Robba
 



Qui l’on est, d’où l’on est



En Corse, la naissance et le développement du mouvement nationaliste ont posé de façon nouvelle -et polémique- la question des racines, des attachements et de l'identité. À travers un parcours introspectif, Sampiero Sanguinetti nous rappelle leur importance et leur influence sur nos vies, tout en mettant en exergue leur complexité et l'impossibilité des définitions univoques.



L’émergence en Corse d’un « mouvement national » ou « nationaliste » a nourri l’existence d’un débat passionné sur le sens profond de cette référence. Le passage progressif du vieux régionalisme à une plus moderne forme d’autonomisme signait l’évolution d’une idée en progrès. Puis encore au-delà, le nationalisme était une manière de pousser au bout l’idée plus générale de l’émancipation.
Pour les plus ambitieux, cette émancipation doit, tout naturellement, déboucher un beau jour sur la souveraineté. Mais en attendant « les nationalistes » en Corse sont tous ceux qui combattent les défauts, les excès du « nationalisme jacobin français ». Le nationalisme corse serait donc à la fois un désir d’exister et le reflet (le reflet inversé) du nationalisme français. Les uns sont tout prêts, bien sûr, à endosser ce reflet inversé dans son intégralité. Les autres se refusent à en assumer les versants contestables.
 
Les uns sont de la nation, les autres se veulent au-dessus : « universalistes ». Les uns pataugeraient dans un nationalisme porteur de toutes les formes de racisme ou de nombrilisme. Les autres planeraient dans le monde autoproclamé des Lumières. Nous autres humains serions dans l’entre-deux : le peuple sans le nationalisme, l’universalisme sans l’arrogance, l’appartenance sans le communautarisme, la vie pour ce qu’elle est sans l’illusion intellectuelle d’une supériorité, la révolution sans l’échafaud… Nous pouvons toujours proclamer urbi et orbi ce que nous voudrions être ; ce que nous sommes nous rattrape inexorablement. J’essaye donc, avant toute chose, d’analyser ce que je suis. Par souci d’honnêteté.

Geugraffia

Tonì Casalonga
Tonì Casalonga
J’ai très souvent erré entre île et continent.
 
En partant d’Ajaccio pour aller à Marseille, je ne savais plus très bien si l’île et si la ville dont je venais alors existaient réellement. J’eus, comme on dit, un doute. La ville était située à 41°55’ de latitude nord et 8°43’ de longitude est. Mais lorsque vous portiez ces coordonnées sur des cartes italiennes, il pouvait arriver de ne rien découvrir à cet endroit précis. Et lorsque vous cherchiez, encore à confirmer ces mêmes coordonnées sur une carte française, vous pouviez constater qu’elles étaient fantaisistes. À l’exception de quelques volcans capricieux, les terres émergées n’ayant pas la faculté d’apparaître ou de disparaître, ni celle de se déplacer, un certain mystère entourait cette terre-ci.
 
La Corse étant française, l’Italie l’effaçait alors que les Français la rapprochaient de leurs côtes. Chacun s’arrogeait le droit de déplacer ses pions sur la carte du monde. Les pions, avec le temps, ne savaient plus très bien ni ce qu’ils étaient ni où ils étaient. Or, il est difficile de vivre sur cette planète sans savoir où nous sommes, c’est-à-dire, également en partie qui nous sommes.
 
L’existence par ailleurs de mon lieu de destination, bien que moins aléatoire, manquait de précision. Les habitants de l’île, l’île dont je venais, avaient coutume de taire le nom du pays. Ils disaient “Continent”. Du point de vue strictement matériel, cette désignation peu précise, pourtant conçue en forme d’évidence, pourrait vouloir nommer la partie du continent visible de cette île ? Eh bien non, voyez-vous, ce serait trop facile. Il existe de fait une partie de continent vers l’est, vers le Levant, dont on aperçoit les côtes certains jours par temps clair. Mais cette portion-ci de notre univers n’était pas couramment désignée sous le nom de Continent. C’était un pays, à savoir l’Italie. Le pays que les insulaires désignaient sous le nom de « Continent », à savoir la France, se trouvait beaucoup plus loin vers l’ouest ou le nord-ouest.
 
D’un autre point de vue, l’idée même d’opposer à sa propre nature celle du “continent” pourrait être une manière d’affirmer avec force son insularité et son existence (puisque, nous l’avons dit, il y avait sur les cartes une incertitude quant à cette existence). Mais cette  explication ne tient pas non plus : refuser de dire le nom du pays qu’on entend désigner, dès lors que ce n’est pas d’abord pour le nier, peut-être à contrario une manière subtile de ne pas se distinguer : “Nous sommes une île qui n’est pas le continent, mais qui n’est pas tout à fait une île puisqu’elle est un morceau de ce même continent, de cette identité...”,  semblaient dire les habitants de cette terre émergée. 
 
La France est un pays clairement identifié, partie nous l’avons dit du fameux continent, mais l’île dans cet ensemble, comment la qualifier ? Cette côte m’était connue, berceau de ma famille, espace géographique centrifuge et d’équilibre du parcours initial, lieu de mes souvenirs, un mythique port d’attache, à chacun son Ithaque… Cela n’aurait pas de sens, il me faudrait le taire, ou plus exactement l’oublier à jamais ? Ne nous a-t-on appris que nous appartenions à une « immense Nation », dont l’esprit  supérieur nous portait au-delà de nos pauvres racines ?
Ah les pauvres racines ! J’ai toujours su pourtant que ce n’était pas si simple. J’ai toujours aperçu dans le regard des autres, hors de notre univers, cette interrogation à la déclaration de mes noms et prénoms. Il m’a toujours fallu justifier l’étrangeté et dire mon origine, raconter de notre île l’histoire et les héros, la magie, les montagnes (parce que mes camarades ne pouvaient concevoir que ces deux opposés, la mer et la montagne, les plages et les sommets, pussent se rencontrer aussi complètement). J’imagine sans peine qu’ils ne me crurent pas.

Nos pauvres héros ont dû leur apparaître vaguement folkloriques. Puisque, c’est évident, le vrai, le seul, l’unique, tout le monde le connaît. Personne n’a pensé à venir contester ses victoires et sa gloire, les siècles qui contemplent du haut des pyramides, Austerlitz et Iéna, grognards et maréchaux, l’Île d’Elbe et les Cents jours, la fin à Sainte-Hélène… Cette légende-ci, exclusive, insensée, nous a fait à coup sûr plus de mal que de bien.
Nous étions condamnés : paysans ou empereurs, voyous ou professeurs, bandits ou justiciers, tire-au-cul ou docteurs... pas d’autres alternatives, pas de juste milieu, pas de demi-mesure, la gloire ou le mépris… Notre  île  avait  sombré  sous  le  poids du Natif. Nous n’étions rien de plus dans le regard du monde (et de mes camarades) qu’un socle de statue. Je pense qu’ils ont senti à travers mes discours un début de révolte, une autre vérité, plus simple et plus humaine, sans ors et sans trompettes… Mais quel était le sens du désir d’origine ? Pourquoi ce pays-ci serait-il plus aimable ? Est-il indispensable de savoir ses racines ?...
 

Nome

Mes parents m’ont doté d’un drôle de prénom. Pourquoi, me direz-vous, encombrer les enfants d’un attribut gênant ? Parce que les hommes, ici-bas en ce monde, répondent à des noms qui révèlent en partie l’histoire de leur lignée, les lieux de l’origine, les accents de la culture, le choix très personnel d’un père et d’une mère, à défaut d’un tuteur. Nous sommes localisés, posés sur la planète, héritiers de destins, destins d’individus…Nous ne sommes pas encore, pas encore totalement, fichés par numéros sans autre référence, d’Orient en Occident, d’un hémisphère à l’autre...
Parce que c’était le nom d’un héros insulaire. Je vous vois opiner, un sourire ironique en travers de la bouche. Or vous faites erreur, mon père était loyal, militaire de carrière et sans arrière-pensées, du moins en me nommant. Il aimait son pays et il aimait son île. Cette dualité, surtout en ce temps-là, lui semblait naturelle. Il a donc dû penser que ce qui est de l’un est aussi de l’autre. Il doit en être ainsi : c’est ce qu’on nous a dit. Un excès d’optimisme ?
 
Le fait est que ce nom, partie ou élément de mon « identité », marquait ma différence. Une sorte d’étrangeté que je ne reniais pas... Vivant hors de notre île le plus clair de l’année, je devais expliquer qui j’étais, d’où j’étais, ce qu’était ce prénom, ce qui me distinguait. Mais tout se compliquait lorsque je retournais l’été parmi “les miens” au rivage de notre île : je devais bien admettre qu’au village non plus je n’étais pas conforme. Mes goûts, mes habitudes, ma manière de penser, trahissaient trop souvent le petit citadin que j’étais devenu.
Les paysans alors vivaient dans les villages au rythme saisonnier des récoltes, des vendanges et de la transhumance. Durant les grandes chaleurs ils gagnaient la montagne, fuyant le littoral (ils étaient assez rares, les habitants de l’île qui fréquentaient les plages). Je devais avouer en ce qui me concerne une nette préférence pour le sable brûlant, la fraîcheur des bains de mer, la lumière du rivage, toutes formes d’insouciance.

La montagne est prégnante. Elle ne permet jamais l’assoupissement total. Elle est un stimulant qui éveille les sens, aiguillonne la pensée. Il peut y faire très chaud comme il y fait très froid. Même au cours de l’été de terribles orages viennent déchirer la nuit. Le noir y est plus noir, le vert y est plus vert, les pierres y sont plus dures, l’eau y est plus limpide, les vents y sont coupants, les sons « plus lumineux », le mystère plus mystère, les morts toujours présents, les vivants plus modestes bien qu’excessivement farouches, trop secrets, trop pudiques…
Cela ressemblait fort à l’envers du décor, à la vérité vraie de l’intérieur des gens. Cela me fascinait. Mais au cœur de l’été, j’aimais aussi la mer qui me guérissait mieux (c’est ce que je croyais) du souci des cités, des grands murs encrassés, du macadam-trottoirs, de l’automobile-bruit, du métro sous-terrain, de l’heure des rendez-vous, les rendez-vous manqués, le sentiment absurde de ne servir à rien, qu’à croiser le chemin des puissants qui gouvernent et qui disparaîtraient sans notre agitation…
 

Lingua

En étaient-ils conscients les hommes de ces montagnes, loin des bords de la Seine, des faubourgs de Broadway, de Buckingham Palace, du P alais de Liria, du Colisée à Rome ou bien de la Place Rouge, en étaient-ils conscients chaque jour que Dieu fait… conscients de la magie du pays qu’ils habitent ?... Ils en étaient conscients ! Bien sûr qu’ils en étaient… Conscients et lunatiques.
Aussi hauts le lundi qu’en bas le vendredi, magnanimes au soleil et tourmentés la nuit, optimistes au matin pessimistes le soir, pacifistes sincères et vengeurs obligés… Il faut avoir longtemps (dès la plus jeune enfance) baigné dans ces contrastes pour se montrer capables de survivre à leurs chocs. Les enfants du pays avec qui je jouais, faisaient l’apprentissage de cette transhumance de l’âme et de l’esprit. J’étais le citoyen d’un monde plus étal.

Mais la vraie différence, celle qui me tourmentait, impossible à cacher, tenait à l’expression. J’entendais notre langue, je ne la parlais pas ou trop imparfaitement. C’est à la langue de Proust et à celle de Dante, les langues du continent, que dès le plus jeune âge mes lèvres s’étaient rompues. Je faisais des efforts pour tenter de parler mais immanquablement mes camarades riaient de mes italianismes.
La langue des puissants, policée par les maîtres, érudits ou savants, a perdu la saveur des langues d’origine. La langue des petits peuples a conservé encore les couleurs de la terre, de la rue et des gens. Parler ne suffit pas, il faut savoir chanter parfois même jouer. Apprendre est difficile, les mots ne vont pas seuls, il faut savoir leur vie. J’évitais donc les mots et en quittant notre île, chaque mois de septembre, j’allais redevenir le petit insulaire, là-bas au continent, pour ceux qui ne savent pas ce qu’est vraiment notre île… Partout inadapté, partout un étranger, partout pris pour un autre, citoyen inutile d’une bande inexistante de ce sable léché par le ressac léger des vagues de la mer au rivage de notre île. Ni terrien, ni marin, coquillage ou ver de terre...
 
Que l’identité soit une différence et que les différences définissent les peuples ne me dérange nullement. Mes différences à moi, comme celles des émigrés, de tous les voyageurs, me laissaient suspendu entre plusieurs mondes. Cela n’est pas très grave dès lors qu’on se situe ou qu’on peut se situer entre ces multiples mondes. Nous ne sommes ni de l’un, ni tout à fait de l’autre mais nous n’ignorons pas où se trouve l’entre-deux : nous savons où nous sommes.
Et c’est cela qui nous sauve : savoir où nous sommes. Il est donc important que ces repères existent, que l’île soit bien une île, qu’elle ne perde pas ses mots, qu’elle cultive sa mémoire, et que « le continent », le fameux continent, s’assume pour ce qu’il est, l’antithèse des îles, un contraire évident. Et qu’autour de la table il y ait toujours une place pour celui qui n’a pas, ne sait pas où manger, et dans la maison un lit toujours prêt, ou une couche dans la paille, pour celui qui ne sait où dormir à la nuit…
 
Samedi 1 Juillet 2023
Sampiero Sanguinetti


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