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Turnà à ghjucà A Rimigna, fà Teatru Paisanu


Le 23 juin dernier à Corscia, à l’occasion des 250 ans du procès des Niulinchi, a été rejouée A Rimigna, la pièce mythique de Dumenicu Tognotti, Saveriu Valentini et Rinatu Coti. Ce chef-d’œuvre du Riacquistu, créé il y a 50 ans avait alors été salué par le public comme par la critique. Il faut dire que le mélange entre histoire tragique de la répression et mise en scène alliant avant-garde et tradition semblait dessiner une voie pour la création corse. Pourtant la pièce ne fut jamais reprise. Les membres du collectif Luciola qui ont sorti ce répertoire de l’oubli nous racontent pourquoi et comment ils se sont lancés dans cette recréation. Evviva u teatru puliticu !



A Rimigna 24, Francisc Martinas
A Rimigna 24, Francisc Martinas

Nous sommes à la mi-décembre 2023, j’apprends autour d’une pulenta que des élus s’organisent déjà pour célébrer les 250 ans de l’Impiccati di u Niolu - 11 paisani cundannati à morte per esse si rivultati ; de nombreux Corses œuvraient alors au retour de Paoli malgré la présence et la violence des troupes du roi de France (dès 1769, à Oletta, cinq jeunes « conspirateurs » avaient été suppliciés). En juin 2024, cet anniversaire se doit donc d’être un temps fort.


Entre devoir de mémoire et besoin de créer

A Rimigna 24, Francisc Martinas
A Rimigna 24, Francisc Martinas

J’écoute et je comprends bien sûr ce devoir de mémoire, mais je ne peux m’empêcher de trouver qu’il faudrait réussir à aller au-delà de la stricte commémoration et en profiter pour affirmer et exprimer notre capacité à être aujourd’hui encore, le peuple corse. Je me dis qu’il faudrait qu’une œuvre accompagne ce moment. Comme souvent, je me dis ça d’une façon un peu théorique, sans imaginer quelque chose de précis.
Sauf que quelques jours plus tard, en consultant l’article « théâtre » de l’Encyclopaedia Corsicae, je réalise que c’est en 1974, pour les 200 ans de l’Impiccati di u Niolu justement, qu’avait été créée A Rimigna, cette pièce de Dumenicu Tognotti dont j’ai souvent entendu parler comme un des chefs-d’œuvre du Riacquistu.

Je n’ai pas une grande familiarité avec le théâtre, et encore moins avec ce répertoire dont il reste peu de trace et qui n’a jamais été rejoué. Pourtant, depuis quelque temps, j’ai le sentiment que parmi tous les types de productions culturelles, l’expérience partagée que permet le théâtre est peut-être ce qu'il y a de plus fort, en tout cas de plus politique.
À une époque où les programmations culturelles sont nombreuses et hyper-variées, où les rythmes de vie s‘accélèrent et où chacun peut facilement s’enfermer dans un entre-soi social ou générationnel, je crois qu’on manque de temps de communion et d’émotions partagées. À mè, cum’à d’astri, mi manca u cumunu, mi mancanu e stonde induve aghju u sintimu di fà parte di calcosa di più grande chè me ; sò in brama di mumenti induve chì si vede a ghjente piglià a so parte, tene a so piazza. Cum'è in ste prucessione induve chì marchjemu tutti inseme.

Je sais que le théâtre peut assumer cette dimension de rite. Certains metteurs en scène l’assument en tout cas. Je l’ai parfois ressentie. Et ce que je découvre de Tognotti, de ses expériences du Teatru Corsu di Ricerca (bientôt rebaptisé Teatru Paisanu), semble effectivement avoir porté cette ambition : créer des rites, des moments de communion qui renforcent une volonté d’être, sans esprit de revanche mais avec intensité.
Bref, en lisant ces paragraphes sur Teatru Paisanu, je me dis que ce qui serait génial, ce serait de recréer A Rimigna 50 ans après. Per accumpagnà torna una volta a memoria di l’Impiccati.
Et si on célébrait en même temps la mémoire des révoltés martyres d’il y a 250 ans et le bouillonnement artistique du Riacquistu, il y a 50 ans ? Et qu'on en profitait pour créer au présent une nouvelle œuvre ?
L’idée était là. Mais c’est bien peu de chose une idée. Sauf que de boutades timides en textos plus assurés, de conversations en suggestions, de textes retrouvés en documentation variée1 , un petit collectif s’est miraculeusement formé, Luciola est né et l’idée s’est muée en projet.
 

1 L’occasion de rappeler que nous avons pu nous appuyer sur le fantastique travail de Rigiru n°18-19 qui avait consacré un numéro spécial à A Rimigna (1982) et sur les recherches de Christelle Hodencq https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02870239


Un projet collectif, au-delà de la transmission

A Rimigna 24, Francisc Martinas
A Rimigna 24, Francisc Martinas

Fin janvier, nous sommes désormais un noyau dur de cinq  convaincus aux profils et aux expériences assez variés (Vannina Bernard-Leoni, Jean-Jacques Torre, Océane Court-Mallaroni, Marie-Jeanne Nicoli et Paul Fortini). Grâce a cette nouvelle dimension, le projet devient sérieux et crédible, en même temps qu’il s’est clarifié.
Oui nous voulions remonter A Rimigna le 23 juin 2024 dans le Niolu, mais nous voulions la faire jouer par une nouvelle génération. En 1974, Tognotti avait choisi une dizaine de jeunes qui gravitaient dans la mouvance du Front Régionaliste Corse  ; ils avaient entre 17 et 34 ans et étaient pleins d’espoir. Anu ghjucatu tandu Matteu Coti, Iviu Exiga, Antone Grimaldi, Dumenica Luciani, Ghjuvanni Mattei, Danièle Maoudj, Roccu Rogliano, Dumenicu Tognotti, Ghjermana de Zerbi, Saveriu Valentini, Nanette Zucconi.

Nous aussi, nous avons choisi de miser sur une jeunesse corse engagée dans la création et portée par un désir politique. Ghjovani Corsi ch’anu in cumunu a leia à u locu, à u populu è a u so tempu dinù. Des jeunes Corses qui ne renoncent ni à leurs attachements ni à leur ouverture. Qui en sont à des moments différents de leur vie et de leur pratique artistique. Certains sont encore étudiants, à Corte ou à Paris ; d’autres sont déjà professionnels. Certains sont déjà corsophones, d’autres souhaitent le devenir. À chaque coup de fil, chaque prise de contact, l'équipe s'agrandit, et devient un corps, un collectif d’individus différents qui se rejoignent tous autour d’un moteur : aujourd'hui plus que jamais, il est important d'être ensemble et de porter un projet commun. De partager ses compétences et ses expériences, pour créer un objet qui nous ressemble et qui puisse être un point de ralliement.

Très vite nous avons aussi contacté A Filetta. Nous avions entendu dire que c’est eux qui chanteraient la messe à la commémoration du 23 juin au Couvent du Niolu, et nous les imaginions chanter A Paghjella di l’Impiccati pendant la pièce. Nous rêvions que cette polyphonie poignante se retrouve dans son lieu naturel, dans son contexte narratif et prenne chair. Leur accord, d’emblée chaleureux, nous a donné un peu plus d’élan et de courage.
À cette nouvelle étape du projet, nous sommes allés échanger avec ceux qui ont écrit A Rimigna, Saveriu Valentini et Rinatu Coti, puis avec ceux qui ont bien connu Tognotti. On a senti qu’ils nous faisaient confiance, qu’ils étaient curieux de ce qu’on pouvait faire. Mais qu’ils attendaient autre chose qu’un hommage, qu’une recréation scrupuleuse, qu’un acte de transmission. Qu’ils attendaient qu’on s’exprime et qu’on fasse une œuvre nouvelle.
Les délais étaient très serrés et le tempo inconfortable, mais petit à petit, on a senti nous aussi qu’il fallait s’emparer de l’œuvre, l’adapter et la prolonger.


Inventà A Rimigna 24

A Rimigna 24, Francisc Martinas
A Rimigna 24, Francisc Martinas

Il a d’abord fallu retravailler le texte. Se le réapproprier: pour cela nous l’avons réagencé, nous avons supprimé quelques parties, nous en avons ajouté de nouvelles. À cette partition textuelle, s’est ajoutée une nouvelle partition corporelle et musicale (comme une composition de la jeune musicienne Lisandra Medori).
Puis il a fallu imaginer une nouvelle mise en scène. À l’instar de Tognotti, qui avait utilisé un dispositif scénique inspiré de la « veillée », pour mettre acteurs et spectateurs au même niveau, dans un même dialogue, nos devions inventer une forme. L’idée d’installer le public autour d’une grande scène faisant office de banquet a germé assez vite, mais elle s’est enrichie de nombreux échanges avec des amies anthropologues qui ont convoqué la symbolique de certains repas communautaires, qu’il s’agisse du cunfortu qui accompagne les deuils, ou encore des manghjerie autour desquelles se retrouvaient streghe è mazzeri.
Nous allions donc réunir acteurs et spectateurs autour d’une immense table dressée, et les propulser dans une vision quadrifrontale, verticale/horizontale. Une manière d’ouvrir pleinement le regard et l’écoute. Une manière aussi pour nous de donner toute sa place au territoire, stu locu caru, et de jouer avec lui comme un douzième personnage.

Parce qu’il était important pour nous de traverser un moment, il fallait le rendre le plus immersif possible. Sans aucun artifice technologique ; ni son ni lumière ; rien que les voix brutes et le son des violons. Nous avions le désir d’être dans la continuité de ce que Tognotti appelait « le théâtre pauvre ».
Au-delà de ces emprunts et ajustements, c’est pour la dernière partie de la pièce intitulée Parolle d’Oghje, que nous avons eu besoin de prendre plus de liberté. Car c’est là que devaient se dire nos angoisses et nos désirs d’aujourd’hui.

En 1974, l’écriture d’A Rimigna avait suivi un processus complexe. Tognotti avait choisi de travailler sur la tragédie de l’Impiccati en s’appuyant sur les recherches qu’avait menées Francescu Flori sur le procès ; puis l’équipe de comédiens avait contribué au texte en apportant des suggestions, des citations, des chants, des poèmes - en corse, en espagnol, en arabe ; une sorte d’écriture au plateau recomposée, étoffée et harmonisée ensuite par Saveriu Valentini et Rinatu Coti.
A Rimigna 24 aussi a suivi ce processus d’écriture collective pour son dernier acte. Sous la direction d’Océane, Laura Desideri, Delia Sepulcre-Nativi, Carla Galardelli, Paul Fortini, Anaïs Lechiara, Mathéa Rafini, Alizée Pinelli, Lisandra Medori, Vannina Filippi et Pierre-François Ucciani sont allés bien au-delà de l’interprétation. Ils ont tracé de nouvelles lignes et fait entendre leurs voix.


Qu’avons-nous fait d’A Rimigna ?

Turnà à ghjucà A Rimigna, fà Teatru Paisanu
Dans son livre testament, Par-delà le théâtre2 , Dumenicu Tognotti analysait et s’interrogeait en 2010 : « Si A Rimigna a suscité de l’engouement, c’est que nous avons su répondre par ce spectacle à une attente qui n’était certes pas formulée mais que la magie du théâtre permettait de percevoir. C’est sans doute cela un théâtre populaire, un théâtre qui naît de la rencontre d’une œuvre et d’une époque. Encore faut-il que l’époque soit en attente de quelque chose. En ce début d’été 1974, l’époque était à l‘euphorie et nous n’avons eu aucun mérite à nous y inscrire.
À l’évocation de ce temps, une seule question se pose aujourd’hui à mon esprit, une question lancinante, insistante : qu’avons-nous fait de A Rimigna ? »

D’una certa manera, emu circatu à risponde à sta dumanda : u 23 di ghjugnu 2024, in Corscia, sott’à a Cappella San Brancà, trà duie acquate, hè rinata A Rimigna, è hè rinata a brama di lià a nostra storia, a nostra cultura artistica è a nostra vulintà d’esse. Perchè a sapemu digià : a rimigna ùn sterpa mai, è ci tocca sempre à luttà.


2  Par delà le théâtre, culture et politique en Corse (1972-1991), Editions Dumane, 2010.


Vannina Bernard-Leoni, Océane Court-Mallaroni, Jean-Jacques Torre,  Paul Fortini, Marie-Jeanne Nicoli
 



Fora di i nomi mintuati, ringraziemu à tutti quelli chì c'anu aiutatu : Ghjacumina Acquaviva-Bosseur, Claudine Paldacci, Ghjacumina Tognotti, Stefanu Cesari, Francescu-Maria Luneschi, Dominique Salini, Francesca Albertini, Roccu Rogliano, Danièle Maoudj, Ghjermana de Zerbi, Dominique Mattei, Frédéric Poggi, Ghjaseppina Giannesini, Pasquà Pancrazi, Rose Cesari, Francisc Martinas, Mathilde Ménager, Antoine Joseph Santini, Elodie Pinet, la mairie de Corscia, la mairie de Calacuccia, la Collectivité Territoriale de Corse, le Spaziu culturale di l’Università di Corsica, a Fabrica.


 
Lundi 1 Juillet 2024
Cullettivu Luciola


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