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Scandula 2055



Dans un monde qui semble perdre la raison, le goût de la mesure et de la tempérance, il faut sans doute garder le sourire ! Fût-il grinçant ! C'est ce que nous propose Tonì Casalonga avec ce récit dystopique et sarcastique où se mêlent inquiétudes locales et internationales, écologiques et politiques.



Scandula 2055
Les bras écartés, Kate Winslet ferme les yeux, des larmes coulent pendant que l’étrave de la puissante embarcation qui la porte passe à grande vitesse de l’île de Gargalu à la Punta Palazzu. Elle est harnachée, par des sangles cachées sous ses vêtements, à une colonne de kevlar solidement fixée sur le pont pour les besoins de l’opération en cours. Elle porte, pendu à son cou, un merveilleux bijou, le Cœur de l’océan. Certes, c’est une copie, mais derrière elle, à la place de Leonardo di Caprio, se tient un Elon Musk de dix-neuf ans.
Nous sommes le 05 octobre 2055 et Kate Winslet fête ses quatre-vingts ans. C’est le jour fixé pour l’inauguration du Big Park of Scandula par son promoteur, le multimilliardaire et homme politique Elon Musk dont c’est la nouvelle lubie. Lassé de jouer avec des voitures sans chauffeurs qui n’écrasent plus personne, avec des fusées qui ne transportent plus que des gens blasés, et après un second mandat à la présidence des States essentiellement consacré au développement du transhumanisme, il a décidé en février de racheter les 1585 hectares de l’ancienne réserve naturelle dans des conditions qu’il faut rappeler en deux mots car peu de gens s’en souviennent encore.

En 2025 le décret qui avait institué en 1975 cette réserve nationale, véritable paradis de la biodiversité selon les scientifiques de l’époque, inscrite de plus sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 1983, avait fait l’objet d’une révision dans le but de protéger la biodiversité altérée par l’explosion touristique de la zone. Il faut dire qu’en effet les scientifiques avaient le droit de s’inquiéter.
De l’emblématique Alpana - le balbuzard ou aigle pêcheur -, la Direction de la mer et du littoral corse n’avait compté qu’un seul poussin en 2023, alors qu’en 2007 elle en avait dénombré 15. L’extinction de cette espèce rare était donc proche, et le reste n’allait guère mieux. La perte du label UNESCO en 2020 avait déjà sanctionné le déplorable lascia corre de l’organisme gestionnaire devant la pression exercée tant par des bateliers sans scrupule que par des plaisanciers irresponsables, et en 2025 un sursaut de conscience de l’Etat avait abouti à une drastique restriction de la circulation des navires et à une interdiction absolue du mouillage à l’ancre.

La révolte des bateliers fut immédiate, criant à la ruine des entreprises et au chômage des salariés et, pour lutter contre les arguments avancés par le Conseil scientifique de la Réserve, le président de leur syndicat expliqua doctement « qu’il n’a jamais été démontré qu’interdire le passage d’embarcations sous les nids vides favorisait la reproduction ». Les loueurs de bateaux, de leur côté, chantèrent à l’unisson la catastrophe économique, et nombres d’élus du littoral environnant y joignirent leurs voix. Bref, la révision fut annulée…
Peu d’années après, il ne restait - à part les rochers immobiles, la mer vide et le ciel indifférent - plus rien à voir à Scandula si ce n’est des milliers d’embarcations se chamaillant dans un gigantesque embouteillage à l’entrée du passage entre le littoral et l’île de Gargalu, désormais à sens unique. L’Office du tourisme avait bien essayé de poser dans les nids quelques simulacres de balbuzard en plastique, mais les coups de klaxon des bateliers et les hurlements des visiteurs n’arrivaient pas à les faire s’élever dans le ciel comme au bon vieux temps.

Puis se répandit sur les réseaux sociaux la rumeur qu’il n’y avait plus rien d’intéressant à voir à Scandula, la supercherie des balbuzards de plastique fut dénoncée et les photos des sympathiques mérous remplacées par celles des fonds marins jonchés de cannettes de bière et de coca-cola, de lunettes de soleil tombées à l’eau, de sacs en plastique vides de chips et même de quelques strings à paillettes oubliés par d’impudents visiteurs.
La fréquentation diminua d’année en année jusqu’à l’effondrement, la plupart des bateliers étaient retournés peu à peu à leur activités d’origine et les loueurs avaient revendus leurs bateaux pour investir dans les consoles de jeu vidéo. C’est alors que les maires de Galeria et de Calvi, désespérés de voir leurs communes dépérir, sollicitèrent le président du Parc pour qu’il cède la totalité des 1585 hectares de terre, et la mer avec, à un investisseur qui pourrait redorer le blason de Scandula en le transformant en parc d’attractions sur le modèle de Disneyland mais sur la base d’un argument écologique, pour sauver l’honneur et surtout pour pouvoir faire figurer sur le matériel de promotion les mots magiques : PATRIMOINE MONDIAL UNESCO, même si…

Elon Musk, donc, s’ennuyait dans le bureau ovale en rêvassant au souvenir de la splendide nudité de Kate Winslet au moment où le jeune peintre fait son portrait en odalisque, quand dans ses neurones clignota un signal de son intelligence artificielle qui lui signalait que quelque chose était à vendre sur terre. Agacé, car il aurait voulu poursuivre son rêve d’être l’artiste, il examina quand même la nature de l’annonce et c’est ainsi que l’idée, fulgurante, titanesque, naquit en lui.
Il demanda à son portable de lui fournir une image de Kate aujourd’hui, et apparut sur son écran celle d’une vieille dame s’apprêtant à devenir octogénaire, et que les années n’avaient pas particulièrement épargnée. Combien de temps avons-nous, demanda-t-il ? Neuf mois, fut la réponse de l’IA. Cela suffira pour faire en sorte que le naufrage du Titanic soit effacé des mémoires et qu’une nouvelle version de l’histoire soit proposée au public avec, bien sûr, l’actrice qui l’avait tant fait rêver adolescent. Il embraya l’IA vers « business plan » et dans les secondes qui suivirent le projet apparut dans toute son évidence stratégique et financière.

Le plus difficile, car cela conditionnait le reste de l’opération, fut de convaincre la vieille actrice et qu’en faisant converger sur elle l’action des nanotechnologies, de la biotechnologie, des technologies de l'information et des sciences cognitives (qu’il nommait NBIC dans son elliptique langage), il pouvait en quelques mois lui redonner son corps de vingt ans à l’image de ce qu’il avait fait sur lui-même. Il avait en effet l’air d’en avoir dix-neuf alors qu’il devait fêter le 28 juin son quatre-vingt-quatrième anniversaire.
Une fois son accord arraché pour trois millions de dollars versés à la Foundation for Unhappy Cats, le reste se déroula selon son habituelle pratique managériale, en mettant simultanément ses quatre équipes au travail, chacune dans leur domaine.

La Spacex conçut et fabriqua de remarquables cyberornithodrones qui imitaient à la perfection l’apparence mais aussi le vol du balbuzard, capables de s’élever majestueusement dans les airs à la moindre rumeur et de revenir se poser dans le nid après quelques acrobaties aériennes. De parfaites imitations du cormoran huppé, le marangone, capables de voler à ras des flots, de plonger, de ressortir et de se sécher, immobiles, les ailes ouvertes sur un rocher, furent produites selon la même technique.
Les usines Tesla conçurent et fabriquèrent d’élégantes gondoles qui remplaçaient les fonds transparents des anciennes embarcations du défunt Parc par d’immenses écrans plats qui montraient, semblant évoluer sous la coque, de splendides images de mérous bien dodus, de petites girelles multicolores et même de temps en temps le passage inquiétant de la gueule d’un requin, le tout entièrement produit et réalisé dans les anciens studios de Walt Disney qui étaient devenus les siens depuis quelques années déjà.
Dans le même temps, le réseau X diffusait des centaines de milliers de posts provenant de quelques dizaines d’influenceurs/ceuses sous la forme d’avatars entièrement fictifs fabriqués avec soin à partir de l’américain/caine moyen. Ils annonçaient l’incroyable nouvelle : « non, le Titanic n’a pas coulé, on vous a raconté des histoires. Il n’y a pas d’océan glacé mais une Méditerranée turquoise. Il n’y a pas d’iceberg mais de splendides et inoffensifs orgues de basalte. Non, Jack n’est pas mort, Rose n’est pas vieille. Et non, le diamant n’est pas perdu au fond de l’océan. »

Nous sommes donc le 5 octobre 2055 et sept méga-bateaux de croisière sont rangés en demi-cercle, leur ancres bien plantées dans ce qui reste de posidonies, et les quinze mille croisiéristes, qui ont payé fort cher en bitcoin le droit d’assister à cette inauguration, sont tous penchés aux bastingages de bâbord, provoquant une gite qui inquiète bien un peu le capitaine mais, après tout, le navire est assuré.
Selon la très ancienne technique des pêcheurs d’oursins du golfe d’Aiacciu, l’équipe technique de l’opération a déversé sur la mer quelques tonnes d’une huile épaisse qui produit un triple effet de brillance, de reflets mordorés et de mer calme. Tout est ordre et beauté, luxe et volupté quand arrive la gondole qui porte fièrement à la proue son nom, Titanic, inscrit en lettres d’or.
Elle longe d’abord lentement sous les applaudissements du public les gigantesques flancs des navires puis se dirige à grande vitesse vers la passe entre le rivage et l’île de Gargalu. C’est le signal qu’attendaient les croisiéristes pour se précipiter aux canots, que l’équipage descend à la hâte après les avoir programmés.

Suivie par une multitude de canots klaxonnant sans discontinuer, chargés d’une foule qui hurle de joie pendant que les sirènes des bateaux mugissent, faisant s’élever au-dessus de leurs nids une multitude de balbuzards, la gondole de tête se dirige, en suivant un vol de cormorans, vers la Punta Palazzu. Là les attend un sublime coucher de soleil qui, par un contre-jour éblouissant, les empêche de voir arriver la vague qui les emporte.
En juin 2022, l’Unesco avait pourtant alerté "la probabilité d'une vague de tsunami en Méditerranée dans les 30 prochaines années est proche de 100%".

 
Vendredi 31 Janvier 2025
Tonì Casalonga


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