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Pour une géographie des terrasses : le modèle du Circulu


Dans notre imaginaire et sûrement par construction historique, la géographie est la science des grands espaces. Elle porte notre regard au loin, celui des découvertes. Jean-Michel Sorba s’intéresse ici à ce qui serait une géographie qui cherche à penser aux dimensions de la Corse, celles des petits espaces, aux dimensions de nos mémoires et de nos projets. Une réduction du champ au profit d’une focale qui n’est pas dénuée de découverte. Avec les terrasses de nos villages nous découvrons la matière, les gestes et la culture des anciens qui pourraient reprendre vie avec les crises. L’occasion de s’intéresser au circulu cet espace discret, souvent caché par le maquis, susceptible pourtant de revitaliser les communautés rurales de demain.



U circulu et ses terrasses : un modèle alimentaire communautaire

Orte di a Verdese
Orte di a Verdese
Dans un article paru il y a exactement 40 ans, Dumenicantone Geronimi proposait au moyen de la langue et à partir du village de Marignana, une interprétation de l’occupation de l’espace du village corse, de ses usages et de ses symboles. L’espace villageois y apparait selon une organisation en cercles concentriques. Le point central est constitué de la maisonnée, a casa qui comprend la famille qui l’occupe, vient ensuite son aire d’évolution, a piazza, puis figure u paese, le corps matériel et spirituel de la communauté, théâtre d’appartenance où se joue les sociabilités ; ensuite vient u circulu qui marque le début de la zone de production, lui-même entouré d’un espace plus vaste, e cunfine.
L’auteur décrit ainsi avec minutie une organisation spatiale qui reprend les grands traits de l’espace du village médiéval à partir duquel il est possible d’étendre l’espace villageois à l’ager, au saltus et à la silva, respectivement selon le schéma agraire de la Corse, e prese, u rughjonu e u furestu.  

Nous nous intéressons ici au circulu, l’espace périvillageois, réservé au jardin potager et aux fruitiers, espace vivrier qui apparait comme une marqueterie sur le cadastre des communes de Corse. Dès l’époque génoise, cet espace interdit aux animaux « difesu par tuttu ciò chì era appasturatu » nous dit l’auteur, a fait l’objet d’une gestion vivrière. Il était par excellence le lieu du commun, non pas qu’il soit systématiquement propriété communale mais parce qu’il était l’objet d’une gestion en commun de parcelles vivrières attribuées à chaque famille du village. La complémentarité entre les cultures vivrières et l’élevage était remarquable de maitrise et d’intelligence d’action avec le vivant, selon les principes d’une agriculture circulaire sans intrant et utilisatrice des fumures organiques.
Les espaces du circulu fertilisés par des générations de paysans - il suffit d’examiner les photos aériennes de la fin des années 50 pour se rendre compte de l’étendue de leurs usages - étaient des lieux habités avec autant d’intensité que les maisons elles-mêmes. Le plus souvent organisés en terrasses hydrauliques, ces petits espaces agricoles ne réclamaient pas moins de compétences techniques, de savoir-faire horticoles, de capacité organisationnelle - pensons au tour d’arrosage - et de capacité politique pour réguler leurs différents usages que les grandes emblavures des plaines littorales.

Nous savons ce qu’il est advenu de ces espaces de vie, l’abandon des activités domestiques suite à la décrue démographique du XXe siècle jusqu’à son étiage en 1962 avec seulement 162 000 habitants. Un souvenir collectif douloureux pour la Corse des villages, quasi traumatique, à l’origine d’une nostalgie lancinante pour les générations du XXe siècle.
L’abandon se traduit par une forme d’ensauvagement des villages, l’emmaquisement, les divagations animales, la perte de maîtrise des troupeaux et de l’espace, avec pour terme la destruction des terrasses, des murettes et finalement des sols. Que peut-on attendre de ces espaces aujourd’hui ? Que doit-on craindre ou espérer de leur régime de propriété, de leurs usages et de leurs rôles dans l’organisation spatiale des villages de demain.
 

Des espaces de revitalisation des villages

Au titre des craintes, la poursuite de l’abandon est le scénario le plus probable et peut-être le plus redouté. Quel projet peut-on construire pour des villages improductifs relégués à une vie stérile, pressés par la menace des incendies ? Quoi de pire que de léguer aux générations qui suivent le spectre d’une histoire si riche, le coût moral et financier de villages en ruines ?
Il faut également garder à l’esprit la vulnérabilité des villages face à la spéculation, un autre malheur serait en effet le rachat par compartiment des villages, de leurs hameaux, des maisons qui les composent, par les riches populations urbaines venues de France ou d’Europe du Nord, risque probable et avéré dans certaines régions rurales européennes. On a pu voir en Ardèche des anciens bâtiments publics, des écoles voire des églises, rachetés sans réels obstacles par des acquéreurs venus en groupe.

Aujourd’hui ces micropropriétés qui composent le circulu, privées pour la plupart, d’une surface de quelques milliers de m2, sont l’objet d’un nouvel intérêt. Ce regain qui n’est pas encore une véritable relance, ne concerne pour l’instant que les villages les moins touchés par la déprise. Souvent portées par les mairies ou les communautés de communes, dans le cadre de projets publics nationaux (PAT) ou européens (Gal Leader), ces projets entendent apporter une réponse aux aspirations des populations villageoises et urbaines, d’origine corse et quelquefois venues d’ailleurs.
Se joue peut-être avec les terrasses un changement de regard sur le village et ses alentours. Pour les générations de l’exode rural, elles incarnaient l’ancien monde, celui de l’échec des départs sur le continent, de la subsistance et du passé. À ce titre, il semble bien que les terrasses constituent le prisme de changements profonds de nos manières d’habiter le village mais bien au-delà, nos manières d’être sur terre avec les autres, humains et non humains.  Ces petites parcelles expriment à la fois un désir d’enracinement, la reconstitution d’une puissance d’action collective connectée aux nouveaux enjeux planétaires.
Un retournement qui n’est pas tout à fait celui du riacquistu. Ce n’est plus la réappropriation par la professionnalisation d’anciennes activités domestiques qui est recherchée comme ce fut le cas dans les années 80, de l’artisanat, de l’élevage, de la castanéiculture ou encore de l’apiculture.
Avec ces nouvelles aspirations, l’action collective entend porter directement sur nos moyens d’existence en les pluralisant pour compléter voire quitter des professions et des rythmes de vie jugés harassants. Cette soif du rural qui est aussi un désir de ré-ancrage aux territoires est associée à l’attractivité des métiers de la terre, à la recherche d’une alimentation saine, le tout sur fond de crainte de disettes par des populations qui souvent n’ont pas connu la « vie au village ». Les projets de remises en culture individuelle ou collective des terrasses s’inscrivent dans un imaginaire que seule l’expérimentation peut consolider.  
 

Des lieux d’expérimentation technique pour une nouvelle citoyenneté villageoise

Les crises incitent à analyser, particulièrement en Corse, comment ces espaces peuvent contribuer avec succès aux transitions qu’imposent le changement de régime climatique en termes à la fois technique, social et politique. Il s’agit en effet de délibérer et de définir des règles de gestion qui intègre la production et la reproduction des ressources du commun.
Cependant, l’ancienne organisation des communautés villageoises ne permet pas d’affronter les nouveaux enjeux pour faire des terrasses des lieux d’expérimentation d’une citoyenneté villageoise structurellement différente. Ces dernières qui organisaient l’espace et la production selon des lignées souvent claniques ne peuvent convenir aux nouvelles aspirations d’accomplissement individuel et d’intelligence collective. Car la transformation en cours ne concernent pas seulement la gestion foncière, les régimes de propriété, les allocations de ressources, elle porte encore plus fondamentalement sur une nouvelle définition du commun.

Alors, les jardins familiaux d’hier peuvent-ils se muer en jardins partagés d’aujourd’hui ? C’est-à-dire des jardins qui combinent des attentes nourricières bien sûr mais qui mettent également en partage des fonctions éducatives, de sociabilité, de détente, portées par un militantisme qui renouvelle le rapport au vivant.
Plusieurs initiatives sont prises actuellement avec des points d’entrées différents. En Balagne, la relance des terrasses participe d’un projet de démocratie alimentaire ; en montagne, sur le GR, le projet alimentaire porte sur l’approvisionnement des refuges à partir des productions villageoises, dans les régions proches des villes, à Aiacciu et à Bastia, les communes environnantes se voient assignées un rôle nourricier ; dans le Fium’orbu Castellu des terrasses sont relancées à partir d’une recherche active de parcelles au bénéfice d’une variété de projets agricoles ; ailleurs la relance porte sur une activité comme la valorisation des châtaigneraies que l’on observe dans plusieurs communes de Corse.
Un point commun à ces initiatives, celui d’une expérimentation à la fois sociale et technique chaque fois assumée. Ces micro-territoires de projet nourrissent des expériences d’acteurs différents élus, personnels des institutions, experts, usagers et habitants propices à l’édification d’une nouvelle société paysanne.
 

Un espace-test de transition alimentaire au cœur des villages

Au-delà d’un cadre conservatoire qui se nourri de l’amour des vieilles pierres, les terrasses de nos villages peuvent être plus que des espaces-supports de jardins familiaux, ce qui serait tout de même un bon début. Lorsqu’on s’y intéresse, ces petits espaces périvillageois sont potentiellement de véritables points d’appui pour une reconquête alimentaire. Un peu à l’image de ce qui se fait avec les espaces-test agricoles des zones périurbaines, les terrasses de village peuvent être les espaces de la transition agroécologique au profit non pas des populations urbaines mais des populations villageoises.
Rappelons que les espaces-tests agricoles, inspirés des pépinières d’entreprise du monde industriel, ont été conçus pour favoriser l’installation d’agriculteurs extérieurs au monde agricole afin de remédier au déficit de renouvellement des exploitations. Le programme en cours de la communauté d'agglomération du pays ajaccien est prometteur et peut être inspirant pour les communes rurales. Le dispositif comprend l’allocation foncière, la mise à disposition de moyens juridiques et financiers et enfin un accompagnement technique qui favorise l’autonomisation de l’agriculteur en l’espèce l’autonomie de l’usager. La même formule peut être utilement proposé au profit de projets d’installation dans les villages. Du fait de leur localisation, de leur dimension, de leur usage traditionnel et de leur régime de propriété, les terrasses peuvent devenir les espaces-tests des villages.
Ce serait un début de reprise en main de l’alimentation mais également un moyen de reconstituer la capacité d’action des personnes et des collectifs qui fait tant défaut à la ruralité. Cadre de l’action publique municipale, lieu d’essai sociotechnique et lieu d’expérimentation politique, u circulu, espace-test alimentaire des villages, propose un cadre spatial et un modèle ascendant de reconquête alimentaire à prendre au sérieux dans la perspective d’une économie de subsistance.
 
 
Mercredi 31 Janvier 2024
Jean-Michel Sorba


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