde sans motifs valables ? En quoi est-il dangereux, plus qu’un autre, ce bateau ? Ce qu’ils trouvent dangereux c’est qu’il y a des Arabes ! »
Il regarde étonné. Il est vraiment très rare que sa maman s’exprime sur ce genre de question. N’empêche que de voyage, il n’y en aura pas. Chacun prend ses valises et rentre à la maison. Le chemin du retour d’Ajaccio à Bastia paraît interminable. Une immense confusion règne dans les idées qu’il ressasse en lui-même. Que va-t-il raconter aux copains, à Bastia ? Ses parents ? Ils se taisent. Son père n’est pas très fier. La fatigue, la voiture, il finit par dormir.
Le lendemain, les journaux, la radio, la télé, parlent du scandale, du voyage avorté, de la sécurité, du rôle d’un élu du Front National qui aurait exploité l’inquiétude des parents. Et ils parlent du racisme. Son oncle Dominique passe de la colère à la satisfaction. « Le racisme, le racisme, ils n’ont que cela à la bouche, ces crétins de journalistes ! Et la sécurité ? Ils n’en ont rien à foutre. Crois-moi, c’est mieux comme ça. T’es aussi bien ici. Elle est pas belle la Corse ? » La mère du jeune garçon, qui prépare la table pour le déjeuner, sans regarder son frère, ose une remarque : « c’était juste un voyage. Il s’y installait pas là bas en Tunisie. » Personne ne lui répond.
Elle s’inquiète pour son fils. Il était tellement enthousiaste et heureux de ce fameux voyage ! Monter sur le bateau et devoir en descendre ! Elle sent instinctivement que c’est insupportable. Les raisons, elle s’en fout. Elle s’est bien rendu compte de l’outrance des propos, des mauvais arguments et des arrière-pensées. Ce qui la préoccupe, c’est l’effet sur son fils de toute cette comédie et de la déception. Et la joie de son frère la renforce encore dans l’idée qu’il fallait à tout prix éviter d’écouter ses amis, les mauvais augures de ceux qui pensent comme lui. Elle a vu la colère et l’exaspération des organisateurs qui, désespérément, tentaient de rassurer les parents inquiétés. Elle a vu que l’enfant était désemparé, quelque peu humilié.
Lui-même de son coté, frustré d’une aventure, devra se contenter d’assumer ce ratage en le récupérant à son propre profit. Il était un acteur de l’histoire à scandale. Il ne peut pas dire à ses petits camarades qu’il n’y avait aucun danger à embarquer. Ce serait ridicule. Il aurait l’air de quoi ? Il y avait donc danger. Son oncle Dominique le lui avait bien dit : « on ne peut pas se fier aux gens de cette race ! »
Elle s’inquiète pour son fils. Il était tellement enthousiaste et heureux de ce fameux voyage ! Monter sur le bateau et devoir en descendre ! Elle sent instinctivement que c’est insupportable. Les raisons, elle s’en fout. Elle s’est bien rendu compte de l’outrance des propos, des mauvais arguments et des arrière-pensées. Ce qui la préoccupe, c’est l’effet sur son fils de toute cette comédie et de la déception. Et la joie de son frère la renforce encore dans l’idée qu’il fallait à tout prix éviter d’écouter ses amis, les mauvais augures de ceux qui pensent comme lui. Elle a vu la colère et l’exaspération des organisateurs qui, désespérément, tentaient de rassurer les parents inquiétés. Elle a vu que l’enfant était désemparé, quelque peu humilié.
Lui-même de son coté, frustré d’une aventure, devra se contenter d’assumer ce ratage en le récupérant à son propre profit. Il était un acteur de l’histoire à scandale. Il ne peut pas dire à ses petits camarades qu’il n’y avait aucun danger à embarquer. Ce serait ridicule. Il aurait l’air de quoi ? Il y avait donc danger. Son oncle Dominique le lui avait bien dit : « on ne peut pas se fier aux gens de cette race ! »
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Sait-on les traces d’une telle expérience dans l’esprit des enfants ? Plutôt que de découvrir le charme de ce beau pays qu’on appelle Tunisie et l’histoire d’une mer qui depuis toujours, au gré de la navigation, rapproche les riverains, ils ont perçu la peur, les rancunes qui sommeillent dans quelques esprits au cœur de cette mer qui peut aussi séparer. La pédagogie de la haine plutôt que celle de l’amitié.
D’un point de vue symbolique, cet évènements est peut être l’un des plus graves et des plus violents auxquels nous ayons assisté dans les années 1980. Des années, nous le savons bien, qui n’en manquèrent pourtant pas. Réunis autour de Noëlle Vincensini, des personnalités ont alors crié : « Avà Basta !» Constituée en association Avà Basta, sous l’impulsion de Noëlle, a travaillé depuis 40 ans à venir en aide, défendre, conseiller les travailleurs immigrés en difficulté, perdus dans les méandres de nos législations ou menacés d’expulsion. Ces dernières années, Noëlle, malgré un engagement toujours aussi vif, a dû passer la main. Une nouvelle équipe s’est donc constituée et le siège d’Avà Basta est passé d’Ajaccio à Bastia. D’autres organismes, par ailleurs, comme la Ligue des Droits de l’Homme, les grands syndicats ouvriers, le parti Communiste, sont constamment intervenus pour prendre la défense de tel ou tel individu, et pour dénoncer les attitudes, les propos ou les actes racistes. Ils ont souvent l’impression de prêcher dans le vide quand les propos vengeurs, haineux ou alarmistes sont de plus en plus audibles sur les grands médias nationaux.
Un silence gêné a fait écho, en 2018, à la proposition de Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni d’accueillir dans un port de Corse les malheureux qu’un navire avait sauvé de la noyade et dont les enragés interdisaient le débarquement où que ce soit en Europe. Les enfants en 1985 n’ont pas pu embarquer, les rescapés, en 2020, ne pouvaient pas débarquer. Pourtant, « cette offre est un réflexe spontané de notre part envers des gens qui se trouvent en détresse… Nous sommes au croisement des valeurs d’hospitalité de notre île et des valeurs universelles de l’Europe » déclarait le Président de l’Exécutif de Corse. Le gouvernement français fit savoir aux élus insulaires qu’ils n’avaient aucune légitimité pour émettre un tel vœu et formuler une telle demande. Comme s’il fallait demander l’autorisation pour proposer de sauver des gens en péril. Un citoyen de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, était à peu près au même moment trainé devant les tribunaux au nom du même Etat pour avoir porté secours à des malheureux perdus sur les chemins de migration entre l’Italie et la France. Le conseil constitutionnel sauvait in extremis l’honneur de ce pays en faisant savoir qu’il ne pouvait pas exister de délit de solidarité dans un pays qui a inscrit la Fraternité aux frontons de ses monuments. En Italie, tout près de chez nous, en 2021, le maire d’une petite cité de Calabre, Mimmo Lucano, vient d’être condamné à treize ans de prison pour avoir trop ostensiblement et trop systématiquement fraternisé et porté secours à des immigrés en provenance d’Afrique.
Ce n’est pas de grand remplacement que notre civilisation est menacée. Au nom de « valeurs chrétiennes » auxquelles les imbéciles n’ont jamais rien compris, c’est de naufrage moral et d’indignité que nous sommes menacés. « L’abuso di umanità non è reato ».
D’un point de vue symbolique, cet évènements est peut être l’un des plus graves et des plus violents auxquels nous ayons assisté dans les années 1980. Des années, nous le savons bien, qui n’en manquèrent pourtant pas. Réunis autour de Noëlle Vincensini, des personnalités ont alors crié : « Avà Basta !» Constituée en association Avà Basta, sous l’impulsion de Noëlle, a travaillé depuis 40 ans à venir en aide, défendre, conseiller les travailleurs immigrés en difficulté, perdus dans les méandres de nos législations ou menacés d’expulsion. Ces dernières années, Noëlle, malgré un engagement toujours aussi vif, a dû passer la main. Une nouvelle équipe s’est donc constituée et le siège d’Avà Basta est passé d’Ajaccio à Bastia. D’autres organismes, par ailleurs, comme la Ligue des Droits de l’Homme, les grands syndicats ouvriers, le parti Communiste, sont constamment intervenus pour prendre la défense de tel ou tel individu, et pour dénoncer les attitudes, les propos ou les actes racistes. Ils ont souvent l’impression de prêcher dans le vide quand les propos vengeurs, haineux ou alarmistes sont de plus en plus audibles sur les grands médias nationaux.
Un silence gêné a fait écho, en 2018, à la proposition de Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni d’accueillir dans un port de Corse les malheureux qu’un navire avait sauvé de la noyade et dont les enragés interdisaient le débarquement où que ce soit en Europe. Les enfants en 1985 n’ont pas pu embarquer, les rescapés, en 2020, ne pouvaient pas débarquer. Pourtant, « cette offre est un réflexe spontané de notre part envers des gens qui se trouvent en détresse… Nous sommes au croisement des valeurs d’hospitalité de notre île et des valeurs universelles de l’Europe » déclarait le Président de l’Exécutif de Corse. Le gouvernement français fit savoir aux élus insulaires qu’ils n’avaient aucune légitimité pour émettre un tel vœu et formuler une telle demande. Comme s’il fallait demander l’autorisation pour proposer de sauver des gens en péril. Un citoyen de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, était à peu près au même moment trainé devant les tribunaux au nom du même Etat pour avoir porté secours à des malheureux perdus sur les chemins de migration entre l’Italie et la France. Le conseil constitutionnel sauvait in extremis l’honneur de ce pays en faisant savoir qu’il ne pouvait pas exister de délit de solidarité dans un pays qui a inscrit la Fraternité aux frontons de ses monuments. En Italie, tout près de chez nous, en 2021, le maire d’une petite cité de Calabre, Mimmo Lucano, vient d’être condamné à treize ans de prison pour avoir trop ostensiblement et trop systématiquement fraternisé et porté secours à des immigrés en provenance d’Afrique.
Ce n’est pas de grand remplacement que notre civilisation est menacée. Au nom de « valeurs chrétiennes » auxquelles les imbéciles n’ont jamais rien compris, c’est de naufrage moral et d’indignité que nous sommes menacés. « L’abuso di umanità non è reato ».