Corse, @Maddalena Rodriguez-Antoniotti
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse », Albert Camus, in Discours de Stockholm.
Si l’on crée pour attaquer ou pour défendre un système du monde, pour définir une méthode qui nous est propre, ce ne peut être que dans un va-et-vient constant entre une posture intellectuelle et un ensemble de pratiques. Dans les années 70 du XXe siècle (je parle donc d’autrefois !), nous fûmes nombreux à quitter la ville. C’est ainsi que j’ai délibérément glissé une belle épaisseur de campagne entre Paris et moi-même afin de m’arrimer à ce que je considérais comme la « terre promise ». Autrement dit notre île, terre de mes ancêtres (pour employer une formule consacrée).
Bifurquer
Chypre, @Maddalena Rodriguez-Antoniotti
J’ai délibérément décidé de vivre dans un village et d’y cultiver la terre. La géographie des terrasses et le modèle du circulu dont parle Jean-Michel Sorba, j’y ai participé d’arrache-main (si je puis dire) et même (avant l’heure) en mode de culture biologique. De A jusqu’à Z. Le principe d’autosuffisance alimentaire (avec poules et cochon individuel), la ferme disposition à vivre enfin autrement, m’animait irréversiblement. Impossible de rentrer dans les détails, impossible, mais j’oserai tout de même ajouter qu’avec Yves, mon compagnon, nous avons (par exemple) appris à des vieux du village une manière de cultiver des endives sans aucune dépense d’énergie.
D’autres expériences, d’autres engagements ont succédé à ces années-là mais l’artiste-auteure que je suis devenue reste plus que jamais fidèle à l’appel du jardin. À une pratique. À un « état d’esprit ». Alors, en 2008, faire bifurquer mon travail pictural de nature abstraite vers la question du paysage et de la photographie argentique (avec un appareil « de rien du tout » datant de 1938) s’est imposé comme une évidence. Un enjeu d’ordre esthétique mais aussi puissamment éthique. Pour tout dire politique.
Sans aucun doute, dans ce mouvement, allais-je « vérifier quelque chose, quelque chose d’inexprimable qui vient de l’âme, d’un rêve ou d’un cauchemar. Le vrai rêveur, disait Proust, est celui qui va vérifier quelque chose[1]». Des forces qui n’avaient rien de divines se déployaient alors dans notre île et s’y déploient plus que jamais, brutalisant dangereusement l’espace commun jusqu’à imposer un ravageur déménagement du territoire.
Dois-je l’avouer ? C’est la tête pleine du sentiment d’un désastre, de l’idée d’une débâcle environnementale et sociale que j’ai, à l’origine, entrepris de sillonner l’île entière. J’avais toute possibilité de documenter les saccages, les pollutions, les destructions. La « beauté » trash de l’urbanisation galopante. J’ai préféré saisir l’art modeste et le vif d’une terre que l’on travaille de manière prévenante et où l’on peut vivre.
D’autres expériences, d’autres engagements ont succédé à ces années-là mais l’artiste-auteure que je suis devenue reste plus que jamais fidèle à l’appel du jardin. À une pratique. À un « état d’esprit ». Alors, en 2008, faire bifurquer mon travail pictural de nature abstraite vers la question du paysage et de la photographie argentique (avec un appareil « de rien du tout » datant de 1938) s’est imposé comme une évidence. Un enjeu d’ordre esthétique mais aussi puissamment éthique. Pour tout dire politique.
Sans aucun doute, dans ce mouvement, allais-je « vérifier quelque chose, quelque chose d’inexprimable qui vient de l’âme, d’un rêve ou d’un cauchemar. Le vrai rêveur, disait Proust, est celui qui va vérifier quelque chose[1]». Des forces qui n’avaient rien de divines se déployaient alors dans notre île et s’y déploient plus que jamais, brutalisant dangereusement l’espace commun jusqu’à imposer un ravageur déménagement du territoire.
Dois-je l’avouer ? C’est la tête pleine du sentiment d’un désastre, de l’idée d’une débâcle environnementale et sociale que j’ai, à l’origine, entrepris de sillonner l’île entière. J’avais toute possibilité de documenter les saccages, les pollutions, les destructions. La « beauté » trash de l’urbanisation galopante. J’ai préféré saisir l’art modeste et le vif d’une terre que l’on travaille de manière prévenante et où l’on peut vivre.
[1] Gilles Deleuze, Pourparlers, éditions de Minuit, Paris, 1990, p. 110.
De quel paysage parle-t-on ?
Chypre, @Maddalena Rodriguez-Antoniotti
À l’évidence, l’homme façonne le paysage et le paysage façonne l’homme. Mais si on « ouvrait » les gens, quels paysages y verrait-on ? Dès lors, de quel paysage parle-t-on ? À même la peau d’un pays, le sentiment profond et diffus, confus même, que l’on a du paysage, demeure une composante de l’expérience humaine. Pendant longtemps, un des plis même de l’existence.
Si mon insistance a été manifeste à propos de ce coin de cosmos qu’on appelle Corse, c’est que mon tropisme paysager vient de loin. Mes parents, exilés à Paris après-guerre (la seconde, s’entend), n’étaient pas de ces citadins à qui le monde ne parle plus. Elle, di Calacuccia, fille de berger, lui, di Campile, fils de paysan, avaient vécu en continuant « comme avant », comme dans leur île natale où ils se croyaient assurés de retrouver un petit jardin, des figues, du fromage et trois ou quatre bons amis. Leur version du paradis.
Avec sa charge symbolique, cet « aspect des lieux » est également une des réverbérations de l’identité collective (et de sa socialisation inconsciente) : pour être, cette identité a besoin de se voir exister. À présent, c’est une affaire d’importance, d’une extrême importance, car, à moins de s’en tenir à une définition purement physique de la chose, peut-on appeler spontanément « paysage », l’informe proliférant d’une ville contemporaine ? Quel que soit le territoire dont il est le miroir, le paysage, n’est pas le produit de « la Nature éternelle » mais la création des hommes. Il est donc périssable. Tout comme son harmonie.
C’est bien pourquoi la laideur est loin d’être neutre. Dès 1866, oui dès 1866, Élisée Reclus avance qu’« une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du langage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort[1]. »
Comment ne pas rapprocher ce constat de l’intensité d’une vision qui s’empare à deux reprises du personnage principal de 1984, ce roman de Georges Orwell publié en 1949 et qui est désormais utilisé à toutes les sauces ? Cerné par un monde de morts-vivants, Winston, dans une fulgurance, se souvient de la vitalité d’un « Pays doré », d’un immense paysage ensoleillé où bois, champs, ruisseaux et oiseaux chantaient, du clair regard de la beauté. Confronté à un système totalitaire, confronté à la destruction conjointe de la nature et de la liberté, que recèle cette hallucination ? À quoi donc l’invite ou l’incite ce filet de mémoire qui coule encore en lui ? À une apathique nostalgie ou à un sursaut émancipateur ?
Si mon insistance a été manifeste à propos de ce coin de cosmos qu’on appelle Corse, c’est que mon tropisme paysager vient de loin. Mes parents, exilés à Paris après-guerre (la seconde, s’entend), n’étaient pas de ces citadins à qui le monde ne parle plus. Elle, di Calacuccia, fille de berger, lui, di Campile, fils de paysan, avaient vécu en continuant « comme avant », comme dans leur île natale où ils se croyaient assurés de retrouver un petit jardin, des figues, du fromage et trois ou quatre bons amis. Leur version du paradis.
Avec sa charge symbolique, cet « aspect des lieux » est également une des réverbérations de l’identité collective (et de sa socialisation inconsciente) : pour être, cette identité a besoin de se voir exister. À présent, c’est une affaire d’importance, d’une extrême importance, car, à moins de s’en tenir à une définition purement physique de la chose, peut-on appeler spontanément « paysage », l’informe proliférant d’une ville contemporaine ? Quel que soit le territoire dont il est le miroir, le paysage, n’est pas le produit de « la Nature éternelle » mais la création des hommes. Il est donc périssable. Tout comme son harmonie.
C’est bien pourquoi la laideur est loin d’être neutre. Dès 1866, oui dès 1866, Élisée Reclus avance qu’« une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du langage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort[1]. »
Comment ne pas rapprocher ce constat de l’intensité d’une vision qui s’empare à deux reprises du personnage principal de 1984, ce roman de Georges Orwell publié en 1949 et qui est désormais utilisé à toutes les sauces ? Cerné par un monde de morts-vivants, Winston, dans une fulgurance, se souvient de la vitalité d’un « Pays doré », d’un immense paysage ensoleillé où bois, champs, ruisseaux et oiseaux chantaient, du clair regard de la beauté. Confronté à un système totalitaire, confronté à la destruction conjointe de la nature et de la liberté, que recèle cette hallucination ? À quoi donc l’invite ou l’incite ce filet de mémoire qui coule encore en lui ? À une apathique nostalgie ou à un sursaut émancipateur ?
[1] Élisée Reclus, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes, p.13, édition électronique établie à partir de l’article publié dans le n° 63 de La Revue des Deux mondes, repris en 1993 dans le n°5 de la revue Ecologie politique.
Face au projet moderne et à son addiction à la croissance
Crète, @Maddalena Rodriguez-Antoniotti
Dès lors, il n’est pas inutile de répéter que nombreuses furent (et sont) les voix, venues de tous horizons, à dénoncer la capacité de nuisance du modèle de développement occidental, à alerter sur la tragédie d’une terre nourricière muée en souricière. Car le développement n’est pas seulement un mot mais un concept, c’est-à-dire qu’il résulte d’une histoire et qu’il désigne un projet : le projet moderne et son addiction à la croissance.
L’accomplissement de ce projet, associé au mythe du progrès, coïncide avec l’ère industrielle si bien qu’en 1848 un penseur (pourtant libéral) comme John Stuart Mill affirme déjà que « si la terre devait perdre la plus grande partie de sa beauté en raison des dommages provoqués par une croissance illimitée de la richesse et de la population […], alors je souhaite sincèrement, pour le bien de la postérité, qu’on se contente de rester là où l’on est dans les conditions actuelles, avant que nous ne soyons contraints de le faire par nécessité [1]».
Depuis lors, les alertes n’ont pas manqué, n’ont pas cessé, comme la publication de The Limits to Growth, le fameux rapport commandité par le Club de Rome en 1972 qui, à peu de choses près, constitue un appel à la « croissance zéro ». De son côté, l’anthropologue Philippe Descola précise à présent : « Le terme qui est devenu courant d’anthropocène, s’il est intéressant parce qu’il définit un changement profond dans le rapport entre les humains et la Terre, a comme inconvénient qu’il dilue la responsabilité d’un système économique et politique, qui est celui qu’on a mis sur pied en Europe à partir de la révolution industrielle, avec un effet destructeur que n’ont pas les autres formes d’anthropisation. Ce système, c’est le capitalisme [2]».
C’est ainsi qu’au-delà du paysage-image, au-delà des représentations mentales, le paysage est porteur des intentions et des décisions d’une société. Il est par conséquent solidaire de la question esthétique et tout autant de la question politique. Solidaire du politique qui est à distinguer, il va de soi, de la politique.
Et cela va profond. Ne l’oublions pas : c’est bien au nom du « progrès » et de la « marche de l’Histoire » que le capitalisme est, par là-même, devenu synonyme d’une victoire de la ville sur les champs. Au point que le dictionnaire, en établissant la différence entre urbain et agreste, sous-entendra que la notion de civilisation est à mettre en relation avec le développement de l'urbanisation (et de la division du travail), reléguant sur le bas-côté et dans l’obscurantisme tout autre usage du monde.
L’accomplissement de ce projet, associé au mythe du progrès, coïncide avec l’ère industrielle si bien qu’en 1848 un penseur (pourtant libéral) comme John Stuart Mill affirme déjà que « si la terre devait perdre la plus grande partie de sa beauté en raison des dommages provoqués par une croissance illimitée de la richesse et de la population […], alors je souhaite sincèrement, pour le bien de la postérité, qu’on se contente de rester là où l’on est dans les conditions actuelles, avant que nous ne soyons contraints de le faire par nécessité [1]».
Depuis lors, les alertes n’ont pas manqué, n’ont pas cessé, comme la publication de The Limits to Growth, le fameux rapport commandité par le Club de Rome en 1972 qui, à peu de choses près, constitue un appel à la « croissance zéro ». De son côté, l’anthropologue Philippe Descola précise à présent : « Le terme qui est devenu courant d’anthropocène, s’il est intéressant parce qu’il définit un changement profond dans le rapport entre les humains et la Terre, a comme inconvénient qu’il dilue la responsabilité d’un système économique et politique, qui est celui qu’on a mis sur pied en Europe à partir de la révolution industrielle, avec un effet destructeur que n’ont pas les autres formes d’anthropisation. Ce système, c’est le capitalisme [2]».
C’est ainsi qu’au-delà du paysage-image, au-delà des représentations mentales, le paysage est porteur des intentions et des décisions d’une société. Il est par conséquent solidaire de la question esthétique et tout autant de la question politique. Solidaire du politique qui est à distinguer, il va de soi, de la politique.
Et cela va profond. Ne l’oublions pas : c’est bien au nom du « progrès » et de la « marche de l’Histoire » que le capitalisme est, par là-même, devenu synonyme d’une victoire de la ville sur les champs. Au point que le dictionnaire, en établissant la différence entre urbain et agreste, sous-entendra que la notion de civilisation est à mettre en relation avec le développement de l'urbanisation (et de la division du travail), reléguant sur le bas-côté et dans l’obscurantisme tout autre usage du monde.
[1] John Stuart Mill, « Principes d’économie politique », in Edward Goldsmith, Changer ou disparaître, Paris, Fayard, 1972, p. 64-65.
[2] Philippe Descola, « La nature, ça n’existe pas », entretien avec Hervé Kempf, Reporterre, le quotidien de l’écologie, 1er février 2020. Philippe Descola a été titulaire jusqu’en 2019 de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale (ENS/EHESS).
Corse, Crête, Chypre : photographier pour penser
Crète, @Maddalena Rodriguez-Antoniotti
À considérer que l’art, s’il est une invitation à l’activité symbolique, peut également être un outil d’analyse et de réflexion au même titre que la science ou la philosophie, photographier par là-même n’est pas une artivité neutre. Notamment si cette pratique s’attache à remplacer l’apparence de vérité, à ne pas succomber à la force formatante de toutes les images qui assiègent notre présent. N’oublions pas que ce que nous voyons n’est pas seulement affaire d’optique mais aussi de construction sociale.
Il a donc été question dès 2008 de braver (fût-ce modestement) un conditionnement esthétique et une idéologie dominante. De tourner le dos aux images « de rêve » du marketing touristique, aux sites spectaculaires qui roulent leurs biceps et en mettent plein la vue. Il s’est agi de témoigner de lieux ordinaires et même déconsidérés, comme s’ils nous faisaient pénétrer dans le territoire par la porte de service.
Bien loin de l’anecdotique et du pittoresque, bien loin de l’exotisme, c’était défendre des « chefs-d’œuvre » dont ne raffolent pas les cartes postales. Des coins où personne ne va. Autrement dit de vastes « arrière-pays » tenus, entretenus, dessinés de main et de peine d’homme depuis la nuit des temps et dont on oublie trop volontiers qu’ils font (aussi) qu’un pays est un pays.
Photographier, ce n’est donc pas seulement fabriquer des images. C’est aussi, dans le luxe de la lenteur, les organiser, les penser. Dès lors que les choses ne prennent sens que mises en relation les unes aux autres, que comparées les unes aux autres, qu’en était-il « ailleurs » ?
Après avoir arpenté la Corse (mon port d’attache) de 2008 à 2010, j’ai donc pris le parti (de 2014 à 2019) d’ausculter longuement la Crète et pour finir Chypre. Notons que si le bassin méditerranéen fut et demeure un espace de circulation civilisationnel et culturel, s’il cartographiait et cartographie encore un déploiement continu de merveilles, il s’est révélé aussi, et même bien davantage, un lieu de convoitises, de frictions et de rapports de force.
De la cruauté de l’histoire, « nos » trois îles en savent quelque chose. Chypre plus que jamais dans la mesure où depuis 1974, ce territoire est coupé en deux avec une République de Chypre au sud, une République turque autoproclamée au nord (un bon tiers du territoire) et entre les deux, une zone tampon contrôlée par l’ONU.
Toutefois, au large de l’histoire, impossible de ne pas voir toute une réalité parallèle : le spectaculaire développement, en un demi-siècle, du tourisme. Cette industrie pèse désormais plus que toute autre activité et la Méditerranée, devenue entre-temps selon le GIEC la zone la plus fragile du monde (son réchauffement est de la dynamite), en demeure le premier foyer mondial.
Au cœur du mare nostrum, faire le choix d’explorer, à la suite de la Corse, la Crète puis Chypre, prenait donc tout son sens. Et cette confrontation revêtait même un caractère inédit. Le temps de ce texte et de son immanquable exiguïté, comment raisonnablement restituer ce que la publication de trois ouvrages (texte et photographies) a déjà grandement documenté [1]?
De cette « anatomie comparée », juste résumerai-je qu’il fut question de trois territoires (grosso modo de même superficie), à forte prégnance montagneuse et qui se vivaient quasiment comme des continents en miniature. Trois petits pays à forte tradition paysanne, où longtemps le paysage a davantage senti la sueur que l’embrun. Trois îles inégalement peuplées où la déprise agricole (déjà bien réelle sur le littoral) faisait tout de même diversement son chemin à l’intérieur. Trois territoires présentant un trait et même un symptôme commun aux îles de Méditerranée, celui d’avoir précisément choisi le tourisme comme destin.
Il a donc été question dès 2008 de braver (fût-ce modestement) un conditionnement esthétique et une idéologie dominante. De tourner le dos aux images « de rêve » du marketing touristique, aux sites spectaculaires qui roulent leurs biceps et en mettent plein la vue. Il s’est agi de témoigner de lieux ordinaires et même déconsidérés, comme s’ils nous faisaient pénétrer dans le territoire par la porte de service.
Bien loin de l’anecdotique et du pittoresque, bien loin de l’exotisme, c’était défendre des « chefs-d’œuvre » dont ne raffolent pas les cartes postales. Des coins où personne ne va. Autrement dit de vastes « arrière-pays » tenus, entretenus, dessinés de main et de peine d’homme depuis la nuit des temps et dont on oublie trop volontiers qu’ils font (aussi) qu’un pays est un pays.
Photographier, ce n’est donc pas seulement fabriquer des images. C’est aussi, dans le luxe de la lenteur, les organiser, les penser. Dès lors que les choses ne prennent sens que mises en relation les unes aux autres, que comparées les unes aux autres, qu’en était-il « ailleurs » ?
Après avoir arpenté la Corse (mon port d’attache) de 2008 à 2010, j’ai donc pris le parti (de 2014 à 2019) d’ausculter longuement la Crète et pour finir Chypre. Notons que si le bassin méditerranéen fut et demeure un espace de circulation civilisationnel et culturel, s’il cartographiait et cartographie encore un déploiement continu de merveilles, il s’est révélé aussi, et même bien davantage, un lieu de convoitises, de frictions et de rapports de force.
De la cruauté de l’histoire, « nos » trois îles en savent quelque chose. Chypre plus que jamais dans la mesure où depuis 1974, ce territoire est coupé en deux avec une République de Chypre au sud, une République turque autoproclamée au nord (un bon tiers du territoire) et entre les deux, une zone tampon contrôlée par l’ONU.
Toutefois, au large de l’histoire, impossible de ne pas voir toute une réalité parallèle : le spectaculaire développement, en un demi-siècle, du tourisme. Cette industrie pèse désormais plus que toute autre activité et la Méditerranée, devenue entre-temps selon le GIEC la zone la plus fragile du monde (son réchauffement est de la dynamite), en demeure le premier foyer mondial.
Au cœur du mare nostrum, faire le choix d’explorer, à la suite de la Corse, la Crète puis Chypre, prenait donc tout son sens. Et cette confrontation revêtait même un caractère inédit. Le temps de ce texte et de son immanquable exiguïté, comment raisonnablement restituer ce que la publication de trois ouvrages (texte et photographies) a déjà grandement documenté [1]?
De cette « anatomie comparée », juste résumerai-je qu’il fut question de trois territoires (grosso modo de même superficie), à forte prégnance montagneuse et qui se vivaient quasiment comme des continents en miniature. Trois petits pays à forte tradition paysanne, où longtemps le paysage a davantage senti la sueur que l’embrun. Trois îles inégalement peuplées où la déprise agricole (déjà bien réelle sur le littoral) faisait tout de même diversement son chemin à l’intérieur. Trois territoires présentant un trait et même un symptôme commun aux îles de Méditerranée, celui d’avoir précisément choisi le tourisme comme destin.
[1] Voir Corse, éloge de la ruralité (texte et photographies), Images En Manœuvres Editions, 2010 / Strade n° 20, ADECEM-éditions Albiana, 2012 / Terre de Crète (texte et photographies), préface d’Allain Glykos, éditions Eoliennes, 2017 / Chypre au plus près de la terre (texte et photographies), éditions Eoliennes, 2022.
Tourner le dos aux régions côtières
Corse, @Maddalena Rodriguez-Antoniotti
C’est en tournant le dos aux régions côtières, de mèche avec la démesure spéculative et où tout s’organise en fonction de « la vue sur la mer », que j’ai pu témoigner d’une autre Corse, d’une autre Crète et d’une autre île de Chypre. Toutes trois ont été photographiées sans que jamais l’on aperçoive un quelconque bout de Méditerranée.
À ce point de vue s’est accordée la « personnalité argentique » du vieil appareil, léger et sans prétention, que j’ai délibérément décidé d’amadouer : un Voigtländer de type reflex 6 x 6, datant de 1938, que m’avait légué un vieux cousin corse. Si cet appareil ne possédait pas « le piqué » des appareils contemporain, son format carré offrait un intérêt de premier ordre : réconcilier horizontalité et verticalité. C’est en prenant le contrepied du fameux « format paysage » (bien souvent panoramique) et en restituant aux ciels toute leur plénitude, qu’il permettait de suggérer l’immensité (même dans une dimension inévitablement restreinte) et dès lors de s’ouvrir à une poétique de l’espace.
Bien entendu, tous les réglages de cette boîte à images se faisaient manuellement. Sans filtre, sans grand angle, sans téléobjectif et tout le bazar. Avec vignetage à la clé. L’ensemble du travail a été réalisé « à l’ancienne », avec une manière de cadrer, proche, en définitive, de la pratique des voyageurs (des ethnologues ?) du début du XXe siècle. Des photographies respectueuses de l’immédiateté et de la simplicité du réel. Plus proches du temps que de l’instant. Des prises de vue frontales, fuyant les premiers plans. Peu nombreuses, minutieusement composées. Aucune volonté d’impressionner. Aucun artifice. Aucune manipulation ultérieure en laboratoire. Un arte povera, en somme, de la photographie.
Nulle île n’étant une île, la Corse, la Crète et Chypre secrétaient (et secrètent) les termes d’une équation impossible qui attend le monde entier au tournant quand, notamment, des pans entiers d’un savoir accumulé depuis des siècles s’effondrent, plongeant dans le silence et la nuit l’expérience des hommes. En tension entre le « très ancien » (l’oublié) et le « neuf » ou le moderne (l’à-venir), les paysages corses, crétois, chypriotes, les paysages agraires, les paysages « de peu » (comme d’aucuns parlent des gens « de peu »), signent toutefois bien des fragments du poème de l’univers.
Mais comment oublier que la beauté se perpétue par toutes sortes de précautions ? Même si son avènement ne dépend pas toujours de nous, nous savons que, sans notre connivence, elle est appelée à disparaître. Tâcher d’entendre, d’apprivoiser et de défendre le quatrain où un homme et une terre se dévisagent s’avérait dès lors essentiel.
Nul doute qu’à l’image matérielle des choses correspond une réalité morale. Et notre civilisation, disons notre « société de consommation », a tout oublié du blé et des mains qui nourrissent. Pourtant, sans paysans, on ne fera plus rien, répétait déjà le philosophe Michel Serres dans Le Contrat naturel [1]. Sans le respect de la terre, accordé à la vie et qui préserve la vie, non plus. S’il est vrai que notre besoin d’installer quelque part en ce monde ce que l’on a rêvé ne connaît pas de fin, mon parti pris du paysage – sans aucun rapport avec la nostalgie – ne dit pas autre chose…
À ce point de vue s’est accordée la « personnalité argentique » du vieil appareil, léger et sans prétention, que j’ai délibérément décidé d’amadouer : un Voigtländer de type reflex 6 x 6, datant de 1938, que m’avait légué un vieux cousin corse. Si cet appareil ne possédait pas « le piqué » des appareils contemporain, son format carré offrait un intérêt de premier ordre : réconcilier horizontalité et verticalité. C’est en prenant le contrepied du fameux « format paysage » (bien souvent panoramique) et en restituant aux ciels toute leur plénitude, qu’il permettait de suggérer l’immensité (même dans une dimension inévitablement restreinte) et dès lors de s’ouvrir à une poétique de l’espace.
Bien entendu, tous les réglages de cette boîte à images se faisaient manuellement. Sans filtre, sans grand angle, sans téléobjectif et tout le bazar. Avec vignetage à la clé. L’ensemble du travail a été réalisé « à l’ancienne », avec une manière de cadrer, proche, en définitive, de la pratique des voyageurs (des ethnologues ?) du début du XXe siècle. Des photographies respectueuses de l’immédiateté et de la simplicité du réel. Plus proches du temps que de l’instant. Des prises de vue frontales, fuyant les premiers plans. Peu nombreuses, minutieusement composées. Aucune volonté d’impressionner. Aucun artifice. Aucune manipulation ultérieure en laboratoire. Un arte povera, en somme, de la photographie.
Nulle île n’étant une île, la Corse, la Crète et Chypre secrétaient (et secrètent) les termes d’une équation impossible qui attend le monde entier au tournant quand, notamment, des pans entiers d’un savoir accumulé depuis des siècles s’effondrent, plongeant dans le silence et la nuit l’expérience des hommes. En tension entre le « très ancien » (l’oublié) et le « neuf » ou le moderne (l’à-venir), les paysages corses, crétois, chypriotes, les paysages agraires, les paysages « de peu » (comme d’aucuns parlent des gens « de peu »), signent toutefois bien des fragments du poème de l’univers.
Mais comment oublier que la beauté se perpétue par toutes sortes de précautions ? Même si son avènement ne dépend pas toujours de nous, nous savons que, sans notre connivence, elle est appelée à disparaître. Tâcher d’entendre, d’apprivoiser et de défendre le quatrain où un homme et une terre se dévisagent s’avérait dès lors essentiel.
Nul doute qu’à l’image matérielle des choses correspond une réalité morale. Et notre civilisation, disons notre « société de consommation », a tout oublié du blé et des mains qui nourrissent. Pourtant, sans paysans, on ne fera plus rien, répétait déjà le philosophe Michel Serres dans Le Contrat naturel [1]. Sans le respect de la terre, accordé à la vie et qui préserve la vie, non plus. S’il est vrai que notre besoin d’installer quelque part en ce monde ce que l’on a rêvé ne connaît pas de fin, mon parti pris du paysage – sans aucun rapport avec la nostalgie – ne dit pas autre chose…
[1] Dans la préface de ce livre paru en 1990, Michel Serres est catégorique : « Je suis certain que nous allons désormais à une catastrophe dont notre histoire ne nous donne aucun exemple, si nous ne changeons pas au plus vite nos coutumes, notre économie et nos politiques. »
Pour aller plus loin
Bien des auteurs/penseurs comme André Gorz, Henri Lefebvre, René Dumont, Paul Virilio, Gunther Anders et autres précurseurs.
Alors, juste, juste citer :
Bernard Charbonneau, Tristes campagnes, éd. Denoël, 1973.
Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous (textes pionniers écrits entre 1935 et 1945), éd. du Seuil, 2014.
Augustin Berque, La Pensée paysagère, ed. Eoliennes, 2018.
Annie Lebrun et Juri Armanda, Ceci tuera cela - Image, regard et capital, éd. Stock, 2021.
Alessandro Stanziani, Capital Terre - Une histoire longue du monde d’après, éd. Payot, 2021.
Alors, juste, juste citer :
Bernard Charbonneau, Tristes campagnes, éd. Denoël, 1973.
Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous (textes pionniers écrits entre 1935 et 1945), éd. du Seuil, 2014.
Augustin Berque, La Pensée paysagère, ed. Eoliennes, 2018.
Annie Lebrun et Juri Armanda, Ceci tuera cela - Image, regard et capital, éd. Stock, 2021.
Alessandro Stanziani, Capital Terre - Une histoire longue du monde d’après, éd. Payot, 2021.