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Pastoralisme et productions fromagères



Le XXe siècle corse aura été celui de la sublimation identitaire de la figure du berger. Un romantisme structurant et donnant chair à une culture soumise aux vents de la colonisation, de ses départs et de ses arrivées. La géographe Morgane Millet rappelle par les faits que le pastoralisme corse - telle que nous nous le figurons – et ses productions - telles que nous pensons les connaître - sont aussi les produits d’une histoire. Ce rappel est nécessaire pour donner un avenir durable à une activité trop longtemps sortie de l’histoire.



Vincenzo Campi, I mangiatori di ricotta, 1580
Vincenzo Campi, I mangiatori di ricotta, 1580
Commerces, restaurateurs et artisans font la part belle aux produits de l’activité pastorale corse : agneau de lait, cabri braisé, omelette au Brocciu, cannelloni au Brocciu, storzapreti, curadella, migliacci et migliacciole, fiadone… composent une liste non exhaustive d’aliments susceptibles d’éveiller nos sens et ceux des touristes lancés à la découverte du patrimoine culinaire insulaire. L’événement annuel de la foire du fromage de Venacu nous rappelle par ailleurs la diversité fromagère qui fait la fierté des bergers de la région. On retiendra la pluralité des dénominations et des manières de fabriquer - Sartinese, Calenzanincu, Venachese, Niulincu, BastelicacciaBrocciu, frescu, seccu et passu - qui nourrissent l’identité pastorale insulaire.
Loin de la figure mythique du berger corse fabriquant depuis des temps immémoriaux une production unique, stable dans le temps mais aussi peu réaliste – le fromage corse -, les productions fromagères de l’île sont multiples et connaissent des évolutions de différents ordres dont on ne suspecte pas les ramifications. Elles sont soumises aux affres du temps, aux hétérogénéités de l’espace et aux actions variées des sociétés locales. L’objectif est de revenir ici sur quelques moments structurants de l’activité pastorale corse et de proposer, à travers eux, une petite histoire des fromages de Corse.
 

1983 : le Brocciu est l’objet d’une reconnaissance officielle

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les bergers corses, éleveurs de brebis et de chèvres laitières, font face à une situation problématique. Depuis la fin du XXe siècle, la main d’œuvre périclite et les producteurs sont de moins en moins nombreux à assurer une activité laitière. L’exode insulaire et rural et les pertes provoquées par le 1er conflit mondial saignent les familles. Restent ceux qui dit-on ne peuvent pas partir. Le métier de berger est dévalorisé. Ce déclin pastoral est compensé en partie par l’installation croissante des laiteries des sociétés de Roquefort qui récoltent la grande majorité du lait de brebis durant la quasi-totalité du XXe siècle. Lorsqu’au tournant des années 1980, elles quittent pour la plupart l’île pour recentrer leur activité de fabrication dans leur berceau d’origine, l’élevage transformé ne trouve comme options que la seule fabrication traditionnelle et comme repères les savoirs majoritairement maintenus au sein des élevages de chèvres. Les débouchés sont menacés. Les bergers qui vendaient alors leur lait aux sociétés de Roquefort s’orientent vers des laiteries locales qui émergent et se développent ou se lancent dans la fabrication de leur propre fromage, en reconnectant aux savoir-faire de fabrication encore présents et vivaces dans les territoires.

Les mêmes sociétés de Roquefort envisagent de diversifier leur gamme de produits en copiant les fabrications fromagères traditionnelles corses, et plus particulièrement le Brocciu. Ce fromage fait à partir du petit-lait bénéficie d’une réputation notable, à la différence des fromages qui sont, eux, cantonnés au monde domestique : fabriqués par les bergers et vendus frais, ils sont affinés par les habitants pour leur consommation personnelle ou par quelques incitaghji, fromagers-commerçants. Avec la stratégie de diversification des sociétés de Roquefort, les bergers se voient accaparer une part de leur patrimoine. Dans un contexte général de Riacquistu, de revalorisation du patrimoine insulaire, une partie d’entre eux se regroupe et décide d’agir. Bergers fabriquant leur fromage en majorité, parties prenantes du syndicalisme agricole de l’époque, ils se battent pour faire reconnaitre l’Appellation d’Origine (AO) au Brocciu. En 1983, celle-ci lui est attribuée par les services de l’INAO [1] .
Par l’AO, on reconnait au Brocciu une aire délimitée de production, la Corse, et des savoir-faire spécifiques. Le Brocciu devient un bien collectif dont les conditions de production sont normées : toute personne souhaitant en produire doit se conformer aux conditions établies collectivement dans le cahier des charges de l’AO. Dans un contexte de défense de leur produit traditionnel face à une menace exogène, les sociétés de Roquefort, les bergers cadrent peu les conditions de fabrication du Brocciu ; ils ne soupçonnent pas que les pratiques productives soient susceptibles d’évoluer et qu’il y ait un risque associé de perte des savoir-faire.
 
[1] Institut National de l’Origine et de la Qualité, l’INAO est l’organisme qui assure la reconnaissance et la protection des signes officiels de qualité et de l’origine des produits agricoles, agroalimentaires et forestiers. C’est un établissement public, sous tutelle du Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.
 

1992 : Définir les conditions de fabrication du Brocciu !

En 1992, la réglementation européenne et nationale évolue : les appellations d’origine ne peuvent pas être attribuées à des collectifs qui en feraient la simple demande pour leur produit. Il faut désormais prouver les spécificités des produits sous appellation, les fameux liens à l’origine, et en réguler les pratiques de production. Il est demandé aux producteurs de Brocciu de revoir les conditions de production de l’Appellation. L’ensemble des personnes impliquées dans la fabrication du Brocciu doivent s’entendre sur celle-ci.
Or, la production des fromages de Corse est une activité où coexistent différentes professions aux intérêts divers, parfois divergents : les éleveurs, qu’ils soient producteurs de lait (les « apporteurs ») ou de fromage (producteurs « fermiers »), artisans-fromagers et entreprises laitières, collectant et transformant les laits provenant des apporteurs. S’engagent alors de longues négociations collectives (1992-1998) où les individus, détenteurs d’un patrimoine commun, le Brocciu, construisent ce qui en fait la spécificité et s’accordent sur les règles de production et de commercialisation. Ces négociations s’inscrivent en tensions entre nécessités marchandes et attachement patrimonial. L’un des points d’achoppement porte sur la définition de la Date Limite de Consommation (DLC). Celle-ci finalement établie sur un compromis à cinq jours doit permettre aux laiteries, alors en expansion, d’exporter leur production sur le continent tout en conservant ses caractéristiques de fraicheur.

La qualification du Brocciu ne s’arrête pas aux conditions de sa fabrication. Le Brocciu peut effectivement être vu comme la synthèse d’un processus productif : il est issu de laits produits dans des conditions particulières, par des animaux spécifiques, dans des conditions données. En 1998, les producteurs s’accordent ainsi sur le fait que la production fromagère insulaire doit être assurée par des animaux de race locale, Pecure è Capre Corse. Bien que moins productives que certaines de leurs cousines, Lacaune ou Sarde pour la brebis, Saanen ou Alpine pour la chèvre, ces animaux sont reconnus pour leur rusticité, leur physiologie adaptée au territoire corse montagneux et au milieu emmaquisé. Par la production du Brocciu, les bergers cherchent à maintenir une activité pastorale typique, où les races locales pâturent dans une variété d’espaces et valorisent la biodiversité locale : prairies, maquis, forêts, estives. Par ces effets de connexion, le Brocciu est susceptible d’être un acteur-clé de l’aménagement du territoire, de l’ouverture des paysages et de la lutte contre les incendies.

Malgré ces règles cadrant la production de Brocciu, de nouveaux enjeux émergent et s’affirment dans le monde pastoral à partir des années 2000. La modernisation agricole dont on a vu les dérives sur le continent s’est aussi insinuée en Corse, de manière moins flagrante, plus insidieuse. Les troupeaux ont été concentrés ; ils sont moins nombreux, plus grands. La nécessité de produire efficacement a conduit les producteurs à favoriser les terres mécanisables, grandes et planes, pour la culture de l’herbe, au détriment des surfaces plus difficiles, plus pentues, moins accessibles qui se sont, elles, embroussaillées. La conduite pastorale telle qu’on l’imagine – le berger guidant son troupeau au gré des pâturages et des saisons – est devenue rare en Europe et en Corse. Avec la modernisation, de nouvelles problématiques font leur place dans les débats professionnels. Le pâturage des animaux ne suffit plus à les alimenter à des fins productives ; les bergers développent une dépendance aux fourrages, majoritairement achetés sur le continent, et aux concentrés, aliments et céréales. Comment maitriser l’achat d’intrants ? Comment penser l’autonomie alimentaire des élevages de Corse ?
Au gré de l’évolution de la végétation, le maquis a ainsi perdu sa valeur fourragère, nutritionnelle, par endroits. L’espace productif a peu à peu été contracté autour des prairies. Le milieu a progressivement été disqualifié dans sa propension à nourrir les brebis et chèvres de Corse. Il a connu un « retour au sauvage », un retour à ce qui n’est ni la ville, ni la campagne[1], quelque chose qui ne ferait plus partie de nous, société humaine, mais serait autre, un dehors exotique. Les espaces s’embroussaillent, les paysages se ferment sur les villages montagnards qui sont désertés, les feux se propagent mieux et plus vite.
 

[1]Augustin Berque, Le lien au lieu (Eoliennes, 2014).
 

1996 : La foire au fromage de Venaco et la construction du patrimoine insulaire fromager

La modernisation de l’agriculture s’inscrit dans un mouvement plus général de modernisation de la société. Avec elle, la population corse, traditionnellement rurale, évolue. Elle quitte peu à peu l’intérieur de l’île pour occuper le littoral et habiter en ville. Certaines familles gardent parfois une résidence dans leur village d’origine, où l’on remonte pour les week-ends et les vacances. Ces mouvements pendulaires au « village » tendent toutefois à se raréfier. Qui habite au village aujourd’hui ? Comment ? Avec ce mouvement de littoralisation de la population, on imagine aussi que les mœurs évoluent. Elles s’urbanisent, s’éloignent des pratiques sociales et productives antérieures : quelle rémanence actuelle du patrimoine rural et alimentaire ? Parmi tant d’illustrations, voici les questions que d’aucuns pourraient se poser : Dans quelle famille affine-t-on encore les fromages à la cave ? Qui saurait encore découper et préparer l’agnellu pasquale ?

Dans un tel contexte, A fiera di u casgiu est créée à Venaco (1996) et reconduite annuellement depuis (à l’exception des deux années marquées par la Covid). L’idée est de contribuer à la vitalité des villages de l’intérieur de la Corse et de mettre en lumière le patrimoine pastoral dans sa diversité. Echanges multiples entre producteurs et mangeurs conduisent à l’identification, la sélection et à la qualification de différents types : Sartinese, Calenzanincu, Venachese, Niulincu et Bastelicaccia[1]. Cette démarche contribue à donner une réalité spatiale, territoriale aux savoirs pastoraux et fromagers, au-delà du Brocciu que l’on pense réparti de manière homogène sur le territoire corse, au-delà du fromage corse, dénomination générique qui ne connait pas de traduction concrète univoque. Ces types seront le support, à partir des années 2000, de démarches de reconnaissance de l’origine (projets d’appellations). Bien que ces projets n’ont, à ce jour, pas donné lieu à une reconnaissance officielle d’Appellation d’Origine, ils ont contribué à une impulsion générale de valorisation du terroir corse, dans sa diversité.
La foire du fromage de Venacu est devenue ainsi un lieu de construction et de mise en lumière du patrimoine insulaire issu de l’activité pastorale. Cet événement contribue à inscrire les fromages corses dans le développement général d’une économie identitaire, fondée sur la valorisation d’un patrimoine alimentaire riche – vins, huiles d’olive, agrumes, miels, viandes de lait, etc. – et extraordinaire, destiné à une population extérieure plutôt aisée – touristes et continentaux – prête à acheter des produits hauts-de-gamme relativement rares et chers.
 

[1] Jean Sorba et al., Casgi, furmagli e brocci. les fromages corses (Edition Albiana, 2015).
 

1998 : la création de Casgiu Casanu et l’affirmation du métier de producteur fermier

Au cours de la décennie 1990, la réglementation européenne est durcie. Les conditions de fabrication des produits agricoles sont davantage surveillées et doivent répondre à des normes sanitaires strictes : choix des matériaux des ateliers de fabrication, contrôle de la composition des produits, règle de la marche en avant… sont autant de règles auxquelles les plus petits producteurs, éleveurs fabriquant leur fromage et artisans-fromagers atteignent difficilement. Les investissements requis sont lourds. La tolérance des instances de l’Etat représentées en région est minimale, voire nulle. Ce contexte menaçant contribue à ce que les bergers de Corse se réunissent sous une même bannière, celle de l’association Casgiu Casanu, créée en 1999 pour défendre collectivement leurs intérêts. Avec cette association, c’est le métier de producteur fermier qui est défendu et mis en avant, c’est-à-dire celui du berger qui fait son fromage chez lui, in casa soia, à la ferme.

La promotion de l’identité fermière se superpose d’abord à celle de l’identité pastorale corse. Traditionnellement, les bergers fabriquent leur fromage, qu’ils le vendent frais ou affinés. Pour autant, le métier évolue ces dernières années. Les producteurs ont diversifié leur gamme fromagère, offrant aujourd’hui une large palette de produits à leur clientèle, pour toute occasion, extraordinaire ou quotidienne. Les productions traditionnelles aux dénominations corses coexistent avec des productions plus modernes, plus génériques – yaourts, crottins nature et aromatisés, etc. De même, la profession évolue avec son temps. Les producteurs cherchent une organisation du travail acceptable dans un métier très astreignant où il s’agit de jongler subtilement entre élevage, transformation, affinage et commerce.
L’identité fermière connait ainsi un éclatement au gré des choix de fabrication, des choix d’élevage et des rapports multiples au milieu et à la variété des mangeurs. Ce n’est plus seulement se référer à une tradition régionale, mais aussi penser dans sa relation aux mangeurs, dans la proximité, et dans la quotidienneté. On rejoint ici l’évolution des pratiques de consommation et des usages alimentaires mentionnés précédemment : avec l’urbanisation des habitudes, les usages alimentaires ont aussi perdu de leurs ancrages. On ne mange pas de brocciu, mais on achète de la brousse voire de la Ricotta italienne, du fromage blanc et des yaourts. On agrémente nos salades de fêta, burrata et mozzarella mais on ne sait plus comment manger du fromage frais, comment le préparer. Inversement, les mangeurs (ré)inventent aussi certainement d’autres usages aux productions traditionnelles : mettre du fromage frais dans les salades composées, faire les gâteaux et cheese-cake avec du brocciu...

Les pratiques alimentaires sont donc multiples et dynamiques. Elles questionnent les façons de produire en Corse. Elles chamboulent les manières de faire traditionnelles. De plus en plus d’habitants cherchent à s’approvisionner localement et en proximité pour leur alimentation du quotidien. Mais que cherchent-ils ? Quelles sont leurs habitudes alimentaires ? Ce mouvement de fond n’est pas anodin. Il vient déstabiliser, pour le meilleur et pour le pire, les activités traditionnelles et celles qui ont fondé l’économie identitaire corse ces 50-60 dernières années. C’est un processus qui vient interroger de manière plus générale les territorialités de l’agriculture et de l’alimentation corse et qui mériterait d’être adressé collectivement. Comment faire converser et converger (le faut-il ?) pratiques pastorales, pratiques fermières et usages de consommation ? bergers, producteurs fermiers, artisans fromagers et mangeurs ?

Finalement, la petite histoire des fromages de Corse montre le caractère dynamique de l’activité pastorale et du patrimoine insulaire, loin des représentations figées d’un pastore mythique produisant un fromage hors du temps, hors de l’espace, dans une Corse rêvée, mais éthérée. Comment qualifier et valoriser les fromages de Corse ? A quelle fin ? Au bénéficie de qui ? Pour quelles conséquences sur notre façon d’habiter l’île, de penser et d’aménager son territoire ? Autant d’enjeux qui méritent une réponse et qui décideront de l’avenir de l’élevage et des productions fromagères. Réinscrire le pastoralisme et ses productions dans l’histoire de la Corse participe à démythifier son identité et à lui redonner un dynamisme et la possibilité d’un projet renouvelé. Le pastoralisme corse contribue en cela à la construction d’un récit collectif positif pour l’intérieur de l’île. Il s’agit aujourd’hui de poser de nouveaux jalons pour redonner une place à l’élevage au sein de la société corse, dans la matérialité de ses pratiques quotidiennes. Car ne nous trompons pas : penser l’emprise de l’élevage en Corse renvoie à penser aussi nos manières d’habiter la Corse et de faire face aux grands débats de notre temps.
 
Samedi 28 Mai 2022
Morgane Millet


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