Malgré la volonté des acteurs régionaux, élus et organisations professionnelles, le pastoralisme connaît depuis une décennie une régression constante qui menace ses composantes traditionnelles : conduite en milieu ouvert, ressources alimentaires spontanées, races locales, savoirs et pratiques de transformation…
La transmission de ces savoirs territoriaux est devenue aléatoire (faible nombre d’éleveurs, fragilité des anciens réseaux de pairs et absence d’une codification formelle) et les systèmes de production traditionnels « ne font plus modèle ». De plus, le changement climatique accroît une forme d’insécurité cognitive qui touche autant les conditions de production des laits, la qualification des produits que leur inscription marchande et alimentaire.
Comment est-il possible de transmettre une culture technique aujourd’hui non codifiée pour faire face aux crises écologiques ? Comment transformer les savoirs pastoraux du territoire en énoncés enseignables et éventuellement transposables à d’autres contextes, à d’autres territoires ?
Nous envisageons ici les conditions d’émergence d’un enseignement structurant des savoirs territoriaux, analysés à partir de trois expériences:
- celle d’un enseignant issu d’un établissement d’enseignement agricole public,
- celle d’un sociologue pratiquant la recherche-action,
- et celle d’une anthropologue enseignante en langue corse.
La transmission de ces savoirs territoriaux est devenue aléatoire (faible nombre d’éleveurs, fragilité des anciens réseaux de pairs et absence d’une codification formelle) et les systèmes de production traditionnels « ne font plus modèle ». De plus, le changement climatique accroît une forme d’insécurité cognitive qui touche autant les conditions de production des laits, la qualification des produits que leur inscription marchande et alimentaire.
Comment est-il possible de transmettre une culture technique aujourd’hui non codifiée pour faire face aux crises écologiques ? Comment transformer les savoirs pastoraux du territoire en énoncés enseignables et éventuellement transposables à d’autres contextes, à d’autres territoires ?
Nous envisageons ici les conditions d’émergence d’un enseignement structurant des savoirs territoriaux, analysés à partir de trois expériences:
- celle d’un enseignant issu d’un établissement d’enseignement agricole public,
- celle d’un sociologue pratiquant la recherche-action,
- et celle d’une anthropologue enseignante en langue corse.
La fragmentation progressive des systèmes d'élevage traditionnels
Depuis une vingtaine d’années, sous l’effet de la sédentarisation généralisée des élevages, de l’équipement nécessaire des exploitations fermières et des changements radicaux de la société corse, on observe une diversification des manières d’élever, de transformer et de vendre les produits de l’élevage. Ces transformations sont à l’origine d’un émiettement des savoirs conduisant à une fragmentation des systèmes d’élevage dont certains s’éloignent du pastoralisme (races exogènes, achat accru d’aliments, adoption de recettes fromagères etc.).
Pourtant, les traits généraux du pastoralisme corse demeurent rares en Europe et répondent à plusieurs enjeux de l’agroécologie. A ce titre, ils constituent une source d’inspiration pour d’autres territoires en terme de production mais également d’enjeux environnementaux comme le maintien de la biodiversité, la prévention des incendies ou encore l’aménagement de l’espace (Paoli et Santucci, 2010).
Aucune des composantes du pastoralisme corse n’a de valeur propre isolée des autres composantes, c’est bien le système de production global qui constitue « l’entité valorisante ». Ainsi, si les races locales conviennent parfaitement à la conduite sur prairies et parcours les performances laitières des brebis et surtout des chèvres sont modestes relativement aux races sélectionnées destinées à l’élevage en stabulation ; la transformation en fromages se fait selon des procédés de fabrication fermiers peu équipés et peu artificialisés nécessitant une forte charge de travail ; la diversité des ressources pâturées est soumise à des variations interannuelles qui exigent une connaissance fine à la fois des espaces pâturés, du comportement des troupeaux et du territoire pastoral. En conséquence, l’efficience agroécologique globale de ces élevages doit être considérée comme le résultat d'une coévolution de ses composantes. Une coévolution dont les liaisons sont rendues possibles par la maitrise d’un corpus de savoirs riche et étendu à plusieurs registres, pratiques et culturels, spatiaux et temporels, linguistiques dans tous les cas que nous regroupons sous le terme de savoirs territoriaux.
La perte des savoirs conduit aujourd’hui à un éclatement des composantes des systèmes traditionnels. La pratique de la transhumance est quasiment abandonnée ce qui fait de l’élevage corse un élevage aujourd’hui sédentaire, l’utilisation de races sélectionnées notamment en élevage caprin impose un autre mode de conduite plus artificialisé et moins utilisateurs des anciens espaces pastoraux. L’élevage ovin quant à lui a su préserver la race locale mais les niveaux laitiers nécessaires à l’approvisionnement des laiteries pour un marché des fromages très demandeur réinterrogent les voies d’une autonomie alimentaire des troupeaux.
Le modèle pastoral est ainsi réinterrogé. Faut-il mobiliser les ressources spontanées au risque d'être contraint à l'achat d'aliments aux périodes de disette ? Faut-il adopter le modèle de la brebis laitière à l’herbe au risque d’une artificialisation des ressources (irrigation notamment) au nom de l’autonomie alimentaire des troupeaux? Quelque soit le choix du ou des modèles (ou de leur hybridation), l’avenir pastoral est étroitement dépendant des savoirs du territoire, de leur transmission, de leur circulation et des modalités de leurs enseignements.
Pourtant, les traits généraux du pastoralisme corse demeurent rares en Europe et répondent à plusieurs enjeux de l’agroécologie. A ce titre, ils constituent une source d’inspiration pour d’autres territoires en terme de production mais également d’enjeux environnementaux comme le maintien de la biodiversité, la prévention des incendies ou encore l’aménagement de l’espace (Paoli et Santucci, 2010).
Aucune des composantes du pastoralisme corse n’a de valeur propre isolée des autres composantes, c’est bien le système de production global qui constitue « l’entité valorisante ». Ainsi, si les races locales conviennent parfaitement à la conduite sur prairies et parcours les performances laitières des brebis et surtout des chèvres sont modestes relativement aux races sélectionnées destinées à l’élevage en stabulation ; la transformation en fromages se fait selon des procédés de fabrication fermiers peu équipés et peu artificialisés nécessitant une forte charge de travail ; la diversité des ressources pâturées est soumise à des variations interannuelles qui exigent une connaissance fine à la fois des espaces pâturés, du comportement des troupeaux et du territoire pastoral. En conséquence, l’efficience agroécologique globale de ces élevages doit être considérée comme le résultat d'une coévolution de ses composantes. Une coévolution dont les liaisons sont rendues possibles par la maitrise d’un corpus de savoirs riche et étendu à plusieurs registres, pratiques et culturels, spatiaux et temporels, linguistiques dans tous les cas que nous regroupons sous le terme de savoirs territoriaux.
La perte des savoirs conduit aujourd’hui à un éclatement des composantes des systèmes traditionnels. La pratique de la transhumance est quasiment abandonnée ce qui fait de l’élevage corse un élevage aujourd’hui sédentaire, l’utilisation de races sélectionnées notamment en élevage caprin impose un autre mode de conduite plus artificialisé et moins utilisateurs des anciens espaces pastoraux. L’élevage ovin quant à lui a su préserver la race locale mais les niveaux laitiers nécessaires à l’approvisionnement des laiteries pour un marché des fromages très demandeur réinterrogent les voies d’une autonomie alimentaire des troupeaux.
Le modèle pastoral est ainsi réinterrogé. Faut-il mobiliser les ressources spontanées au risque d'être contraint à l'achat d'aliments aux périodes de disette ? Faut-il adopter le modèle de la brebis laitière à l’herbe au risque d’une artificialisation des ressources (irrigation notamment) au nom de l’autonomie alimentaire des troupeaux? Quelque soit le choix du ou des modèles (ou de leur hybridation), l’avenir pastoral est étroitement dépendant des savoirs du territoire, de leur transmission, de leur circulation et des modalités de leurs enseignements.
Un enseignement agricole mis au défi des crises écologiques
Nous témoignons ici de l’expérience en cours d’un établissement public d’enseignement agricole dont la mission est de former et d’insérer de futurs professionnels (techniciens, agriculteurs). Une mission exercée dans un contexte de changement de régime climatique qui repositionne le pastoralisme selon le nouveau paradigme de l’agroécologie.
Le premier enjeu est de répondre aux référentiels des diplômes nationaux qui entendent intégrer les transitions dans le nouveau cadre du programme « Produire autrement ». Cependant, ces référentiels nécessitent des aménagements pour prendre en considération les spécificités des systèmes techniques locaux. Au sein des modules existants, une liberté pédagogique est d’ailleurs accordée pour dispenser des enseignements adaptés aux territoires. Il existe une autre possibilité d’adaptation dans le cadre du module d’initiative local. Les initiatives s’organisent au niveau de chaque établissement. Cependant, compte-tenu des spécificités de l’élevage corse, des ajustements s’imposent souvent et d’autres stratégies doivent être conçues voire inventées. L'enseignement est souvent complété par des contenus spécifiques à l'élevage corse qui ne peuvent pas être intégrés aux modules du référentiel, (pastoralisme, transformation fermière). Il est également possible de mettre en place un enseignement supplémentaire à suivre après obtention du diplôme.
Mais les difficultés liées aux cadres et aux référentiels nationaux et aux contraintes qu'ils engendrent ne suffisent pas à expliquer la difficulté de transmettre les savoirs pastoraux.
Une deuxième difficulté à la circulation des savoirs - sûrement la plus sérieuse - tient à l'absence de référentiels et de contenus enseignables adaptés à laquelle sont confrontés les enseignants et plus généralement les conseillers en élevage. Les systèmes, les pratiques, les stratégies pastorales sont des savoirs peu documentés notamment au regard des crises en cours. Il en résulte une double difficulté : l’absence de modèles et de référentiels stabilisés sur les savoirs pastoraux, et l’absence d’analyse de leur efficience et de leur cohérence par les disciplines techniques (agronomie, zootechnie, économie). La perspective du mot d'ordre "Produire et enseigner autrement" ne peut reposer sur des recettes extérieures mais bien sur la pertinence d'un corpus de savoirs territorialisés et incrémentés par une réflexion critique sur les choix techniques, les pratiques locales et finalement les modèles.
Mis au défi des crises écologiques d’enseigner un nouveau pastoralisme, les enseignants sont contraints à innover au moyen de dispositifs originaux pour construire des contenus enseignables en relation avec la réalité des élevages et leur besoin d’autonomisation. L’enjeu est de bâtir des formes d’organisation partenariales associant l’ensemble des structures d’enseignement au-delà du monde strictement agricole afin de documenter les savoirs pastoraux et de les confronter aux connaissances académiques pour comprendre les mécanismes biotechniques en jeu. Sont concernés par ce travail de formalisation de contenus enseignables l’enseignement supérieur, les instituts de recherche et bien sûr les organisations professionnelles.
Prenons comme exemple le partenariat mis en place avec l’INRAE (SELMET-LRDE) dans le cadre de la qualification du fromage traditionnel de Sartène. Les enseignants ne disposant pas de référentiels enseignables sur les pratiques et la technologie du fromage, une recherche-action à vocation pédagogique est en cours d'expérimentation. Elle consiste à réunir des producteurs, à leur demander de décrire et d'expliciter leurs pratiques au cours d’une fabrication. Les attendus de cette pédagogie en situation, associant enseignants, producteurs et chercheurs, est la formalisation d’un diagramme technologique du type casgiu sartinesu étayé par les pratiques réelles des bergers-fromagers. La poursuite de l’expérimentation consistera à analyser les processus biochimiques et microbiologiques dans le cadre de recherches pluridisciplinaires associant les sciences des aliments et les sciences sociales afin de décrire les qualités typiques des fromages (notamment sensorielles) et de comprendre leurs déterminants.
La finalité ultime étant de relier ces connaissances aux modèles de production qui conviennent aux territoires de Corse face aux crises écologiques.
Le premier enjeu est de répondre aux référentiels des diplômes nationaux qui entendent intégrer les transitions dans le nouveau cadre du programme « Produire autrement ». Cependant, ces référentiels nécessitent des aménagements pour prendre en considération les spécificités des systèmes techniques locaux. Au sein des modules existants, une liberté pédagogique est d’ailleurs accordée pour dispenser des enseignements adaptés aux territoires. Il existe une autre possibilité d’adaptation dans le cadre du module d’initiative local. Les initiatives s’organisent au niveau de chaque établissement. Cependant, compte-tenu des spécificités de l’élevage corse, des ajustements s’imposent souvent et d’autres stratégies doivent être conçues voire inventées. L'enseignement est souvent complété par des contenus spécifiques à l'élevage corse qui ne peuvent pas être intégrés aux modules du référentiel, (pastoralisme, transformation fermière). Il est également possible de mettre en place un enseignement supplémentaire à suivre après obtention du diplôme.
Mais les difficultés liées aux cadres et aux référentiels nationaux et aux contraintes qu'ils engendrent ne suffisent pas à expliquer la difficulté de transmettre les savoirs pastoraux.
Une deuxième difficulté à la circulation des savoirs - sûrement la plus sérieuse - tient à l'absence de référentiels et de contenus enseignables adaptés à laquelle sont confrontés les enseignants et plus généralement les conseillers en élevage. Les systèmes, les pratiques, les stratégies pastorales sont des savoirs peu documentés notamment au regard des crises en cours. Il en résulte une double difficulté : l’absence de modèles et de référentiels stabilisés sur les savoirs pastoraux, et l’absence d’analyse de leur efficience et de leur cohérence par les disciplines techniques (agronomie, zootechnie, économie). La perspective du mot d'ordre "Produire et enseigner autrement" ne peut reposer sur des recettes extérieures mais bien sur la pertinence d'un corpus de savoirs territorialisés et incrémentés par une réflexion critique sur les choix techniques, les pratiques locales et finalement les modèles.
Mis au défi des crises écologiques d’enseigner un nouveau pastoralisme, les enseignants sont contraints à innover au moyen de dispositifs originaux pour construire des contenus enseignables en relation avec la réalité des élevages et leur besoin d’autonomisation. L’enjeu est de bâtir des formes d’organisation partenariales associant l’ensemble des structures d’enseignement au-delà du monde strictement agricole afin de documenter les savoirs pastoraux et de les confronter aux connaissances académiques pour comprendre les mécanismes biotechniques en jeu. Sont concernés par ce travail de formalisation de contenus enseignables l’enseignement supérieur, les instituts de recherche et bien sûr les organisations professionnelles.
Prenons comme exemple le partenariat mis en place avec l’INRAE (SELMET-LRDE) dans le cadre de la qualification du fromage traditionnel de Sartène. Les enseignants ne disposant pas de référentiels enseignables sur les pratiques et la technologie du fromage, une recherche-action à vocation pédagogique est en cours d'expérimentation. Elle consiste à réunir des producteurs, à leur demander de décrire et d'expliciter leurs pratiques au cours d’une fabrication. Les attendus de cette pédagogie en situation, associant enseignants, producteurs et chercheurs, est la formalisation d’un diagramme technologique du type casgiu sartinesu étayé par les pratiques réelles des bergers-fromagers. La poursuite de l’expérimentation consistera à analyser les processus biochimiques et microbiologiques dans le cadre de recherches pluridisciplinaires associant les sciences des aliments et les sciences sociales afin de décrire les qualités typiques des fromages (notamment sensorielles) et de comprendre leurs déterminants.
La finalité ultime étant de relier ces connaissances aux modèles de production qui conviennent aux territoires de Corse face aux crises écologiques.
La langue corse, opérateur de liaison des composantes du pastoralisme
L’omniprésence du pastoralisme dans l’île fait de la langue corse et des savoirs pastoraux deux entités intimement liées au point que l’affaiblissement de l’un conduit à l’affaiblissement de l’autre. Par leur langue, les Corses n’ont pas uniquement transmis un ensemble de savoir-faire en adéquation avec les spécificités d’un espace vécu. Le corse a permis un processus associatif par la circulation de ces savoirs. C’est par ce système d’inter-reconnaissance que les humains et non humains interagissent dans un même collectif de proximité. La langue constitue de fait un opérateur de liaison des différentes composantes du pastoralisme.
L’importance du récit dans la circulation des savoirs paysans
La tradition orale a utilisé le récit pour diffuser, par la reformulation, la mémoire d’un Lieu et de ses usages. Le principe de l’échange verbal s’inscrivant dans une temporalité récursive - type veillées, fêtes patronales ou autres foires - sollicite la mémoire des anciens et réunit les générations pour optimiser le rendu de travaux communs. Le récit dans ses formes les plus variées (chants improvisés, contes, proverbes, tâches partagées …) transmet un système de valeurs fédérateur, à l’origine du sentiment d’appartenir à un collectif très localisé. Il est aussi le véhicule des pratiques, de repères spatiaux-temporels d’une dynamique de réinterprétation des savoirs pastoraux.
Dans l’extrait ci-dessous où il est fait mention d’une grande tempête de neige qui a frappé le village de Petralba le 1er février 1934, l’orateur transmet non seulement une mémoire des risques encourus à cet endroit, mais également les usages de ce lieu de pâture.
"A mo prima sacchetta, ùn avia mancu sett’anni.
Andavamu cù a mo surella à curà i speditami.
Indè i chjosi di a muntagna induv’ellu ci era erba è ghjandi.
Sò belle chjose à sulana. Ma hè tutt’una cunfina. Chjarasge cù una mazzola,
E ràtule cù gratulina.
Quelli ghjorni di ghjennaghju chì parianu d’istatina. Aviamu u piacè di cullà ci ogni matina »
Ma première besace/ Je l’ai eue alors que je n’avais pas encore sept ans/ Nous allions avec ma sœur/ garder les animaux séparés des bêtes laitantes (jeunes males, femelles, sevrés, non laitantes, blessées…)/ Dans ces pâturages de montagne / où l’on trouvait de l’herbe et des glands.
Ces pâturages sont bien ensoleillés/ Mais ce sont bien les limites de notre domaine/ On y trouve des cerisiers et un espace de battage (lin..)/ des séchoirs plus ou moins grands (chanvre, bois gras, noix…)
Ah ! ces belles journées de janvier/ quasi estivales !/ Nous étions heureux de nous y rendre chaque matin. »
(traduction libre)
Des savoirs pastoraux intégrés aux patrons de couleurs des brebis
Un très large éventail d’images langagières permet de décrire la robe des chèvres non seulement en fonction de leur apparence, mais également selon leur filiation ou leur comportement vis-à-vis du troupeau et des milieux (Santucci et al., 1996). Le lexique revêt une fonction technique essentielle. L’éleveur définit une gestion zootechnique du capital génétique qui déterminera une forme d’appropriation du troupeau.
Par-delà l’approche sociotechnique déterritorialisée, voire exclusive, la tradition orale conserve ici un processus associatif, de type analogique, telle une trame d’interactions multiples : être, (co)habiter, produire, se nourrir les uns des autres ou transmettre, se conçoivent à partir du particulier nécessairement en interaction avec un collectif. La proximité devient alors un vecteur essentiel d’inter-reconnaissance et d’échange de savoirs au sein d’une même communauté. Une telle culture conçoit la variabilité, comme un gage d'affirmation vis à vis du voisinage plus ou moins distant, gage de vivacité également, cette variabilité des formes d'usages ou langagières constitue un opérateur technique déterminant. La variabilité des formes langagière est révélatrice de l’appropriation d’un savoir en résonance directe avec un collectif qui exprime sa proximité ou une distance vis à vis du milieu exploité.
L’importance du récit dans la circulation des savoirs paysans
La tradition orale a utilisé le récit pour diffuser, par la reformulation, la mémoire d’un Lieu et de ses usages. Le principe de l’échange verbal s’inscrivant dans une temporalité récursive - type veillées, fêtes patronales ou autres foires - sollicite la mémoire des anciens et réunit les générations pour optimiser le rendu de travaux communs. Le récit dans ses formes les plus variées (chants improvisés, contes, proverbes, tâches partagées …) transmet un système de valeurs fédérateur, à l’origine du sentiment d’appartenir à un collectif très localisé. Il est aussi le véhicule des pratiques, de repères spatiaux-temporels d’une dynamique de réinterprétation des savoirs pastoraux.
Dans l’extrait ci-dessous où il est fait mention d’une grande tempête de neige qui a frappé le village de Petralba le 1er février 1934, l’orateur transmet non seulement une mémoire des risques encourus à cet endroit, mais également les usages de ce lieu de pâture.
"A mo prima sacchetta, ùn avia mancu sett’anni.
Andavamu cù a mo surella à curà i speditami.
Indè i chjosi di a muntagna induv’ellu ci era erba è ghjandi.
Sò belle chjose à sulana. Ma hè tutt’una cunfina. Chjarasge cù una mazzola,
E ràtule cù gratulina.
Quelli ghjorni di ghjennaghju chì parianu d’istatina. Aviamu u piacè di cullà ci ogni matina »
Ma première besace/ Je l’ai eue alors que je n’avais pas encore sept ans/ Nous allions avec ma sœur/ garder les animaux séparés des bêtes laitantes (jeunes males, femelles, sevrés, non laitantes, blessées…)/ Dans ces pâturages de montagne / où l’on trouvait de l’herbe et des glands.
Ces pâturages sont bien ensoleillés/ Mais ce sont bien les limites de notre domaine/ On y trouve des cerisiers et un espace de battage (lin..)/ des séchoirs plus ou moins grands (chanvre, bois gras, noix…)
Ah ! ces belles journées de janvier/ quasi estivales !/ Nous étions heureux de nous y rendre chaque matin. »
(traduction libre)
Des savoirs pastoraux intégrés aux patrons de couleurs des brebis
Un très large éventail d’images langagières permet de décrire la robe des chèvres non seulement en fonction de leur apparence, mais également selon leur filiation ou leur comportement vis-à-vis du troupeau et des milieux (Santucci et al., 1996). Le lexique revêt une fonction technique essentielle. L’éleveur définit une gestion zootechnique du capital génétique qui déterminera une forme d’appropriation du troupeau.
Par-delà l’approche sociotechnique déterritorialisée, voire exclusive, la tradition orale conserve ici un processus associatif, de type analogique, telle une trame d’interactions multiples : être, (co)habiter, produire, se nourrir les uns des autres ou transmettre, se conçoivent à partir du particulier nécessairement en interaction avec un collectif. La proximité devient alors un vecteur essentiel d’inter-reconnaissance et d’échange de savoirs au sein d’une même communauté. Une telle culture conçoit la variabilité, comme un gage d'affirmation vis à vis du voisinage plus ou moins distant, gage de vivacité également, cette variabilité des formes d'usages ou langagières constitue un opérateur technique déterminant. La variabilité des formes langagière est révélatrice de l’appropriation d’un savoir en résonance directe avec un collectif qui exprime sa proximité ou une distance vis à vis du milieu exploité.
Les enjeux de reconnexion des savoirs pastoraux par un enseignement territorialisé
Nous interprétons les dynamiques en cours comme le produit de processus que nous qualifions de dissociatifs au sens où ils conduisent à la séparation des composantes originales du pastoralisme corse. La dissociation est le produit d'une perte des savoirs qui articulent dans les modèles traditionnels les aptitudes des races locales, des ressources issues de milieux complexes, des caractéristiques spécifiques des laits et leur transformation en produits typiques. A l'opposé, nous identifions des processus associatifs susceptibles en temps de crise d'assembler des savoirs de nature, de statut et de provenance différents (génériques, académiques, paysans etc.) et de les formaliser en énoncés transmissibles selon des cadres d'apprentissages et d'enseignements différents (en salle, en situation etc.).
Pour définir ce qui pourrait être la base d’un enseignement territorial du pastoralisme corse dans le contexte de fortes incertitudes qu’il traverse, nous posons comme première condition une coopération accrue entre les structures d’enseignement au-delà du cadre agricole. Avec pour enjeu une convergence des forces d’enseignement pour appréhender le caractère multidimensionnel de l’activité.
La définition conjointe des actes techniques, des objets techniques, des animaux et des milieux est susceptible de consolider les savoirs en les connectant au territoire et en les rendant interprétables. Les savoirs du territoire constituent en outre dans le cas du pastoralisme corse la matrice qui associe les dimensions culturelles et environnementales. En effet, la culture technique du territoire connecte, au travers de l’acte de production, les composantes de la biodiversité domestique comme les races locales ou encore les territoires pastoraux avec la biodiversité des milieux tel qu’elle est mobilisée en écologie.
Pour définir ce qui pourrait être la base d’un enseignement territorial du pastoralisme corse dans le contexte de fortes incertitudes qu’il traverse, nous posons comme première condition une coopération accrue entre les structures d’enseignement au-delà du cadre agricole. Avec pour enjeu une convergence des forces d’enseignement pour appréhender le caractère multidimensionnel de l’activité.
La définition conjointe des actes techniques, des objets techniques, des animaux et des milieux est susceptible de consolider les savoirs en les connectant au territoire et en les rendant interprétables. Les savoirs du territoire constituent en outre dans le cas du pastoralisme corse la matrice qui associe les dimensions culturelles et environnementales. En effet, la culture technique du territoire connecte, au travers de l’acte de production, les composantes de la biodiversité domestique comme les races locales ou encore les territoires pastoraux avec la biodiversité des milieux tel qu’elle est mobilisée en écologie.
Bibliographie pour aller plus loin
- Callon M., Lascoume P. et Barthe Y., 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Le Seuil (collection "La couleur des idées"), 358 pages.
- Casabianca F., de Sainte-Marie C., Santucci P., Vallerand F., Prost J., 1994, « Maîtrise de la qualité et solidarité des acteurs. La pertinence des innovations dans les filières d’élevage en Corse », Études et recherches sur les systèmes agraires et le développement, Inra Éditions, pp. 343-358.
- Meuret M., Débit S., Agreil C., Osty P.L. 2006 : « Eduquer ses veaux et génisses : un savoir empirique pertinent pour l’agro-environnement en montagne? » Nature Sciences Sociétés (14), pp. 343-352.
- Paoli J.-C., Santucci P.-M., 2010 : « Le problème des parcours méditerranéens au regard du dispositif de prévention des incendies. Le cas de la Corse ». ISDA. Montpellier. France : 10 p.
- Pernet F., Lenclud G.. 1977, Berger en corse : essai sur la question pastorale. PUG.
- Ravis-Giordani G., 2001, Bergers corses : les communautés villageoises du Niolu, Ajaccio, Albiana-Parc naturel régional de Corse.
- Santucci P., Franceschi, P. 2009, « Coloration et nom des chèvres en élevage pastoral corse : essais de transcription des savoirs ». Cahier des Techniques de l’INRA, 66, pp. 33-40.
- Sorba J.-M.. 2018, « La réputation des produits identitaires en question – Les cas des fromages et des miels corses », Annales méditerranéennes d'économie, n°5. Développement des territoires méditerranéens. Ed. Albiana.