La perte du Diplôme européen des espaces protégés lui avait valu un regain d’attrait. Les politiques s’étaient vivement fait critiquer pour leur négligence, puis l’intérêt, les préoccupations et les réactions émotionnelles s’étaient portées sur d’autres objets : le canyon de Purcaraccia, par exemple… Sur les réseaux sociaux, des photos avaient circulé, où l’on voyait des hordes de touristes, agglutinés sur les rochers, les uns, attendant pour plonger, le découragement des autres. Pire que la divagation animale, la divagation automobile menaçait la sécurité de nos routes. Cette situation ne pouvait plus durer ! On fit appel à « nos valeurs », celles que nous évoquons à chaque période de crise - et il n’en manque pas ! - Et l’on adjura nos politiques de « faire quelque chose » !
Cette affaire trouva effectivement son épilogue, cette année : en effet, la Collectivité de Corse dûment admonestée, prit la décision de réguler le nombre de visiteurs, non seulement à Purcaraccia, mais également dans la Restonica et aux îles Lavezzi. Tout le monde était content, d’autant qu’aucun paillotier, aucun batelier ne s’était mis à protester sur l’un ou l’autre de ces sites !
Pendant ce temps-là, il paraît que la vie s’écoulait paisible dans la réserve de Scandola : les dauphins rêvaient de la célébrité de Flipper, et cabriolaient à qui mieux mieux parmi les petits et les grands bateaux qui sillonnent la réserve, du matin au soir. Les chèvres sauvages elles-mêmes, comprenant que les « Oh ! », les « Ah ! » des touristes traduisaient une grande bienveillance à leur égard, s’enhardissaient au bord des falaises, pour se faire prendre en photos… Seuls les balbuzards, animaux pudiques s’il en est, refusaient de se reproduire tant que tout ce monde ne se serait pas éloigné !
Le Préfet maritime prit alors un arrêté demandant de façon élégante que l’on foute la paix aux balbuzards et qu’on les laisse vivre leur vie ! Cela mit en fureur la moitié des bateliers, et cela fit rigoler l’autre moitié, car enfin, que pouvait comprendre aux balbuzards ce fonctionnaire français, enfermé dans son bureau, quand eux, franchissant deux à trois fois par jour les limites de la réserve, étaient salués par les dauphins, les chèvres sauvages et même par quelques balbuzards qui persistaient à s’imposer sur leur territoire ?
Je ne sais pas vous, mais moi, je déteste cette vision cucul-la praline de la Nature, façon Disney, avec ces animaux qui ne rêvent que de s’amuser avec les humains, et de faire ami-ami avec eux : des millions d’années après leur création, les animaux n’auraient toujours pas compris que l’homme est un prédateur ? On ne doit pas fréquenter les mêmes bêtes…
À dire vrai, je ne suis pas plus sensible au stress du balbuzard qu’à l’otite du mérou, ou à la dépression post-partum de la chèvre sauvage. Mais, cette insensibilité ne saurait me détourner d’une conviction que j’ai chevillée à l’âme : quand je ne serai plus là, Scandola sera toujours Scandola, mais si venaient à disparaître les balbuzards, les dauphins, les chèvres sauvages, les tortues de mer, les coraux, les mérous, les langoustes, Scandola ne serait plus qu’un amoncellement monstrueux de roches, cerné par un ciel vide et une mer dépeuplée. La vie l’aurait quittée.
Or, ce qui fait l’unicité de Scandola, qu’on la découvre par mer, ou qu’on la devine de la route, c’est que son paysage permet de saisir, mieux qu’à travers un traité de philosophie, le concept de beauté. C’est une vibration de l’air, un frémissement, la grande respiration de la mer, ce rythme impulsé par la vie cachée au creux d’un rocher, ou furtivement montrée entre ombre et lumière, qui provoquent un chatouillis de l’âme : va-t-on enfin comprendre d’où l’on vient ?
Pénétrer dans Scandola, c’est pénétrer dans le mystère de la Création, c’est se dire que c’est forcément après Scandola que Dieu a décidé de se reposer. Certes, il a fait des choses plus grandioses ailleurs, mais peut-on imaginer autant de merveilles rassemblées sur un aussi petit territoire ?
Scandola, c’est ce vers quoi tend toute création artistique : une beauté, une harmonie, un équilibre nés du chaos, de la surabondance de matières, de couleurs, de lumière, de l’aspérité, du tranchant d’une roche, du grésillement de l’air, du froissement soyeux de la mer.
Si l’on peut admettre que la grotte de Lascaux ne soit plus visitée que virtuellement, si l’on accepte l’interdiction de ne pas prendre de photos dans la Chapelle Sixtine, parce que les flashs abîmeraient les peintures, et si plus prosaïquement, on se soumet à la règlementation pesant sur les « Établissements recevant du public », alors, pourquoi supposer qu’une règlementation régissant la fréquentation de Scandola serait intolérable ?
Vous l’aurez deviné : je ne suis pas passionnée par le taux de fécondité du balbuzard, mais j’ai bien compris que son sort est indissolublement lié à celui de Scandola.
Alors, je remercie bien vivement le Préfet maritime qui a pris l’arrêté réglementant la navigation et le mouillage aux abords des nids de balbuzard pêcheur, et l’association U Levante qui, une fois de plus, aujourd’hui, mène un combat courageux dans lequel ses membres vont récolter moqueries et injures, quand ce ne sera pas des menaces.
« Tout ça pour un balbuzard ! » diront certains… Eh bien ! Non ! Tout ça pour Scandola, autrement dit : tout ça pour nous, pour nos enfants et les enfants de nos enfants…
Dans l’Ecclésiaste, il est dit : « Un âge s’en va, un autre vient, et la terre subsiste toujours. »
Toujours ? Que faisons-nous pour que la terre, et donc Scandola, subsiste toujours ?
Ce texte est paru pour la première fois en juillet 2022 sur le site d'U Levante
Cette affaire trouva effectivement son épilogue, cette année : en effet, la Collectivité de Corse dûment admonestée, prit la décision de réguler le nombre de visiteurs, non seulement à Purcaraccia, mais également dans la Restonica et aux îles Lavezzi. Tout le monde était content, d’autant qu’aucun paillotier, aucun batelier ne s’était mis à protester sur l’un ou l’autre de ces sites !
Pendant ce temps-là, il paraît que la vie s’écoulait paisible dans la réserve de Scandola : les dauphins rêvaient de la célébrité de Flipper, et cabriolaient à qui mieux mieux parmi les petits et les grands bateaux qui sillonnent la réserve, du matin au soir. Les chèvres sauvages elles-mêmes, comprenant que les « Oh ! », les « Ah ! » des touristes traduisaient une grande bienveillance à leur égard, s’enhardissaient au bord des falaises, pour se faire prendre en photos… Seuls les balbuzards, animaux pudiques s’il en est, refusaient de se reproduire tant que tout ce monde ne se serait pas éloigné !
Le Préfet maritime prit alors un arrêté demandant de façon élégante que l’on foute la paix aux balbuzards et qu’on les laisse vivre leur vie ! Cela mit en fureur la moitié des bateliers, et cela fit rigoler l’autre moitié, car enfin, que pouvait comprendre aux balbuzards ce fonctionnaire français, enfermé dans son bureau, quand eux, franchissant deux à trois fois par jour les limites de la réserve, étaient salués par les dauphins, les chèvres sauvages et même par quelques balbuzards qui persistaient à s’imposer sur leur territoire ?
Je ne sais pas vous, mais moi, je déteste cette vision cucul-la praline de la Nature, façon Disney, avec ces animaux qui ne rêvent que de s’amuser avec les humains, et de faire ami-ami avec eux : des millions d’années après leur création, les animaux n’auraient toujours pas compris que l’homme est un prédateur ? On ne doit pas fréquenter les mêmes bêtes…
À dire vrai, je ne suis pas plus sensible au stress du balbuzard qu’à l’otite du mérou, ou à la dépression post-partum de la chèvre sauvage. Mais, cette insensibilité ne saurait me détourner d’une conviction que j’ai chevillée à l’âme : quand je ne serai plus là, Scandola sera toujours Scandola, mais si venaient à disparaître les balbuzards, les dauphins, les chèvres sauvages, les tortues de mer, les coraux, les mérous, les langoustes, Scandola ne serait plus qu’un amoncellement monstrueux de roches, cerné par un ciel vide et une mer dépeuplée. La vie l’aurait quittée.
Or, ce qui fait l’unicité de Scandola, qu’on la découvre par mer, ou qu’on la devine de la route, c’est que son paysage permet de saisir, mieux qu’à travers un traité de philosophie, le concept de beauté. C’est une vibration de l’air, un frémissement, la grande respiration de la mer, ce rythme impulsé par la vie cachée au creux d’un rocher, ou furtivement montrée entre ombre et lumière, qui provoquent un chatouillis de l’âme : va-t-on enfin comprendre d’où l’on vient ?
Pénétrer dans Scandola, c’est pénétrer dans le mystère de la Création, c’est se dire que c’est forcément après Scandola que Dieu a décidé de se reposer. Certes, il a fait des choses plus grandioses ailleurs, mais peut-on imaginer autant de merveilles rassemblées sur un aussi petit territoire ?
Scandola, c’est ce vers quoi tend toute création artistique : une beauté, une harmonie, un équilibre nés du chaos, de la surabondance de matières, de couleurs, de lumière, de l’aspérité, du tranchant d’une roche, du grésillement de l’air, du froissement soyeux de la mer.
Si l’on peut admettre que la grotte de Lascaux ne soit plus visitée que virtuellement, si l’on accepte l’interdiction de ne pas prendre de photos dans la Chapelle Sixtine, parce que les flashs abîmeraient les peintures, et si plus prosaïquement, on se soumet à la règlementation pesant sur les « Établissements recevant du public », alors, pourquoi supposer qu’une règlementation régissant la fréquentation de Scandola serait intolérable ?
Vous l’aurez deviné : je ne suis pas passionnée par le taux de fécondité du balbuzard, mais j’ai bien compris que son sort est indissolublement lié à celui de Scandola.
Alors, je remercie bien vivement le Préfet maritime qui a pris l’arrêté réglementant la navigation et le mouillage aux abords des nids de balbuzard pêcheur, et l’association U Levante qui, une fois de plus, aujourd’hui, mène un combat courageux dans lequel ses membres vont récolter moqueries et injures, quand ce ne sera pas des menaces.
« Tout ça pour un balbuzard ! » diront certains… Eh bien ! Non ! Tout ça pour Scandola, autrement dit : tout ça pour nous, pour nos enfants et les enfants de nos enfants…
Dans l’Ecclésiaste, il est dit : « Un âge s’en va, un autre vient, et la terre subsiste toujours. »
Toujours ? Que faisons-nous pour que la terre, et donc Scandola, subsiste toujours ?
Ce texte est paru pour la première fois en juillet 2022 sur le site d'U Levante