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Ne plus effacer la mer



Pour évoquer la culture corse traditionnelle, c’est généralement du côté des villages de montagne et des figures agro-pastorales que se dessinent les imaginaires. Sans doute de façon trop partielle car de nombreuses analyses rappellent l’importance de la mer dans notre construction culturelle. Sampiero Sanguinetti s’emploie ici à rééquilibrer nos représentations en rappelant la puissance dans notre île des usages et des pratiques associées à la mer.



Joseph-William Turner, Corsica, 1830
Joseph-William Turner, Corsica, 1830

Les insulaires sont par définition des individus qui entretiennent un rapport particulier avec la mer. L’espace de l’île étant clairement limité et entouré d’eau, le désir naturel de l’humain de découvrir le monde passe nécessairement par le voyage en mer. La culture des habitants de l’île est donc généralement un compromis entre le rapport à la terre (la terre de l’île, son relief, sa végétation, son climat) et le rapport à la mer. Pour se nourrir, les uns chassent et élèvent les bêtes, cueillent les fruits et cultivent la terre. Les autres passent maîtres dans la capture des fruits de la mer, poissons et crustacés. Les troisièmes tentent l’aventure de partir à la découverte du monde au-delà de la mer. Existe-t-il une spécificité des insulaires corses dans ces domaines ?
 


Au-delà des montagnes et des logiques de défense

Les Corses, nous dit-on, trop souvent agressés par les pirates barbaresques au fil de l’histoire, se sont réfugiés dans les montagnes, sont devenus principalement des bergers et ont délaissé les rivages et la mer. Ils sont devenus un peuple de montagnards et non pas de marins. Cela expliquerait la faiblesse remarquable, du moins de nos jours, de la flotte de pêche contrairement à ce qu’on peut observer dans des îles proches comme la Sardaigne ou la Sicile.
Georges Ravis-Giordani dans son ouvrage sur les Bergers Corses écrit en page 44 : « Les Corses sont restés, en tant que peuple, repliés sur leur île, laissant la mer et le rivage presque vides »1. Cette phrase est étonnante puisqu’il évoque, immédiatement après l’avoir écrite, l’existence de milliers de Corses qui ont quitté leur île au fil de l’histoire. Ceux qui sont restés formeraient donc le peuple, mais ceux qui sont partis qui sont-ils et à quoi peut-on les rattacher ?

Il faut se méfier des récits colportés et insuffisamment vérifiés ou des évidences qui sauteraient aux yeux… La Corse se distingue des autres grandes îles de Méditerranée par le caractère montagneux considérablement plus marqué de son relief. Incontestablement cette réalité va avoir des conséquences importantes. C’est donc à partir de ce caractère montagneux lié à l’insularité et non pas de la seule insularité qu’il faut observer la Corse.
Du point de vue des risques d’agression par les pirates barbaresques dans le lointain passé de la Corse, notre île n’est ni plus ni moins concernée que les autres îles de Méditerranée. L’un des signes, très visible, de cette peur est le chapelet de tours dites « génoises » qui entoure l’île. L’existence d’un tel dispositif de défense et d’alerte n’est pas propre à la Corse. Un dispositif absolument semblable existe, par exemple, en Sicile où il ne porte pas le nom de ceux qui l’auraient érigé, mais de ceux contre qui le dispositif a été mis en place. Ces tours le long du littoral sicilien sont appelées aujourd’hui « torre saracine », tours sarrasines. Le marquis sicilien de Villabianca en recensait environ 170 à la fin du XVIIIe siècle alors que pour la Corse, Prosper Mérimée au XIXe siècle, en dénombrait 85. La différence tient évidemment aux dimensions des deux îles.

Ce qui distingue la Corse face au danger d’agression qui vient de la mer, c’est sans doute la plus faible densité de population qu’on y décèle. Les hautes montagnes sont toujours moins peuplées et souvent moins riches que les zones de plaines. Dans une île dont le territoire est tout de même vaste, cela veut dire que les communautés installées sur le littoral étaient plus modestes et donc plus vulnérables. Ces communautés se sont au fil du temps réfugiées sur les promontoires ou dans les montagnes toutes proches et ont évité la dispersion. D’où les villages forteresses et les habitations souvent élevées. Cela toutefois ne veut pas dire que les Corses ne s’aventuraient pas en mer. Les uns pratiquaient la pêche, les autres partaient à la découverte du monde.
Plusieurs historiens ou géographes mentionnent l’importance des voyageurs en provenance de notre île.

1 Georges Ravis-Giordani – Bergers Corses -Les communautés villageoises du Niolu – Albiana/PNRC, 2001.
 


Une île d’aventuriers

Le grand géographe Arabe Al Idrisi évoque l’existence de ces « aventuriers » et il fait en quelque sorte de leur attirance pour le voyage une spécificité culturelle à verser au crédit des Corses.
Al Idrisi était entré au service du roi normand Roger qui régnait en Sicile entre 1112 et 1154. Roger demanda à Idrisi de réaliser une grande carte du « monde connu » et de lui fournir une description des différentes régions qui jalonnent ce monde. Al Idrisi partit ainsi à la découverte de la Méditerranée pour mieux en décrire les composantes et les rivages. Ce travail s’est étalé sur une quinzaine d’années au bout desquelles il remit au roi un document aujourd’hui connu sous le nom du « Livre de Roger  ». Il mentionne bien sûr au cours de son périple l’existence de la Corse.
Cette description, comme celle de toutes les îles, est très sommaire, mais concernant la Corse elle est surprenante : « La Corse est très fertile et contient de nombreuses cultures. Ses habitants sont les plus voyageurs d’entre les peuples chrétiens dont ils parcourent le territoire »1. Lorsque Idrisi dit des Corses qu’ils sont « les plus voyageurs d’entre les peuples chrétiens », il ne fait probablement pas part d’une observation personnelle car il n’avait pas les moyens à l’époque d’une telle enquête, il se fait l’écho de ce qui se dit alors, de la réputation dont jouissent les Corses.

Cette observation sera confirmée quelques siècles plus tard par Fernand Braudel  lorsqu’il parle de la Méditerranée aux XVIe et XVIIe siècles : « Il n’y a sans doute pas un seul évènement méditerranéen où un Corse ne se soit trouvé mêlé »2. Parlant de notre île, Braudel parle même de « l’île des émigrants par excellence ». Ils sont à Gênes, à Venise, dans la Maremme toscane, à Rome où « leurs barques fréquentent le port romain du Tibre », à Civitavecchia, à Livourne, en Sardaigne. « À Alger les émigrants corses pullulent, surtout les Capocorsini... Vers 1568, un rapport espagnol fait état de 6000 renégats corses sur un total de 10 000 reniés à Alger. La ville regorge d’intermédiaires corses, agents efficaces des rachats de captifs… mais aussi agents officieux de puissances étrangères… D’autres sont à Constantinople, à Séville, à Valence. Mais leur ville d’élection, au XVIe siècle comme aujourd’hui, c’est Marseille ».

Au fil des siècles, l’histoire nous révèle parfois l’existence de grands marins d’origine corse. Beaucoup d’entre eux, selon les historiens, viennent du Cap Corse mais pas seulement. Les Da Mare, Génois devenus Corses, comptent plusieurs amiraux dans leur ascendance, Tomasino Lenche, Andrea Gaspari, Sanson Napollon, Pietro Franceschi, sont originaires du Cap.
Alors que Napoléon Bonaparte voguait vers l’Égypte, le commandant du navire amiral de la flotte s’appelait Luce de Casabianca. Il était originaire du village de Vescovato et son fils était mousse sur le même navire que lui. Ni l’un ni l’autre ne reviendront de cette expédition. Ils furent tous les deux tués à la bataille d’Aboukir lorsque l’amiral Nelson a attaqué et coulé la flotte française. Et le courage de Luce de Casabianca et de son fils Giocante, dans la défaite, a marqué les esprits.

1 Idrisi – La première géographie de l’Occident – Garnier Flammarion- Paris 1999
2 Fernand Braudel – La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II- Volume 1 : La part du milieu - Armand Colin- Paris 1966 et 1990


Une île de pêcheurs

Dans des temps plus proches du nôtre, les Corses sous l’effet des lois douanières au XIXe siècle ont commencé à quitter massivement leur île. Cette hémorragie couplée aux conséquences des deux guerres mondiales a conduit la Corse à ne plus compter que 170 000 habitants environ, après la Seconde guerre mondiale. Or les premiers à s’être absentés de Corse durant le XIXe siècle sont sans doute les pêcheurs. Il n’est pas très difficile pour un pêcheur qui ne parvient pas à vendre convenablement le produit de sa pêche d’embarquer sa famille et ses quelques biens et d’aller s’installer ailleurs.
Lors de la séance du 14 avril 1826 à la Chambre des députés, monsieur Peraldi demandait que les produits de la pêche en Corse puissent entrer en France exonérés des droits de douane prévus par la loi de 1818 : « Nous possédons la pêche la plus belle et la plus productive de la Méditerranée en sardines et en anchois. Nos marins sont obligés de les exporter à Gênes, Livourne, Naples. La France les rejette par un droit double de la valeur de cette pêche »1. Le commissaire du gouvernement, monsieur de Saint-Cricq, répondit au député de la Corse que la protection de la pêche continentale contre les risques d’introduction de « poisson étranger » exigeait le maintien de ces mesures. Ce n’est pas le poisson pêché par des Corses que visait le commissaire du gouvernement, mais le poisson pêché par des Italiens et qui aurait transité par la Corse pour s’introduire en France. Il n’empêche que le résultat était d’assimiler l’un à l’autre.

Une dizaine d’années plus tard, c’est le député Limperani qui montait au créneau à la Chambre des députés : « La population maritime de la Corse s’élève à près de quatre mille marins. C’est le vingtième de la population maritime de la France. Depuis l’introduction des bateaux à vapeur, le travail de nos pauvres marins étant considérablement diminué, partie d’entre eux se serait livrée volontiers à différentes pêches qui sont fort productives dans les parages de l’île »2. Mais les produits de la pêche pour être exportés doivent être conservés ou transformés et sont donc soumis aux droits de douanes. La pêche corse déclinait et voyait sa flotte s’adapter à la seul consommation intérieure de l’île, elle-même déclinante.

Enfin, une certaine catégorie de marins à Ajaccio était connue pour son activité dans la pêche au corail. Le corail pêché en Corse, de qualité exceptionnelle, ne suffisait pas. Ces hommes partaient donc chaque année cueillir le corail sur les côtes de l’Afrique du Nord en se recommandant à la Madone de la Chapelle des Grecs. Avant de s’inscrire dans la mémoire des Ajacciens en tant que chapelle des Grecs, cette petite église était consacrée à la « Madona del Carmine » (Notre-Dame-du-Mont-Carmel). Et elle était considérée comme la protectrice des pêcheurs de corail.

1 Journal du département de la Corse – Samedi 22 avril 1826.
2 Journal Libre de la Corse – Samedi 9 mai 1835.
 


Au-delà des représentations dominantes

Toutes ces observations tendent à confirmer premièrement, que les Corses étaient considérés depuis toujours comme de grands voyageurs, deuxièmement, que l’histoire a révélé l’existence de marins remarquables, troisièmement, que les activités de la pêche côtière et de la pêche au corail furent probablement sinon florissantes au moins importantes. Je ne suis évidemment pas en mesure de confirmer les chiffres cités par des parlementaires corses au XIXe siècle mais personne apparemment ne les conteste lorsqu’ils les citent à la tribune de l’assemblée.
Face à l’hémorragie de la population des marins, les bergers sont donc devenus les seuls gardiens du pays, la partie visible de l’iceberg, la référence d’une certaine corsitude. Mais un pan entier de cette culture a disparu : la culture des activités marines, de la pêche, de la navigation, du voyage…

Ceux qui sont partis sont plus difficiles à définir et plus difficiles à dénombrer. En partant ils auraient disparu ? Il se seraient dissous dans le vaste monde ? Ils auraient abandonné leur peuple ? Ils échapperaient définitivement à la définition de ce qu’est ce peuple insulaire puisque ceux qui s’absentaient ou fuyaient par la mer seraient ainsi devenus un peu marins et que le peuple Corse serait « un peuple de bergers et non pas de marins » ?
Le chanoine Alberti, curé doyen de Calenzana, écrit dans un petit livre1 qu’un « Corse ne quitte jamais sa patrie, il l’emporte dans son cœur et il est fier d’en parler ». Cela est sans doute en partie vrai et n’est probablement pas spécifique aux Corses. Ce qu’il ne dit pas c’est que ce faisant, la Corse qu’il garde dans son cœur est une Corse figée dans un passé et que la Corse qu’il retrouvera peut être un jour ne sera évidemment plus la même.

Pour dire leur pauvreté, leur déception ou leur pessimisme, les paysans français jetaient à la figure de leurs interlocuteurs qu’ils « gagnaient des nèfles ». Les Corses ne parlaient pas des nèfles, ils faisaient référence à un produit de la mer c’est-à-dire à la morue : « Baccalà pè Corsica ».
Contrairement à ce qu’on laisse entendre parfois, les Corses n’ont jamais ignoré la mer. Les uns, c’est vrai, se sont réfugiés dans les montagnes, les autres se sont investis dans les activités marines, les troisièmes ont franchi la mer. Tous sont porteurs d’une part de la mémoire de cette île et leurs choix sont révélateurs d’une manière d’être et d’envisager leur présence au monde. Les bergers occupent incontestablement une place particulière évidente et réelle. Mais quand, aujourd’hui, nous faisons référence au peuple corse et à sa culture, que nous invoquons ses valeurs, il ne faut évidemment pas négliger les autres versants de la question.

1 José Alberti, Olmia et ses martyrs, Imprimatur Mgr François Ghisoni, vicaire général, Bastia le 23 juillet 1986.
 
 

Mardi 26 Septembre 2023
Sampiero Sanguinetti


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