Au cimetière d'Ajaccio, François Peraldi
La mort à son travail, la mort personnifiée : les termes, imagés, sont violents, tels Falcina (Faucheuse) ou la latra Pediniella (la Voleuse au pied noir) – terrifiante et sournoise:
"Cette voleuse au pied noir, c’est-à-dire sinistre (ainsi l’appellent les vocératrices) s’en vient voler les corps des vivants."[1]
Apparaissent multiples les formules-principes à garder en mémoire, à tenir à disposition comme autant d’arguments, à l’intention d’autrui, mais aussi pour soi-même. Face à la brèche de la mort, elles prennent le caractère d’éléments de langage pour l’emprise de territoires qui sont des plus problématiques.
"Cette voleuse au pied noir, c’est-à-dire sinistre (ainsi l’appellent les vocératrices) s’en vient voler les corps des vivants."[1]
Apparaissent multiples les formules-principes à garder en mémoire, à tenir à disposition comme autant d’arguments, à l’intention d’autrui, mais aussi pour soi-même. Face à la brèche de la mort, elles prennent le caractère d’éléments de langage pour l’emprise de territoires qui sont des plus problématiques.
[1] Farrandu Ettori, Anthologie des expressions corses, Marseille, 1984, p. 156.
Vécu personnel de la mort ?
On admirera la personne qui saura faire sa devise de la phrase selon laquelle "Ùn simu micca quì per puntellà u celu", soit : nous ne sommes pas là pour soutenir le ciel[1]. L’instant venu, on se retire. Et les cieux ne s’effondrent pas.
S’affirment aussi des rappels à l’ordre de ce qui s’impose, par le fait, comme la réalité du cours des choses de ce monde[2]:
Tuttu natu deve more : tout ce qui est né doit mourir.
Ou encore :
Finu à a morte camparemu : jusqu'à la mort, nous vivrons.
Car c’est bien le destin (a sorte) qui décide de tout :
Sinu à ch’è nun hè l’ora, nè si nasce, nè si more : tant que ce n’est pas l’heure, ni on naît ni on meurt.
À un certain moment, pour naître, on se trouve "inscrit sur le livre" – scrittu nantu à u libru. Une fois survenu, on existe "à la façon de la flamme d’une bougie allumée" (cum’è una candella accesa). Certaines de ces flammes, apparemment fragiles, tiennent face aux courants ingérables du vent ; d’autres, qu’on pensait solides, résistent peu longtemps face aux impondérables.
S’affirment aussi des rappels à l’ordre de ce qui s’impose, par le fait, comme la réalité du cours des choses de ce monde[2]:
Tuttu natu deve more : tout ce qui est né doit mourir.
Ou encore :
Finu à a morte camparemu : jusqu'à la mort, nous vivrons.
Car c’est bien le destin (a sorte) qui décide de tout :
Sinu à ch’è nun hè l’ora, nè si nasce, nè si more : tant que ce n’est pas l’heure, ni on naît ni on meurt.
À un certain moment, pour naître, on se trouve "inscrit sur le livre" – scrittu nantu à u libru. Une fois survenu, on existe "à la façon de la flamme d’une bougie allumée" (cum’è una candella accesa). Certaines de ces flammes, apparemment fragiles, tiennent face aux courants ingérables du vent ; d’autres, qu’on pensait solides, résistent peu longtemps face aux impondérables.
[1] À la façon d’Atlas, à la façon d’Hercule… Cette phrase y fait écho, après son glissement du domaine savant au savoir populaire.
[2] Cf. p. 51-54 de : Paul Dalmas-Alfonsi, Pruverbii è detti corsi, Marseille, 1984 (4e éd., Paris, 2004).
Le parcours de l’existence
Dans le parcours de l’existence, il y a le temps de l’arrivée[1] ; celui du maintien vaille que vaille; l’instant de la disparition. Et il y a des effets d’espace :
U mortu allarga u vivu : ce qui est mort ménage de la place au vivant.
Relève du ressort de tous de se voir cantonné sur son territoire assigné. Pour ce faire, les vivants doivent être vigilants :
I morti incù i morti, i vivi incù i vivi : les morts avec les morts, les vivants avec les vivants.
Anciennement dite "pour ceux qui pleuraient toujours les morts, pour qu’ils les oublient", cette formule si fortement organisée par sa césure, en symétrie, peut être déclinée, en des termes tout à la fois symboliques et pratiques :
I morti incù i morti, è i vivi incù a pulenda : les morts avec les morts, et les vivants avec la pulenda.
Ou encore, de tonalité plus "festive" :
I morti incù i morti, è i vivi incù e frittelle : les morts avec les morts, et les vivants avec les beignets.
La pulenda constitue l’un des plats les plus usuels de la cuisine de la Castagniccia ancienne. D’où, vivre sa vie – par rapport aux morts – est surtout "être à ses affaires" (à fà i s’affari) dans la réalité courante.
Pour leur part, les beignets relèvent d’une nourriture nettement plus élaborée – sachant que la grande friture est interdite en période de deuil, temps des viandes bouillies et sauces simples mijotées.
Une fois, l’évènement radical advenu, il convient de s’assurer d’un rangement correct :
À chì more, terra addossu : qui meurt, la terre est sur lui[2].
Abbia paura di i vivi, chì i morti ùn tornanu più : aie peur des vivants, car les morts ne reviennent pas.
Des expressions en termes simples de faits d’expérience commune, des appuis pour la réflexion qui donne sur le gouffre. Sont déterminées des postures, logiques de comportements : agir doit être dans la vie, pour y conforter les usages d’un système social rigoureux dans sa répartition des places, ses tensions, ses confrontations – volontiers crispées terme à terme.
[1] Dans les Pensées de Pascal, on peut lire: "Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais." (Section III, n°210).
[2] Avec – par exemple – un tel dicton constat, relevé d’expérience : I settini campanu megliu ch’è l’ottini: les enfants nés à sept mois survivent mieux que ceux nés à huit.
U mortu allarga u vivu : ce qui est mort ménage de la place au vivant.
Relève du ressort de tous de se voir cantonné sur son territoire assigné. Pour ce faire, les vivants doivent être vigilants :
I morti incù i morti, i vivi incù i vivi : les morts avec les morts, les vivants avec les vivants.
Anciennement dite "pour ceux qui pleuraient toujours les morts, pour qu’ils les oublient", cette formule si fortement organisée par sa césure, en symétrie, peut être déclinée, en des termes tout à la fois symboliques et pratiques :
I morti incù i morti, è i vivi incù a pulenda : les morts avec les morts, et les vivants avec la pulenda.
Ou encore, de tonalité plus "festive" :
I morti incù i morti, è i vivi incù e frittelle : les morts avec les morts, et les vivants avec les beignets.
La pulenda constitue l’un des plats les plus usuels de la cuisine de la Castagniccia ancienne. D’où, vivre sa vie – par rapport aux morts – est surtout "être à ses affaires" (à fà i s’affari) dans la réalité courante.
Pour leur part, les beignets relèvent d’une nourriture nettement plus élaborée – sachant que la grande friture est interdite en période de deuil, temps des viandes bouillies et sauces simples mijotées.
Une fois, l’évènement radical advenu, il convient de s’assurer d’un rangement correct :
À chì more, terra addossu : qui meurt, la terre est sur lui[2].
Abbia paura di i vivi, chì i morti ùn tornanu più : aie peur des vivants, car les morts ne reviennent pas.
Des expressions en termes simples de faits d’expérience commune, des appuis pour la réflexion qui donne sur le gouffre. Sont déterminées des postures, logiques de comportements : agir doit être dans la vie, pour y conforter les usages d’un système social rigoureux dans sa répartition des places, ses tensions, ses confrontations – volontiers crispées terme à terme.
[1] Dans les Pensées de Pascal, on peut lire: "Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais." (Section III, n°210).
[2] Avec – par exemple – un tel dicton constat, relevé d’expérience : I settini campanu megliu ch’è l’ottini: les enfants nés à sept mois survivent mieux que ceux nés à huit.
Les vivants
Il faut en prendre son parti, les vivants sont là pour peu de temps :
A vita ghjè un’affaccata di finestra : La vie est une simple apparition à la fenêtre.
Plus matérielle (en apparence) mais retorse au plan du symbole, viendra l’idée selon laquelle nous sommes en sursis constant :
Simu tutti nantu à a palla : nous sommes tous sur la palette (du four).
Tutti nantu à a palla ?: prêts à l’enfournement, ici définitif[1].
L’effet général est celui d’un réseau de propositions à dimension très empirique (l’affaire est grave ; il faut agir). L’expérience acquise est ancienne ; cette trame forte et pratique relève du tréfonds des temps et prend force d’autorité : "Le proverbe, le dicton se livrent comme ultime recours de persuasion porté par le discours. […] Ils sont également porteurs d’une violence comme flèche oratoire qui permet l’énoncé impersonnel du « on dit » et supposent l’absence de réplique auprès de l’interlocuteur, se donnant alors comme réponse absolue aux préoccupations."[2]
Si, au total, cette attitude est à faible vertu consolante dans un ressenti personnel, c’est que la mort n’apparaît pas comme une affaire individuelle. Elle sera plutôt à entendre comme l’effectif d’une loi, d’un collectif réglé à poursuivre – à poursuivre et allant de soi.
Une telle approche s’accompagne, d’ailleurs, d’une fréquente négligence à l’égard des endeuillés, dans leurs émotions très intimes (cf. la raideur critique que l’on manifeste à qui s’abandonne trop longtemps à des manifestations publiques de sa douleur et de son désarroi).
Dans le principe de la lignée, il est décisif de penser que la maison va continuer. Trop s’occuper des morts contrarie la logique.
Mais pour éviter de se perdre – et pour cesser à temps de pleurer qui nous quitte –, on y revient sans cesse… Le risque à écarter devient très obsédant.
[1] Sur ce thème, voir en particulier, p. 141-145, la section consacrée à "la panification symbolique" par Clara Gallini dans La danse de l’Argia [1988] (dédié à la Sardaigne et s’inscrivant dans l’ordre des recherches et écrits d’Ernesto de Martino).
En domaine corse, voir le texte très spéculatif de Max Caisson : "Le four et l’araignée. Essai sur l’enfournement thérapeutique en Corse", Études corses, III, 5 (1975), p. 79 et sq. (rééd. Ethnologie française, 1976, VI, 3-4, p. 365 et sq.)
Dans La danse de l’Argia, l’écrit de M. Caisson est noté à quelques reprises (cf. p. 144, 189 et 231-232).
[2] Lydia Gaborit, "Proverbes et dictons dans l’île de Noirmoutier", Cahiers de littérature orale, n°13, 1983, p. 147.
A vita ghjè un’affaccata di finestra : La vie est une simple apparition à la fenêtre.
Plus matérielle (en apparence) mais retorse au plan du symbole, viendra l’idée selon laquelle nous sommes en sursis constant :
Simu tutti nantu à a palla : nous sommes tous sur la palette (du four).
Tutti nantu à a palla ?: prêts à l’enfournement, ici définitif[1].
L’effet général est celui d’un réseau de propositions à dimension très empirique (l’affaire est grave ; il faut agir). L’expérience acquise est ancienne ; cette trame forte et pratique relève du tréfonds des temps et prend force d’autorité : "Le proverbe, le dicton se livrent comme ultime recours de persuasion porté par le discours. […] Ils sont également porteurs d’une violence comme flèche oratoire qui permet l’énoncé impersonnel du « on dit » et supposent l’absence de réplique auprès de l’interlocuteur, se donnant alors comme réponse absolue aux préoccupations."[2]
Si, au total, cette attitude est à faible vertu consolante dans un ressenti personnel, c’est que la mort n’apparaît pas comme une affaire individuelle. Elle sera plutôt à entendre comme l’effectif d’une loi, d’un collectif réglé à poursuivre – à poursuivre et allant de soi.
Une telle approche s’accompagne, d’ailleurs, d’une fréquente négligence à l’égard des endeuillés, dans leurs émotions très intimes (cf. la raideur critique que l’on manifeste à qui s’abandonne trop longtemps à des manifestations publiques de sa douleur et de son désarroi).
Dans le principe de la lignée, il est décisif de penser que la maison va continuer. Trop s’occuper des morts contrarie la logique.
Mais pour éviter de se perdre – et pour cesser à temps de pleurer qui nous quitte –, on y revient sans cesse… Le risque à écarter devient très obsédant.
[1] Sur ce thème, voir en particulier, p. 141-145, la section consacrée à "la panification symbolique" par Clara Gallini dans La danse de l’Argia [1988] (dédié à la Sardaigne et s’inscrivant dans l’ordre des recherches et écrits d’Ernesto de Martino).
En domaine corse, voir le texte très spéculatif de Max Caisson : "Le four et l’araignée. Essai sur l’enfournement thérapeutique en Corse", Études corses, III, 5 (1975), p. 79 et sq. (rééd. Ethnologie française, 1976, VI, 3-4, p. 365 et sq.)
Dans La danse de l’Argia, l’écrit de M. Caisson est noté à quelques reprises (cf. p. 144, 189 et 231-232).
[2] Lydia Gaborit, "Proverbes et dictons dans l’île de Noirmoutier", Cahiers de littérature orale, n°13, 1983, p. 147.
La question des frontières
La question des frontières est toujours à rappeler, toujours problématique.
Si l’on exprime fort et qu’on veut parler net, si l’on démultiplie arguments d’autorité, mises en garde et références au bon sens pratique (le concret des étais qui supportent le ciel…), c’est bien qu’il y a du trouble en zones de bordure. S’impose le danger de la porosité (fugacité vs permanence ; fragilité vs assurance).
Explicitement véhiculé par la catégorie des jeunes hommes non mariés[1], on peut penser ici à tout un appareil folklorique qui joue sur les limites. Il s’appuie sur la connivence générationnelle des garçons qui, circulant la nuit, peuvent tout contrôler, et se défient, et s’évaluent. Ils agissent selon les règles d’une sociabilité ludique de pairs aux fortes valeurs de parade et de savoir de la bagarre.
Marché matrimonial étroitement surveillé (qui vient faire sa cour et pourquoi ?) ; vigilance sur les déplacements, de jour comme de nuit, etc. Forcément tapageurs dans une société tendue, ils se montrent déterminants dans l’exercice du contrôle social, le respect des statuts, des rôles et de la norme : chaque sexe à sa place, et les générations à ce qui leur revient. Experts en moquerie, ils veillent aux travers et aux réputations (ordre à tenir ; démarcations).
Au risque de s’en trouver eux-mêmes pris au piège, ils jouent avec la peur générale envers les disparus et tout ce qui pourrait nous évoquer leur monde – trajets de procession des spectres ; lieux de décès marquants – par accident, par meurtre ; secteurs du territoire sombres et de transition. Ils entretiennent la croyance très enracinée aux fulletti – ces farfadets, esprits follets, virevoltants, fluides, agressifs, susceptibles et causant surprise (les fulletti aiment à surgir du moindre trou des murs dans les passages étroits).
Un exemple de pitrerie qui provoquerait l’épouvante ? Se saisir d’un chat bien agile et noir, de préférence[2]. Lui fixer des demi-coquilles de noix vides au bout des pattes. Le précipiter dans l’entrée dallée de pierres d’une maison lorsque tout dort. Et y réveiller tout le monde par les claquements cadencés et toujours plus précipités que produit l’animal, qui s’affole de plus en plus.
Autres pistes de distraction : se défier d’aller voler quand il fait noir profond une croix de tombe isolée dans un cimetière à distance ou mettre en scène un faux suicide, pour connaître la réaction d’une femme – qu’on connaît émotive – alors qu’elle découvre la forme d’un pendu lorsqu’elle ouvre sa porte, etc.
On tarabuste par la crainte. On joue sur la raideur et sur la retenue pour les entretenir, les parfaire. On perpétue les inquiétudes sur le bon rangement des morts et sur les défunts mal rangés (ou supposés tels) : ceux qui, depuis leur inconfort et leurs reproches inassouvis, peuvent heurter les vivants et les faire se sentir coupables.
Si l’on exprime fort et qu’on veut parler net, si l’on démultiplie arguments d’autorité, mises en garde et références au bon sens pratique (le concret des étais qui supportent le ciel…), c’est bien qu’il y a du trouble en zones de bordure. S’impose le danger de la porosité (fugacité vs permanence ; fragilité vs assurance).
Explicitement véhiculé par la catégorie des jeunes hommes non mariés[1], on peut penser ici à tout un appareil folklorique qui joue sur les limites. Il s’appuie sur la connivence générationnelle des garçons qui, circulant la nuit, peuvent tout contrôler, et se défient, et s’évaluent. Ils agissent selon les règles d’une sociabilité ludique de pairs aux fortes valeurs de parade et de savoir de la bagarre.
Marché matrimonial étroitement surveillé (qui vient faire sa cour et pourquoi ?) ; vigilance sur les déplacements, de jour comme de nuit, etc. Forcément tapageurs dans une société tendue, ils se montrent déterminants dans l’exercice du contrôle social, le respect des statuts, des rôles et de la norme : chaque sexe à sa place, et les générations à ce qui leur revient. Experts en moquerie, ils veillent aux travers et aux réputations (ordre à tenir ; démarcations).
Au risque de s’en trouver eux-mêmes pris au piège, ils jouent avec la peur générale envers les disparus et tout ce qui pourrait nous évoquer leur monde – trajets de procession des spectres ; lieux de décès marquants – par accident, par meurtre ; secteurs du territoire sombres et de transition. Ils entretiennent la croyance très enracinée aux fulletti – ces farfadets, esprits follets, virevoltants, fluides, agressifs, susceptibles et causant surprise (les fulletti aiment à surgir du moindre trou des murs dans les passages étroits).
Un exemple de pitrerie qui provoquerait l’épouvante ? Se saisir d’un chat bien agile et noir, de préférence[2]. Lui fixer des demi-coquilles de noix vides au bout des pattes. Le précipiter dans l’entrée dallée de pierres d’une maison lorsque tout dort. Et y réveiller tout le monde par les claquements cadencés et toujours plus précipités que produit l’animal, qui s’affole de plus en plus.
Autres pistes de distraction : se défier d’aller voler quand il fait noir profond une croix de tombe isolée dans un cimetière à distance ou mettre en scène un faux suicide, pour connaître la réaction d’une femme – qu’on connaît émotive – alors qu’elle découvre la forme d’un pendu lorsqu’elle ouvre sa porte, etc.
On tarabuste par la crainte. On joue sur la raideur et sur la retenue pour les entretenir, les parfaire. On perpétue les inquiétudes sur le bon rangement des morts et sur les défunts mal rangés (ou supposés tels) : ceux qui, depuis leur inconfort et leurs reproches inassouvis, peuvent heurter les vivants et les faire se sentir coupables.
[1] Du temps où les villages étaient peuplés, bien sûr…
[2] Les chats : on estime que les sorcières aiment à prendre leur forme. On dit aussi qu’il faut prendre garde à ce qu’ils n’entrent pas dans une maison où repose un défunt, car ils pourraient en dévorer les yeux.
La transition à négocier ?
Ici[1], comme dans l’Empordà catalan, terre de Josep Pla, les conversations semblent pouvoir rouler à l’infini sur malades et maladies[2]. Et les propos peuvent aller au plus circonstancié dans tout ce qui concerne les veillées funèbres, les traitements sociaux de l’après-mort, l’état des endeuillés[3].
Mais au cours du dernier tiers du 20e siècle[4], l’impression qui s’impose, dans les propos reçus, du moins, est celle d’un profond tabou de l’agonie. Dans une société qui paraît si préoccupée de la netteté du tracé des frontières, et des seuils, et de leur passage, on ne s’en étonnera qu’à moitié.
Pour ce qui est de l’agonie, donc, deux épisodes m’ont été racontés (racontés et répétés) à U Poghju di San Gavinu. Ces deux "histoires vraies" sont rapides, "apologues" fournis sans morale explicite. Leur force évocatrice et leur concentration ont de quoi marquer les consciences. Il s‘agit d’anecdotes qui relèvent du type dit stalvatoghju[5]. La première serait à situer dans les "histoires à rire" (dans toute la relativité du terme…), la seconde –vraiment – dans les "récits de peur".
Toute fin du 19e siècle : un père très âgé se meurt entouré de ses fils, eux-mêmes plus tout jeunes :
– "Cumu averete da fà, i mio figlioli, quandu saraghju mortu ?"
[Comment ferez-vous, mes enfants, une fois que je serai mort ?]
– "Ci n’anderemu à l’urfanelli !"
[Nous irons à l’orphelinat !] aurait osé répondre, à cet instant, l’aîné[6].
Et nous nous retrouvons devant l’étrange image d’un vénérable patriarche moqué au moment du passage. L’histoire est plutôt raide. De fait, cette famille s‘était vue déchirée quelques décennies plus tôt par un drame notable, une mort de fait divers devenue proverbiale. Le rôle de ce chef de famille n’y avait pas été très clair. L’ironie du récit lui revient en sanction.
Relevant plutôt de l’épouvante, voilà de quoi laisser rêveur (et triste) :
Premier tiers du XXe siècle, une femme handicapée, A Ceca ("l’Aveugle"), fascine par ses capacités à mener seule ses affaires. Cette autonomie et ses dons intriguent et la font craindre. Elle est connue aussi pour sa grande piété.
Se sentant mourir, elle déclare :
– "Ùn vogliu micca parte senza lu mio anghjulu !"
[Je ne veux pas partir sans mon ange !]
Elle décède. Et quelques heures après trépasse aussi, soudainement, un tout jeune garçon dont elle était marraine[7]. Le départ de la femme austère se transforme en celui d’un être de mauvais aloi, à malédiction de sorcière. Le statut d’aînée médiatrice de l’au-delà, traditionnel de la marraine, est ainsi porté à l’absurde. La peur de se sentir seule (pourquoi moi ? aujourd’hui ?[8]) et peut-être même (effet mêlé) un excès de confiance en la vie éternelle, se transforment en exécution.
Selon Agnès Fine, "parrains comme filleuls doivent veiller au bon ordre des funérailles de leur parent spirituel dont dépendra son destin dans l’autre monde. Après la mort, ils continuent leurs échanges pour s’assurer un accès rapide au repos"[9]. Ici, la marraine mène au pire, le décès d’un enfant dont elle avait la charge.
De fait, le récit d’agonie édifiant se révèle fort peu présent. Tout fonctionne comme si l’agonisant portait déjà la mort sur lui de façon trop exagérée. Déjà trop proche de quallà (i.e. "là-bas") selon l’euphémisme d’usage : déjà pris et dangereux, trop du côté des morts pour ce qu’en supporte le vif. Accepter un décès (et celui des proches ; et le sien) suppose de savoir rester en accord avec une loi naturelle – vérifiable à courte portée.
Dite "pour quelqu’un qui va mourir", une autre expression proverbiale reflète un tel principe de réalité construit, pour sa formulation, sur une image très concrète :
Quandu a pera hè matura, si ne casca : quand la poire est mûre, elle tombe.
Se consoler des faits passe par l’admission de leur rigueur et de leur radicalité. L’étape qui succède à l’exacte maturité du fruit, à très faible intervalle de temps, est son pourrissement.
La bonne mort (désormais ?) se veut rapide. Alors que le fruit est mûr, le vif entreprend déjà son travail de redisposition. Le défunt doit être tranquille[10]. "On aurait dit qu’il (ou elle) dormait", entendra-t-on souvent.
Le corps parle pour le disparu et rassure, ainsi, les vivants. Il est garantie du souhait selon lequel : "Ch’ellu (ch’ella) sia in locu di riposu". Et donc pas contraint à l’errance.
L’idée d’errance sans repos effraie, résonne en catastrophe. Mais dans un registre distinct, une déclaration intrigue :
"Quandu parlemu di li nostri morti, si vultuleghjanu indu a tomba" : quand nous parlons de nos morts, ils se retournent dans la tombe.
Telle était, du moins, l’expression d’une vieille de son village[11], reprend Felice Orsini, un peu comme à distance et sans le moindre commentaire (ce qui éveille l’attention). Conteuse émérite elle-même, elle sait la parole puissante. Il s’agit là, de fait, du propos le plus énigmatique de tous ceux qu’évoquent ces pages.
Quelle valeur y attribue-t-elle ? Difficile à déterminer mais il ne s’agit sûrement pas d’une idée toute faite, d’un fantasme banal. Cusì dicia… La phrase se présente en prédicat certain aux mots bien agencés, digne d’être repris, répété, à entendre. Il s’agit d’une conviction, dans son énoncé clair et net. La personne évoquée était très légitime et prononçait cela soit par croyance personnelle (en réflexion privée vis-à-vis de ses morts), soit parce qu’elle connaissait, pour l’avoir reçue en partage, par le biais de la tradition, telle dimension du savoir.
Au-delà des postures, notations et récits déjà inventoriés, pourrait dès lors se percevoir l’écho – sous forme de lambeau, peut-être – d’un système lointain, plus large et cohérent, de croyances et gestes perdus. Qui nous ramène au caracolu, moment dansé des funérailles – ainsi qu’aux psalmodies, mots rituels et trouvailles (parfois sidérantes) des expertes en lamentations. Autant de mouvements et de voix suspendus vers la fin du XIXe siècle et les tout débuts du XXe dans ces contrées de Castagniccia.
Imaginer cela forcerait trop le trait ? Possible. Mais le 1er septembre 1999, à U Poghju, sur la terrasse à large vue de la maison Orsini, des auditeurs étaient présents. Ils ont entendu ce souvenir, sans le commenter en direct. Venant de quelqu’un digne de foi, d’une personne qu’on écoute, ils y ont prêté attention, sans marque de trouble ou surprise.
Mais un point de mystère était là, malgré tout.
[1] Soit, pour l’essentiel, le Castel d’Acqua, en Ampugnani (années 1980-2010).
[2] "En aquest país el que agrada més a la gent és parlar de desgràcies i de malalties. Les malaties dels altres agraden : les pròpies són comentades amb morbositat, apreciadíssimes."
Soit : "Dans ce pays, ce qui plaît le plus aux gens est de parler de malheurs et de maladies. Les maladies des autres plaisent : les siennes propres sont commentées avec morbidité, très appréciées." (Josep Pla, "Les Evolucions", in Barcelona, una discussió entranyable, Obra completa, volum III (Primera volada), Barcelona, Destino, 1972, p. 432).
[3] Entraînant des interrogations telles que : "Est-ce qu’il – ou elle – pleurait quand tu lui as parlé au téléphone ?" – "Et sa voix, comment elle était ?..." ("Chì n’era di la so voce ?")
[4] Sans qu’il soit possible d’extrapoler vraiment sur les temps antérieurs.
[5] On catégorise ainsi, traditionnellement, des récits tenus pour réels, effectivement survenus : souvenirs d’actes surprenants, rappels d’expériences, de personnalités ou de discussions remarquables (souvent exemplaires)… Le substantif stalvatoghju est formé sur le verbe stalvà, "arriver par hasard". En analysant ces textes, on se rend compte, à l’occasion, qu’ils correspondent, en fait, à des types classés.
[6] Source : Vincente Franchini (U Poghju [San Gavinu d’Ampugnani] – 1909 / Bastia – 2014).
[7] Source : Felice Orsini, née Paoli (L’Alzi [San Damianu] – 1916 / Folelli (I Fulelli) 2018).
[8] Et sans le report sur un autre comme si on pouvait s‘échapper (Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, 1966, p. 23).
[9] Agnès Fine, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, 1994, p. 225.
[10] Sous des atours anciens (mais qu’il convient sûrement de relativiser), on n’est pas sans croiser certains traits décisifs du "mourir aujourd’hui" décrit par Michel de Certeau : "Il faut que le mourant reste calme et en repos. […] Les mourants sont des proscrits (outcasts) parce qu’ils sont les déviants de l’institution organisée par et pour la conservation de la vie." Il convient d’agir en « protégeant les vivants contre la voix qui briserait cette clôture pour crier "Je vais mourir". » (L’invention du quotidien, t. I, Arts de faire, Paris, 1990, p. 276).
[11] "Cusì dicia Maria Francesca Ferenti…"
Mais au cours du dernier tiers du 20e siècle[4], l’impression qui s’impose, dans les propos reçus, du moins, est celle d’un profond tabou de l’agonie. Dans une société qui paraît si préoccupée de la netteté du tracé des frontières, et des seuils, et de leur passage, on ne s’en étonnera qu’à moitié.
Pour ce qui est de l’agonie, donc, deux épisodes m’ont été racontés (racontés et répétés) à U Poghju di San Gavinu. Ces deux "histoires vraies" sont rapides, "apologues" fournis sans morale explicite. Leur force évocatrice et leur concentration ont de quoi marquer les consciences. Il s‘agit d’anecdotes qui relèvent du type dit stalvatoghju[5]. La première serait à situer dans les "histoires à rire" (dans toute la relativité du terme…), la seconde –vraiment – dans les "récits de peur".
Toute fin du 19e siècle : un père très âgé se meurt entouré de ses fils, eux-mêmes plus tout jeunes :
– "Cumu averete da fà, i mio figlioli, quandu saraghju mortu ?"
[Comment ferez-vous, mes enfants, une fois que je serai mort ?]
– "Ci n’anderemu à l’urfanelli !"
[Nous irons à l’orphelinat !] aurait osé répondre, à cet instant, l’aîné[6].
Et nous nous retrouvons devant l’étrange image d’un vénérable patriarche moqué au moment du passage. L’histoire est plutôt raide. De fait, cette famille s‘était vue déchirée quelques décennies plus tôt par un drame notable, une mort de fait divers devenue proverbiale. Le rôle de ce chef de famille n’y avait pas été très clair. L’ironie du récit lui revient en sanction.
Relevant plutôt de l’épouvante, voilà de quoi laisser rêveur (et triste) :
Premier tiers du XXe siècle, une femme handicapée, A Ceca ("l’Aveugle"), fascine par ses capacités à mener seule ses affaires. Cette autonomie et ses dons intriguent et la font craindre. Elle est connue aussi pour sa grande piété.
Se sentant mourir, elle déclare :
– "Ùn vogliu micca parte senza lu mio anghjulu !"
[Je ne veux pas partir sans mon ange !]
Elle décède. Et quelques heures après trépasse aussi, soudainement, un tout jeune garçon dont elle était marraine[7]. Le départ de la femme austère se transforme en celui d’un être de mauvais aloi, à malédiction de sorcière. Le statut d’aînée médiatrice de l’au-delà, traditionnel de la marraine, est ainsi porté à l’absurde. La peur de se sentir seule (pourquoi moi ? aujourd’hui ?[8]) et peut-être même (effet mêlé) un excès de confiance en la vie éternelle, se transforment en exécution.
Selon Agnès Fine, "parrains comme filleuls doivent veiller au bon ordre des funérailles de leur parent spirituel dont dépendra son destin dans l’autre monde. Après la mort, ils continuent leurs échanges pour s’assurer un accès rapide au repos"[9]. Ici, la marraine mène au pire, le décès d’un enfant dont elle avait la charge.
De fait, le récit d’agonie édifiant se révèle fort peu présent. Tout fonctionne comme si l’agonisant portait déjà la mort sur lui de façon trop exagérée. Déjà trop proche de quallà (i.e. "là-bas") selon l’euphémisme d’usage : déjà pris et dangereux, trop du côté des morts pour ce qu’en supporte le vif. Accepter un décès (et celui des proches ; et le sien) suppose de savoir rester en accord avec une loi naturelle – vérifiable à courte portée.
Dite "pour quelqu’un qui va mourir", une autre expression proverbiale reflète un tel principe de réalité construit, pour sa formulation, sur une image très concrète :
Quandu a pera hè matura, si ne casca : quand la poire est mûre, elle tombe.
Se consoler des faits passe par l’admission de leur rigueur et de leur radicalité. L’étape qui succède à l’exacte maturité du fruit, à très faible intervalle de temps, est son pourrissement.
La bonne mort (désormais ?) se veut rapide. Alors que le fruit est mûr, le vif entreprend déjà son travail de redisposition. Le défunt doit être tranquille[10]. "On aurait dit qu’il (ou elle) dormait", entendra-t-on souvent.
Le corps parle pour le disparu et rassure, ainsi, les vivants. Il est garantie du souhait selon lequel : "Ch’ellu (ch’ella) sia in locu di riposu". Et donc pas contraint à l’errance.
L’idée d’errance sans repos effraie, résonne en catastrophe. Mais dans un registre distinct, une déclaration intrigue :
"Quandu parlemu di li nostri morti, si vultuleghjanu indu a tomba" : quand nous parlons de nos morts, ils se retournent dans la tombe.
Telle était, du moins, l’expression d’une vieille de son village[11], reprend Felice Orsini, un peu comme à distance et sans le moindre commentaire (ce qui éveille l’attention). Conteuse émérite elle-même, elle sait la parole puissante. Il s’agit là, de fait, du propos le plus énigmatique de tous ceux qu’évoquent ces pages.
Quelle valeur y attribue-t-elle ? Difficile à déterminer mais il ne s’agit sûrement pas d’une idée toute faite, d’un fantasme banal. Cusì dicia… La phrase se présente en prédicat certain aux mots bien agencés, digne d’être repris, répété, à entendre. Il s’agit d’une conviction, dans son énoncé clair et net. La personne évoquée était très légitime et prononçait cela soit par croyance personnelle (en réflexion privée vis-à-vis de ses morts), soit parce qu’elle connaissait, pour l’avoir reçue en partage, par le biais de la tradition, telle dimension du savoir.
Au-delà des postures, notations et récits déjà inventoriés, pourrait dès lors se percevoir l’écho – sous forme de lambeau, peut-être – d’un système lointain, plus large et cohérent, de croyances et gestes perdus. Qui nous ramène au caracolu, moment dansé des funérailles – ainsi qu’aux psalmodies, mots rituels et trouvailles (parfois sidérantes) des expertes en lamentations. Autant de mouvements et de voix suspendus vers la fin du XIXe siècle et les tout débuts du XXe dans ces contrées de Castagniccia.
Imaginer cela forcerait trop le trait ? Possible. Mais le 1er septembre 1999, à U Poghju, sur la terrasse à large vue de la maison Orsini, des auditeurs étaient présents. Ils ont entendu ce souvenir, sans le commenter en direct. Venant de quelqu’un digne de foi, d’une personne qu’on écoute, ils y ont prêté attention, sans marque de trouble ou surprise.
Mais un point de mystère était là, malgré tout.
[1] Soit, pour l’essentiel, le Castel d’Acqua, en Ampugnani (années 1980-2010).
[2] "En aquest país el que agrada més a la gent és parlar de desgràcies i de malalties. Les malaties dels altres agraden : les pròpies són comentades amb morbositat, apreciadíssimes."
Soit : "Dans ce pays, ce qui plaît le plus aux gens est de parler de malheurs et de maladies. Les maladies des autres plaisent : les siennes propres sont commentées avec morbidité, très appréciées." (Josep Pla, "Les Evolucions", in Barcelona, una discussió entranyable, Obra completa, volum III (Primera volada), Barcelona, Destino, 1972, p. 432).
[3] Entraînant des interrogations telles que : "Est-ce qu’il – ou elle – pleurait quand tu lui as parlé au téléphone ?" – "Et sa voix, comment elle était ?..." ("Chì n’era di la so voce ?")
[4] Sans qu’il soit possible d’extrapoler vraiment sur les temps antérieurs.
[5] On catégorise ainsi, traditionnellement, des récits tenus pour réels, effectivement survenus : souvenirs d’actes surprenants, rappels d’expériences, de personnalités ou de discussions remarquables (souvent exemplaires)… Le substantif stalvatoghju est formé sur le verbe stalvà, "arriver par hasard". En analysant ces textes, on se rend compte, à l’occasion, qu’ils correspondent, en fait, à des types classés.
[6] Source : Vincente Franchini (U Poghju [San Gavinu d’Ampugnani] – 1909 / Bastia – 2014).
[7] Source : Felice Orsini, née Paoli (L’Alzi [San Damianu] – 1916 / Folelli (I Fulelli) 2018).
[8] Et sans le report sur un autre comme si on pouvait s‘échapper (Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, 1966, p. 23).
[9] Agnès Fine, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, 1994, p. 225.
[10] Sous des atours anciens (mais qu’il convient sûrement de relativiser), on n’est pas sans croiser certains traits décisifs du "mourir aujourd’hui" décrit par Michel de Certeau : "Il faut que le mourant reste calme et en repos. […] Les mourants sont des proscrits (outcasts) parce qu’ils sont les déviants de l’institution organisée par et pour la conservation de la vie." Il convient d’agir en « protégeant les vivants contre la voix qui briserait cette clôture pour crier "Je vais mourir". » (L’invention du quotidien, t. I, Arts de faire, Paris, 1990, p. 276).
[11] "Cusì dicia Maria Francesca Ferenti…"