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Plaidoyer pour une bio-région corse



Derrière l’expression « bio-région », quelles nouvelles façons de penser la relation entre milieu et population ? Chì quadru per pensà sta leia tra terra & populu chè no’ sentimu qui ? Voilà quelques années que ce concept se diffuse au-delà des sphères universitaires pour nourrir les désirs de renouveau politique. Au-delà d’une présentation de ce courant d’idées, Thierry Dominici, politologue, nous propose une vision biorégionaliste de l’écologie insulaire.



Maddalena Rodriguez-Antoniotti,  Eloge de la ruralité
Maddalena Rodriguez-Antoniotti, Eloge de la ruralité
Aujourd’hui, la crise écologique annonce un phénomène sociétal des plus paradoxaux : Nous sommes tous rattrapés par les maux générés par nos révolutions techno-industrielles.
Il suffit d’observer à l’œil nu, devant nous, sous nos fenêtres, la pollution de l’air, les déforestations, les feux de forêts, et plus loin, à vol d’oiseau, la désertification, l’érosion et la destruction des sols, les accidents nucléaires, et plus loin là-bas, à quelques tire-d’aile, la plastification et la pollution des océans, de l’eau potable, des terres et des organismes vivants, pour être plus complet ajoutons l’apparition de nouvelles pandémies, et plus haut, le changement climatique, les gaz à effets de serre, les canicules et les vortex polaires, alors que loin de nous, là-bas où demeure un lopin de la nature que nous imaginons sauvage et lointaine tel un monde parallèle, mais bien arrimée à notre conscience d’humain, l’extinction massive de la biodiversité. Toutes ces plaies sont inhérentes à notre économie technicienne. Certains parlent de "capitalocène " d’autres, plus nombreux, d’anthropocène.

L’ensemble de ces phénomènes contraint les systèmes libéraux à penser ou panser (et parfois à nier) la crise climatique qui traverse notre modèle social. Face à cette urgence écologique, une évidence s’impose : introduire l’écologique dans le champ politique, faire de l’écologie le moteur du politéia. Chaque jour, de nouveaux défis socio-politiques poussent nos systèmes démocratiques vers un changement de paradigme économique (économie verte, économie sociale et solidaire, bioéconomie, décroissance, etc.) et vers l’institutionnalisation d’une cité de plus en plus écologique (égalitaire, écocitoyenne, éco-républicaine, etc.). Cette « verdisation » de nos vies est depuis peu matérialisable dans nos imaginaires collectifs.
La crise climatique et écologique ouvre en effet sur la perspective du possible des utopies réelles. Rejetées, moquées, dénigrées hier, celles-ci viennent maintenant éroder le caractère monolithique et linéaire du modèle historique, ontologique, du système capitaliste.

De crise en crise, les partis institutionnels écologistes ont dépassé la question environnementale pour s’inscrire dans une dimension plus politique, voire pour certains plus éco-socialiste et/ou éco-républicaine. Des cadres des Verts européens proposent ainsi dans leurs discours des voies nouvelles fondées le plus souvent sur des concepts et des paradigmes issus de « l’écologie radicale » comme ceux « du commun », « du pouvoir et de sa dimension acratique », « de la décentralisation des institutions », « de la démocratie directe et de la justice sociale », « de l’égalité et de l’éco-féminisme ».
Cependant, « l’écologie radicale » est une formule très vague qui rassemble une constellation d’écologismes considérés à la marge du système. Le dénominateur commun étant la lutte sociale contre toute les formes de dominations (de hiérarchie, de classes, de genres, économiques, etc.).
 
Quel type de société écologique pour la Corse pouvons-nous tirer de ces courants ? Quelle est l’utopie réelle qui pourrait convenir à son caractère traditionnel, culturel et insulaire ?
Parmi les perspectives du possible connues il en existe une, qui me semble la moins difficile à adapter à la configuration de la Corse : c’est le biorégionalisme, qui s’articule autour deux attitudes écocitoyennes. La première se passe au niveau individuel, par notamment une forme de résilience écologique. La seconde, plus holiste, consiste à articuler un empowerment permettant d’organiser la vie en société. Pour y parvenir, le biorégionalisme propose une gestion du territoire et de l’espace du vécu (humain et plus qu’humain) en tant que bio-région.

Que faut-il entendre par bio-région ?

L’idée de « bio-région » est apparue au début des années 1970, sur la côte Ouest des États-Unis, en pleine révolution contre-culturelle californienne et au cœur d’un moment collectif et solidaire.
Le biorégionalisme a été très fécond sur le plan théorique et un ferment très puissant plus sur le plan de l’activisme. Aujourd’hui français et italiens, hier américains et canadiens, les chefs de file du courant inspirent des architectes, des philosophes, des géographes, des économistes, des politologues, mais aussi des artistes, des poètes, ou encore des paysans, des agriculteurs, des activistes et bien sûr des politiques.

Au-delà d’une certaine diversité conceptuelle, le biorégionalisme est le seul courant de pensée à souligner, d’une part, la nécessité de ne plus s’appuyer sur le seul prisme humain et, d’autre part, la nécessité d’apprendre à « réhabiter » ensemble, humains et communauté biotique (plus qu’humaine) sur un territoire naturellement écologique.
Selon l’inventeur du terme, le Canadien Allen Van Newkirk: « Les bio-régions sont provisoirement définies comme des aires remarquables de surface de la Terre, du point de vue biologique, qui peuvent être cartographiées et discutées comme modèles existants distincts, de plantes, d’animaux, et d’habitants ».

Ainsi forgée, la notion de bio-région ressemble à s’y méprendre à la définition de la « région naturelle » qui intéressait les géographes au début du XXe siècle. Toutes les deux correspondraient à une portion de l’espace terrestre essentiellement façonnée par des processus naturels (hydrologiques, climatiques, géomorphologiques ou encore biogéographiques). Et cette proximité conceptuelle, sera accentuée par les biorégionalistes puisque Peter Berg, va peaufiner l’idée de « biorégion » avec l’aide du biogéographe Raymond Dasmann.
Dès lors, ce mot va prendre tout son sens conceptuel notamment grâce à l’écho mondial de l’article de Berg et Dasmann « Réhabiter la Californie  »publié en 1976.
Ce concept de « réhabiter » les territoires selon leurs réalités écologiques devient central.
« Entre les êtres vivants et les facteurs qui les influencent, il existe une résonance particulière, spécifique à chaque endroit de la planète. Découvrir et relever cette résonance est un moyen de décrire une biorégion » et ils rappellent que « ce sont les gens qui y vivent, avec leur capacité à reconnaître les réalités du vivre in situ qui s’y pratique, qui peuvent le mieux définir les limites d’une biorégion ».

Dès 1977, ils proposent de « réhabiter » les bio-régions, et développent la notion « d’identité biorégionale » (perdue ou à redécouvrir). Ces identités (re)construites correspondraient, par analogies aux modes d’habiter traditionnels des populations autochtones, qui préexistaient à la colonisation du territoire américain; on en (re)trouve pas ou peu en dehors de ce champ d’analyse. Dans une interview donnée en 1998, Berg expliquait que « le biorégionalisme inclut les êtres humains comme espèce dans les relations entre ces caractéristiques naturelles. Il promeut une attitude, une manière d’occuper les lieux par laquelle les humains s’adaptent aux caractéristiques de la bio-région d’une manière appropriée. A ce point précis de l’histoire, cette attitude existe seulement parmi les peuples soi-disant primitifs ».
C’est aux Etats-Unis qu’on a l’habitude de situer la première bio-région : Cascadia en Californie ; mais d’autres ont vu le jour en Europe, telles que la plaine du Pô entre Alpes et Apennins, l’espace écotone du Puy de Sancy et la bio-région des oliviers sur le pourtour méditerranéen.

Qu’est-ce qu’un projet biorégionaliste ? Qu’est-ce que le biorégionalisme peut apporter à des régions dites naturelles (telles que les îles) ?

En 1985, Kirkpatrick Sale publie l’essai qui est considérée comme la meilleure source du mouvement, traduit en français sous le titre L’art d’habiter la Terre. La vision biorégionale.
On y lit que « le biorégionalisme est une réponse naturelle et organique à ce qui est certainement la tendance contemporaine la plus profonde de toutes : la désintégration des formes et systèmes établis qui ont caractérisé le monde occidental – son économie industrielle, sa société de masse, ses Etats-nations – pour la majeure partie des cinq derniers siècles ». Aussi il explique « que le biorégionalisme peut-être décrit comme un ensemble de courants de pensée politique du territoire ou du lieu du vivant : la biorégion ».

Dans la préface à l’édition française, il souligne :                     
« une des manières d’expliquer ce qu’est le biorégionalisme est d’utiliser le mot espagnol querencia. En effet, ce terme n’implique pas tant un "amour de chez-soi" comme le disent les dictionnaires, mais tente plutôt de raconter ce sentiment profond et silencieux de bien-être intérieur qui provient de la connaissance d’un lieu particulier de la Terre, ses rythmes journaliers et annuels, sa faune et sa flore, son histoire et sa culture ; un endroit précis au sein duquel l’âme donne des signes d’affection et de reconnaissance. […] c’est un sentiment si pleinement universel et un des éléments de l’expérience humaine de la vie depuis si longtemps qu’il semble être inscrit dans nos patrimoines génétiques eux-mêmes. On pourrait utiliser le mot français terroir, qui est bien plus qu’une simple description œnologique caractérisant un type de sol ou l’ensoleillement d’un lieu. En un certain sens, le mot témoigne des influences environnementales inhérentes à un morceau de terre particulier ; il cherche à faire voir l’ensemble des caractéristiques qui distinguent cette région de toutes les autres. »

Le biorégionalisme est une vision sociale et l’art d’habiter qui présente s’articule autour de quatre thèmes imbriqués :
  • Connaître la terre sur laquelle nous vivons et ses ressources. Ce qui permet « d’explorer les potentialités naturelles de la terre » sur laquelle nous vivons et sur « la capacité de contenance de la région ».
  • Apprendre les traditions, pour Sale, « chaque lieu à une histoire, une trace qui révèle comment ont été explorées les possibilités humaines et naturelles d’une région ».
  • Développer le potentiel, pour Sale, « développer pleinement la biorégion permet l’épanouissement des individus et des communautés qu’elle abrite, chacun devenant alors capable de mettre à profit les processus et l’ingéniosité oubliés des temps anciens, tout en bénéficiant de l’aide des compétences et des savoirs contemporains »
  • Libérer le soi, pour Sale, le biorégionalisme « implique aussi le développement du potentiel de chaque individu ».
Pour être encore plus précis, pour Sale « connaître pleinement les caractéristiques du monde naturel et être au quotidien physiquement connecté à celui-ci permet à un sens d’unité et d’enracinement ».
 
Il propose une lecture du biorégionalisme selon « les quatre critères fondamentaux de toute forme de société civilisée » que sont selon lui : l’échelle, l’économie, le régime politique et la société.
  • L’échelle : est nodale dans le projet biorégionalisme de Sale, elle permet de développer une « conscience écologique », pour ce dernier l’échelle régionale est la valeur de base pour toute bio-région.
  • L’économie : passe par l’autosuffisance et la mise en place « d’éco-régions » naturelles à l’intérieur de la bio-région (souvent intrinsèquement liées à la décroissance, aux circuits courts, à l’ESS, à la bio-économie, à l’autogestion qu'elles procurent).
  • Le régime politique, basé sur un pouvoir décentralisé, non hiérarchique et une forme de représentation démocratique locale et plus directe.
  • La société, est basée sur le vouloir vivre ensemble et l’héritage du commun que procure l’histoire, la culture et/ou l’expérience cognitive.
 
En résumé, Sale montre que toute édification d’une bio-région est soutenue par trois piliers : l’autosuffisance (pour la dimension économique), l’autonomie (administrative, politique et citoyenne) pour la dimension institutionnelle et enfin la spiritualité (écosophie, écologie profonde, éco-féminisme) pour la dimension sociétale. 
 
Dans le chapitre 10 de son essai intitulé Courants actuels, Sale rappelle qu’il existe des nébuleuses séparatistes qui se revendiquent du biorégionalisme, certains sont des séparatismes de droite et d’autres des régionalismes. En fait, il notait déjà en 1985 que les biorégionalistes entrent en résonance avec une grande partie des écologistes et des autres forces partisanes. En France, ces dernières années des collectifs à l’instar de l’Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne, des syndicats d’habitants, et même des Gilets Jaunes se sont revendiqués du biorégionalisme. Cependant, depuis 2008, selon Stefan Rindlisbacher, nous pouvons observer la construction d’un écofascisme se revendiquant du bio-régionalisme, c’est le cas notamment en Allemagne, avec la « Nouvelle Droite » de Götz Kubitschek qui récupère la thématique de la protection de la nature et de l’environnement. Pour la France, Stéphane François montre le même processus au sein de l’extrême droite.

Le concept de bio-région historique et naturelle

Kirkpatrick Sale revient sur l’idée d’une « bio-région historique ou culturelle » ; pour lui, la « fragmentation » d’anciennes formes politiques et d’allégeances ouvrent sur les mobilisations « de groupes séparatistes et des minorités résistantes ».
En tant qu’historien en dialogue avec de nombreux auteurs, il considère qu’avec le monde néolibéral nous assisterons rapidement à la fragmentation des Etat-nations et donc à un retour des constellations des appartenances régionales et des « minorités résistantes » :
 « Les mouvements proviennent des peuples enracinés dans leurs territoires et leurs histoires régionales depuis plusieurs siècles, tout cela ayant produit des caractéristiques spéciales de ces terres et ces spécificités dans les langues, les vêtements, les musiques et les folklores pour lesquels ils se battent aujourd’hui. C’est précisément parce qu’ils sont extrêmement liés à la géographie de leur lieu de vie que ces peuples ont duré si longtemps en tant qu’entités séparées, des cultures à part, et ce malgré les efforts considérables des gouvernements nationaux pour éradiquer leurs langues, détruire leurs institutions et nier leurs héritages. Ce n’est pas seulement qu’ils ont survécu ; leurs mouvements gagnent chaque jour en force à mesure qu’ils remportent des batailles pour la reconnaissance et l’autonomie. »

Il livre ainsi une liste exhaustive qui part des premières nations, auxquelles il ajoute trente-six « mouvements séparatistes explicites » dont les Corses. Il souligne par ailleurs que « le séparatisme européen, autant que le séparatisme n’importe où ailleurs, ne correspond pas exactement au biorégionalisme, et mis à part quelques petits groupes de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Angleterre ainsi que quelques tribus amérindiennes des Etats-Unis, les mouvements séparatistes ne se sont pas associés d’aucune manière explicite que ce soit à une politique écologique. Mais pratiquement toutes les différences ethniques, religieuses ou tribales qui y prennent naissance sont enracinées dans des divergences géographiques et beaucoup de groupes séparatistes, en définissant leur terre natale, démarquent ce qui, clairement peut être perçu comme une bio-région, le plus souvent de l’ordre de la géo-région. C’est particulièrement visible dans des endroits comme le Pays de Galles, la Corse, le Jura ou la Catalogne où la région ethnique correspond à une caractéristique géographique évidente, mais ce n’est pas le cas pour la Bretagne, l’Alsace, la Croatie, le Baloutchistan, le Cachemire, le Sarawak, l’Erythrée, le Québec ou la Dinétah (la terre navajo) ».

Il précise enfin que « les processus de fragmentation territoriale peuvent aussi prendre une autre forme : le régionalisme » qui serait le résultat d’« une décomposition consciente de grandes structures nationales en des structures plus petites et donc plus maniables, et en même temps une perception différente des lieux – n’est pas du même ordre politique et culturel que le séparatisme et ne cherche pas à mener l’autonomie. Aussi comme il ne menace pas l’hégémonie nationale, il est au contraire bien accueilli – quand il n’est pas encouragé par les gouvernements, qui voient lui un bon moyen de gouverner et de répartir les services au sein de pays trop grands. »

Concrètement une bio-région est donc un morceau de la biosphère dont les limites ne sont pas définies par des frontières administratives (département, région, État) mais par des limites géographiques et biologiques. Son périmètre est défini par les humains qui l’habitent – de façon autodéterminée dans la volonté de prendre soin de ce milieu de vie commune avec le reste du vivant plus qu’humain.
Une bio-région est donc l’alliage, sur un territoire aux frontières naturelles, entre une communauté habitante humaine et une communauté biotique. Elle doit être à la fois assez grande pour y maintenir l’intégrité des espèces qui y vivent et des cycles qui s’y déploient (nutriments, migrations, cycles de l’eau, etc.) et assez petite pour que ses habitants se considèrent comme chez eux.

Vers une bio-région Corse ?

Ces premières approches me semblent appropriées pour définir une écologie corse. Mais est-il possible de penser l’île en bio-région au sens premier que lui donnèrent Berg et Dasmann à savoir une nouvelle unité institutionnelle naturelle permettant une réappropriation collective des enjeux écologiques, sociaux et politiques ? Dans cet article, j’ai montré que le concept de bio-région répond directement à l’idée d’une écologie intrinsèque à l’idiosyncrasie d’un territoire naturel, aux revendications régionalistes, parfois même séparatistes de sa société.
N’est-ce-pas la configuration de la Corse, car en plus d’être une région sur le plan institutionnelle elle demeure et demeurera une île. Ainsi, si l’île par essence est un écosystème, celle-ci peut être abordée comme des éco-régions dirait Sale, et la bio-région serait l'unité organisatrice de l'activité du vivant (humain et plus qu’humain) sur ce territoire. J’ai souligné que l’intérêt du biorégionalisme c’est qu’il n’est pas une idéologie politique ou une morale écologique, mais qu’il est comme l’écrit Sale  « utile, voire productif (…) Après tout il n’y a rien de mystérieux dans ce mot – bio vient du grec signifiant « forme de vie » et région vient du latin regere, « territoire régulé » – et il n’y a rien, à bien y réfléchir, de si terriblement difficile à comprendre dans ce qu’ils signifient une fois placés l’un avec l’autre : un territoire de vie, un lieu défini par ses formes de vie, ses topographies et son biote plutôt que par les diktats humains ; une région gouvernée non par la législature mais par la nature ».

Alors faisons le pari de définir notre vision écologique par la nature et non par l’unité de l’identité ou de l’appartenance nationale à une communauté culturelle, historique ou de destin. D’autant que jusqu’à ce jour, ni l’écologie des partis politiques, ni celle portée par les nationalistes (autonomistes et indépendantistes) et encore moins la gouvernementale, n’ont su proposer un éco-régionalisme capable comme le biorégionalisme d’ouvrir sur une vision sociétale intrinsèquement liée aux caractéristiques insulaires, c’est-à-dire une vision écologique tenant compte d’abord de la situation naturelle de l’île et ensuite de la réhabitation in situ de l’ensemble du vivant. Prisonniers des carcans d’appareils pour les uns, idéologiques et gouvernementaux pour les autres, aucun de ces écologismes n’a été le catalyseur d’un tel projet de société pour la Corse.
Si nous acceptons l’idée première qu’en tant qu’île, la Corse est un écosystème de fait, alors nous pouvons ensemble imaginer une bio-région corse. Avec l’aide des nombreux travaux du bio-régionalisme nous savons maintenant qu’il existe deux stratégies pour favoriser sa mise en place : la première est la voie de l’émancipation individuelle, celle-ci polarise la focale sur la résilience écocitoyenne. De ce point de vue, il s’agira de fonder le développement d’attitudes en rapport à de nouveaux droits non formels (comme par exemple la protection de la nature, de l’environnement et du vivant). Cette stratégie ouvre sur la seconde voie, plus holiste, celle de réapprendre à vivre in situ, c’est-à-dire à réhabiter ensemble.

Tous les efforts doivent être mis, non pas sur une éthique environnementale inspirée d’une pensée écologique importée (ou imposée), mais sur notre capacité à imaginer ensemble un projet de société tenant compte du foncier, du commun de la Corse. Les projets bio-régionalistes me semblent être des outils appropriés pour penser une écologie à l'échelle de la Corse. Certes, le bio-régionalisme peut être entendu comme une pensée lointaine venant des Amériques, certes les batailles nocturnes des différentes tendances a permis certaines récupérations ou instrumentalisations ; néanmoins, le bio-régionalisme a permis aussi des glissements vers une forme de psychologie des peuples, car comme j’ai essayé de le rappeler, sur le plan local les biorégionalistes actuels sont particulièrement attentifs à la transmission des savoirs locaux, des traditions (agrestes, agraires, populaires, etc.) et donc sur les réactivations de cultures locales et régionales diverses garantes de l'adaptation environnementale, en opposition à la tendance à la monoculture et à la société marchande.
Enfin l’économie bio-régionale permettrait un nécessaire basculement vers des systèmes d’économies de stabilité, de coopération et bien évidemment d’autosuffisance et de sobriété. Pour Sale les éco-régions sont même basées sur une idée du partage, d’égalité, de commun et d’entraide. N’est-ce-pas les fondamentaux de la société traditionnelle corse ? L’histoire populaire et l’imaginaire collectif des Corses ne sont-ils pas nourris de récits qui parlent de Terre du commun, de communauté de destin et surtout de société traditionnelle ?

Vue sous l’angle de la bio-région et de la réhabitation in situ, l’insularité corse, au-delà des questions d’appartenance nationale et de communauté de destin, ne forge-t-elle pas à elle seule un projet biorégional viable ? A mon avis, la réponse est toute donnée car la Corse présente un certain nombre de caractéristiques inhérentes aux régions naturelles définies par les biorégionalistes, que celle-ci dispose de zones éco-régionales (en rapports directs avec la géographie de l’île), d’un peuplement (humains-insulaires) culturel conscient (avec ses traditions et ses savoir-faire) et enfin d’un biote originel (constitué d’une flore et du faune endémique), le tout formant un écosystème : la Corse.
Ainsi dépolitisée ou défaite de toute idéologisation, avec le biorégionalisme, la question de l’écologie de la Corse de demain donnerait aux décideurs et à tous les insulaires les outils pour se concentrer sur deux questions nodales pour l’avenir de notre île : Comment « réhabiter » in situ ? et quel projet biorégional serait le plus ad hoc pour la société insulaire ?

 

Thierry Dominici est maître de conférences en science politique à l'Université de Bordeaux

Pour aller plus loin

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Jérôme Baschet, Basculement. Mondes émergents, possibles désirables, la Découverte, Paris 2021
Peter Berg, Reinhabiting a separate country. A bioregional anthology of northern California, éditions Planet Drum foundation, Californie, USA, 1978.
Peter Berg et Raymond Dasmann “Réhabiter la Californie” https://shs.cairn.info/revue-ecorev-2019-1-page-73?lang=fr
Peter Berg, “Biorégionalism comes in Japan, in Japan Environnement monitor, édition éléectronique numéro 97(4), juin 1998.  https://www.sustainablecity.org/intervws/berg.htm
Célestin Bouglé, Le solidarisme, V. Giard & E. Brière éditeurs, Paris, 1907.
Mike Carr, Bioregionalism and civil society. Democraty challenge to Coporate Globalism, editions University of British Columbia Press, 2004
Bernard Charbonneau, Sauver nos régions. Ecologie et société locale, Editions Sang de la Terre, Paris 1991
Stéphane François, La Nouvelle droite et ses dissidences. Identié, écologie et paganisme, éditions Le Bord de l’eau, Lormont, 2021.
Stéphane François, Les vert-bruns. L’écologie de l’extrême droite en France, éditions Le Bord de l’eau, Lormont, 2022
Fréderic Dufoing, L’écologie radicale, éditions infolio, Paris, 2012.
Haud Guégen et Laurent Jeanpierre, La perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire, La découverte, Paris 2022
Laurent Lardeux, 50 nuances de green. Les jeunes activistes dans le(s) mouvement(s) climat, éditions Le Bord de l’eau, Lormont, 2024
Lasnon Louis, l’écologie politique. Des racines idéologiques à l’heure du choix, l’Harmattan, Paris 2023
Alberto Magnaghi,  La biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commu, éditions Eterotopia, Paris 2014.
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Mathias Rollot et Marin Schaffner, Qu’est-ce qu’une biorégion? Éditions Wildproject, Marseille, 2021.
Jason W. Moore, Le capitalisme dans la toile de vie : écologie et accumulation du capital, Editions Amsterdam, Paris 2020.
Jason W. Moore, l’écologie-monde. Comprendre et combattre la crise environnementale, Editions Amsterdam, Paris 2024.
Stefan Rindlisbacher , « La Nouvelle Droite écologique au XXI 21ème siècle : post-croissance, biorégionalisme et « réforme de la vie » », paru in Allemagne d’Aujourd’hui (2023/3 N)245) https://shs.cairn.info/auteur/775487?lang=fr
Thierry Paquot, Mesure et démesure des villes, éditions CNRS, Paris 2020.
Kirkpatrick Sale, L’art d’habiter la terre. La vision biorégionale, Éditions Wildproject, Marseille 2020.
Snyder, Le sens des lieux. Ethiques, esthétiques et bassins-versants, Éditions Wildproject, Marseille 2018
Allen Van Newkirk, « Bioregions : Towaards regional strategy for Human Cultures », Environnemental Conservation, 1975, vol.2,2 pp.108-119.
Erik Olin Wright, Utopies réelles, La découverte, Paris 2020
Dimanche 25 Août 2024
Thierry Dominici