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Mémoire et photographie : un couple idéal ?



François Cardi est un sociologue qui pratique la photographie depuis bientôt cinquante ans et qui travaille aussi comme enseignant et chercheur à l’Université d’Evry et à l’Association Philotechnique sur la question des liens entre la photographie et la société, entre la photographie et la sociologie. A l’occasion des Scontri per dumane organisées par l’Associu Scopre, il s’est focalisé sur les rapports entre la photographie et la mémoire ; où la mémoire est prise dans sa dimension sociale, qui est peut-être sa dimension la plus essentielle selon Maurice Halbwachs.



Mémoire et photographie : un couple idéal ?
On ne sera donc pas étonné de me voir traiter de la photographie et de la mémoire comme de deux faits sociaux, dont je voudrais dire qu’ils composent un couple idéal en ce qu’ils ne cessent de se questionner, parfois de se quereller, de renouveler sans cesse leur accord et leur désaccord, de se répondre pour se conforter dans ce qu’ils sont et ce qu’ils deviennent. Si toutefois c’est là une bonne définition du couple, d’où le point d’interrogation…

La photographie

Commençons par la photographie. Il s’agit là indéniablement d’un fait social tel que Durkheim en avait donné la définition : photographier, comme tous les faits sociaux, c’est une manière d’agir, de penser, de sentir, dont les ressorts sont extérieurs aux consciences individuelles et qui exercent une pression sur ces consciences et ceci dans toute l’étendue d’une société.
Une manière d’agir, dans le fait même de posséder un appareil (quel qu’il soit) à faire des photos et de se déplacer avec cet appareil, de le placer dans le prolongement de l’œil et d’appuyer sur le déclencheur. C’est pour cela qu’on parle d’acte photographique.

Il s’agit aussi d’une manière de penser parce que contrairement à ce qu’on peut croire spontanément, nous pensons à ce que nous faisons quand nous prenons une photo. Parce que faire des choix de cadrage, par exemple, c’est admettre dans le cadre ou en exclure tel ou tel objet, telle ou telle personne. Composer une photo, ce que nous faisons à chaque fois, c’est attirer l’attention sur tel ou tel aspect de ce que l’on voit. Photographier, c’est aussi décider du moment du déclenchement, du moment du cliché. Tout cela, même si cela ne dure qu’une fraction de seconde, fait de l’acte photographique un acte de l’ordre de la pensée.
C’est enfin un acte de l’ordre de la sensation en ce que les choix que nous faisons à ce moment-là mobilisent non seulement notre sensibilité esthétique, c’est-à-dire notre sens de ce qui est beau ou laid, mais aussi les sentiments que nous éprouvons, de rejet, d’attirance, d’indifférence à l’égard de tel ou tel détail, de telle ou telle personne et qui sont autant de dimensions proprement sociales de l’acte photographique. Et ces trois dimensions se conjuguent bien sûr pour ne faire qu’une seule réalité complexe, en plusieurs dimensions, au moment même de la prise de vue.

Il faut ajouter pour être complet que la photographie est devenue dans nos sociétés une activité d’autant plus massive que le téléphone portable a redoublé l’appareil de prise de vue classique (l’appareil photo), et qu’il n’y a plus de circonstances où l’on ne se sente l’envie (ou parfois) l’obligation de faire une ou plusieurs photographies. En tout cas, les enquêtes montrent que tout le monde – ou presque - fait des photographies par dizaines tous les mois. On a donc là une pratique généralisée et quasi obligée, une pratique sociale pour tout dire, au sens défini tout à l’heure, une pratique aux fonctions très nombreuses, et dont la société, par ailleurs, par la multitude des canaux de communication (presse, réseaux sociaux), ne peut plus aujourd’hui se passer.
Réservons tout cela, comme les recettes de cuisine le conseillent lorsqu’il s’agit d’une première préparation à réincorporer ensuite. Nous en aurons besoin un peu plus tard.
 

La mémoire

Et continuons par la mémoire. J’écarte d’emblée la dimension de sa localisation dans telle ou telle partie du cerveau : je ne doute pas que ce soit là une dimension décisive, mais elle échappe complètement à mes compétences. J’écarte aussi cette sorte de mémoire qu’on pourrait dire mémoire automatique qui nous fait nous souvenir que 2 et 2 font quatre, que 1515, 1789, 1936 ou 1968, etc. sont des dates importantes de l’histoire de France. J’écarte cette dimension parce qu’on ne peut en aucune façon considérer la mémoire seulement comme une simple boîte où seraient rangés nos souvenirs, souvenirs qui émergeraient au gré de circonstances données ou fortuites.
La mémoire dont il est question ici n’est pas une outre à souvenirs, un simple mécanisme reproducteur à l’identique du passé. Il s’agit bien plutôt d’un être mouvant, dont les contenus et les mécanismes d’enregistrement se construisent dans le passé, mais qui produisent des effets dans le présent, dans les circonstances où notre être social se trouve et où il est sollicité à produire des souvenirs sous l’impulsion de stimuli divers, d’événements de la vie quotidienne ou d’événements exceptionnels. Ma réflexion porte plutôt sur la question de la mémoire sociale, entendue comme phénomène collectif, déterminant, au moins pour partie (la plus grande sans doute) les (nos) mémoires individuelles.
 

Mémoire et photographie

Quels rapports avec la photographie ? On peut déjà en apercevoir un, puisque toute photographie, qu’elle soit morceau de papier ou écran de téléphone ou d’ordinateur, plonge directement dans le passé, dont elle témoigne de la réalité (ou d’une réalité) passée. Dans son livre La chambre claire, Roland Barthes a dit une chose décisive : « devant une photographie on peut être sûr d’une chose c’est que ce qu’elle montre, ce qu’elle reproduit a été ». Ce « ça a été » certifie l’existence de la réalité qu’elle montre. Mais cette existence ne vaut que dans le court instant (1/60ème ou 1/125ème de seconde et jusqu’au 1/4000ème avec les appareils récents) où l’obturateur s’est ouvert. Avant c’était quelque chose. Après, c’est une autre chose.
Une photographie, c’est donc ce moment unique où passe un infime flux de lumière, technologiquement utile pour la pellicule ou pour le capteur, qu’il impressionne. Ce moment unique signifie quelque chose pour le photographe au moment de la prise de vue, puis ça signifie quelque chose pour celle ou celui qui regarde le tirage sur papier ou l’écran.

Et c’est là que l’aventure commence pour la mémoire. Car le moment de la prise de vue, celui où « le petit oiseau va sortir » (comme on disait il n’y a pas si longtemps pour faire en sorte que le modèle ne bouge pas). Ce moment est déjà loin : c’était il y a quelques secondes, c’était il y a quelques minutes, il y a quelques jours, quelques semaines, parfois un an ou plus. Et la perception qui a déclenché l’acte photographique s’est perdue (sauf exception comme pour la photographie qu’on verra un peu plus loin) dans le passé du photographe, se confondant bientôt avec d’autres perceptions, produites dans le flux continu de la conscience sociale et précipité dans l’oubli. Ainsi, toute photographie, à peine prise, est déjà document du passé : la prise de vue et l’oubli font ainsi bon ménage.

Mais nous n’en n’avons pas terminé avec la mémoire.
Car les regards tardifs que nous portons sur nos images font la plupart du temps resurgir des souvenirs déjà lointains. Ces derniers peuvent continuer à être vifs, mais ils ne peuvent exister que grâce au présent et à la perception immédiate que nous en avons. Pourquoi ? Parce que la mémoire n’est jamais en tout point fidèle à l’original et que la distance temporelle et sociale qui nous sépare du passé de la photographie nous conduit à procéder à son actualisation, à lui faire subir une reconstruction.
Mais revenons un instant en arrière : la perception première, celle de la prise de vue a, comme on le dit « immortalisé » une scène, un personnage, un événement, une sensation. Sur cette perception première pèse tout le poids des sociétés auxquelles nous appartenions au moment du cliché, et dans le cadre desquelles nous avons décidé de « prendre une photo ».
La famille, par exemple, est certainement la première des sociétés saisies par la photographie : photos de vacances, photos d’anniversaire, de cérémonies religieuses, photos de l’intime, de l’ordinaire, de l’exceptionnel. Dans Un art moyen, autre grand livre de sociologie concernant la photographie, Pierre Bourdieu avance cette constatation que l’on prend les photos dont on considère qu’elles sont dignes de l’intérêt social qu’on porte à ce qu’on photographie. De ce point de vue, la photographie et l’album de famille sont ainsi autant de consécrations de nos propres jugements sociaux et esthétiques.

C’est la même chose quand on regarde une photographie : la perception que nous en avons est celle, immédiate, de la scène que nous avons sous les yeux. Mais cette scène est déjà ancienne et à cet instant même, nous reconstruisons nos souvenirs sous l’empire ou la pression de notre état d’esprit actuel, comment pourrait-il en être autrement ? Nous émettons spontanément et sans en avoir forcément conscience des jugements sociaux sur la scène dans son ensemble et sur les détails qui la constituent : je vois là quelqu’un, une chose, une attitude, une mimique, un vêtement qui réveille un souvenir. Ce souvenir souligne l’importance que nous accordons à ces détails avec ce que nous sommes à cet instant-là, avec notre conscience sociale spontanée.
De ce point de vue, Roland Barthes nous rend un grand service en faisant une distinction entre ce qu’il appelle le studium et le punctum. Le studium est tout ce qui, dans une photographie converge vers la production d’un sens, sur lequel tout le monde peut être à peu près d’accord pour l’interprétation. Il s’agit du cadrage, de la composition et de l’ensemble des indices qu’on y trouve. Le punctum est constitué d’un détail de l’image qui nous interpelle tout particulièrement, en fonction de notre conscience individuelle et de notre histoire sociale. C’est là que la mémoire entre en jeu : dans la lecture et l’interprétation d’une photographie, qui est tout entière production du passé comme on l’a vu, nous voilà guidés essentiellement par le présent, par des points de repère, des points d’appui qui sont autant d’éléments des cadres sociaux de notre mémoire pour reprendre l’expression de Maurice Halbwachs. Dit autrement, ce souvenir n’a pas de consistance si je ne le fais revivre dans les cadres sociaux actuels de ma situation et de ma perception.
 

Exercice pratique

Passons à un exercice pratique et prenons l’exemple de cette photographie prise à Marignana. Circonstance de prise de vue : le photographe (moi) se trouve à sa fenêtre, en 1980, dans une position assez haute du village (« Capu supranu »). Son intention est de saisir un paysage un peu inhabituel en été : la végétation est encore verte et abondante et règne un temps gris et un peu de brouillard. Il y a un souci esthétique de composition : les différents plans (on peut en compter cinq) se succèdent pour le regard, allant du premier plan sombre et du poteau de bois clair, assez  brillant et fuyant, qui guide l’œil jusqu’au pont de Tarricia. Le léger arrondi de ce dernier met en valeur la maison éclairée d’une belle lumière. Puis vient le deuxième tournant de la route à droite, avec trois autres maisons, légèrement dissimulées par la brume. Dans le vallon enfin, de gauche à droite, stagne un vrai brouillard. Le tout est dominé par Pàstine, le haut du village, puis par la montagne très légèrement voilée par une brume lointaine.
Si le photographe (moi) avait pris la photographie et l’avait retenue ensuite comme entrant dans la catégorie des « bonnes » photographies, c’est eu égard à ces caractéristiques esthétiques. Mais ce n’est pas tout : car pour moi, elle montrait un aspect du village (brume, brouillard, lumières nuancées) qui ne correspond pas aux stéréotypes dominants concernant la Corse en été : un pays éclatant de couleurs, où règne un soleil rayonnant à son zénith ou à son coucher, au bord de la mer. Il y avait, à la prise de vue, une préoccupation à la fois sociologique (montrer un visage d’un village de la montagne corse, avec les détails d’une occupation humaine de l’espace naturel) et militante (montrer le visage d’une Corse étrangère aux stéréotypes visuels de l’exploitation touristique – pour ne pas dire coloniale - de l’île). Je me situais là dans le sillage du Riacquistu visuel des premières photographies de François Desjobert.

Nouveaux souvenirs

Mais l’histoire de cette photographie en a décidé autrement…
Quelques années plus tard, en 2021, cette photographie a été publiée sur Facebook et sur le site du Ghjurnalucciu di Marignana, fréquenté par un nombre assez important de Marignanais, qu’ils vivent à Marignana ou qu’ils en soient originaires. Elle a suscité les commentaires de deux personnes, que j’ai retenus.
Une de ces personnes exprime une observation en regardant la photographie : dans la partie haute du village, Pàstine, certaines maisons actuelles (en 2021 donc) ne figurent pas sur l’image, et elle demande à connaître la date du cliché (1980 donc) dans un souci de repérage des constructions et de l’extension du village, intérêt correspondant à mon intention au moment du cliché, l’occupation sociale de l’espace naturel.
Une deuxième personne fait une autre observation : on voit près du pont de la Tarriccia, garée le long de la maison, une camionnette dont elle dit qu’elle est celle (ou semblable à celle) de l’oncle Antoine (Antonini?). Et elle ajoute qu’elle a été, lorsqu’elle était adolescente, (on peut situer la scène vers la fin des années 1950), le moyen décisif pour quatre jeunes filles (Marité, Josiane, Simone et elle-même) de se rendre à Porto pour se baigner, et qui demandaient à l’oncle de les « descendre » au bord de la mer, puis de les « remonter » en revenant de son travail à Piana.

Voilà donc qu’un détail de cette photographie de 1980, à peine visible puisqu’il occupe une place minuscule dans l’image (un punctum dirait Barthes), faisait surgir un ensemble de « souvenirs » comme autant de représentations de la vie sociale et familiale, c’est-à-dire de la socialisation des jeunes filles, dans les années 1950. Le voyage à Porto, la baignade, puis (mais cela vient plus tard) la soirée à l’Hôtel Belvédère, avaient été l’objet de discussions car tout cela mettait en question des traditions à la fois familiales, villageoises et corses. Ces traditions d’abord entretenaient avec le bord de mer un certain rapport distant, voire une certaine méfiance, la mer étant regardée comme l’origine des invasions anciennes et lieu de développement d’un tourisme moderne et destructeur. Et surtout, ces traditions impliquaient une veille rigoureuse à cette époque sur le comportement public (voire la sexualité) des jeunes filles. Comme celle des mères qui surveillaient leurs filles à proximité de chez François, au Café du Centre, où l’on dansait le soir au village.
De plus, la possession d’une voiture n’était pas si fréquente dans ces années-là et l’utilisation d’une camionnette destinée au travail (agricole ou artisanal, celui de l’oncle Antoine) dans un but récréatif paraissait assez saugrenu et peut-être même un peu scandaleux.

Famille, loisirs, risque pour la réputation, déplacement, travail, tradition, morale familiale et collective, tout est alors réuni pour que les souvenirs resurgissent par comparaison avec le village d’aujourd’hui où les déplacements à Porto, les bains de mer et les sorties tardives sont devenus l’ordinaire de la vie au village en été. La situation et la condition des jeunes filles ont changé, et plus personne, parmi les jeunes générations ne réagirait aujourd’hui de cette façon en voyant une camionnette garée près du pont de Tarriccia.
Pour que ce souvenir naisse, il faut que présent et passé se mêlent, se combinent, entrent en confrontation. Et il faut que des préoccupations sociales présentes – c’est ici celui du processus social actuel d’émancipation des femmes déterminent l’interprétation. C’est ainsi qu’émerge un discours sur le passé déterminé par les caractéristiques et les préoccupations de la situation sociale actuelle.
 

Voyage sociologique et mémoriel

Comment conclure ce court voyage sociologique et mémoriel en photographie ?
En disant d’abord que la camionnette de l’oncle Antoine focalise la mémoire sur un objet que moi, le photographe, en 1980, au moment du cliché, je n’avais vu que de façon très distraite et secondaire par rapport à mon intention principale. Une photographie peut ainsi échapper presque totalement aux intentions de son auteur. Mais le cliché donne à voir sans contestation possible un engin à moteur que la réceptrice transforme en punctum : pour elle, le détail, l’image minuscule fait naître un souvenir d’une grande force sociale et émotive. C’est le souvenir de l’univers des obligations sociales et morales dans lequel vivait collectivement dans ces années 1950, un groupe de jeunes filles à Marignana. Et c’est le souvenir de la volonté (et sans doute la difficulté) d’échapper à la vie assez normative du village.
Le temps a passé, celui d’une certaine libération des mœurs, de l’affaiblissement des normes traditionnelles d’éducation et de la multiplication des moyens de communication. Voilà autant de caractéristiques de la société corse actuelle, autant de stimuli sociaux, qui expliquent la réaction de cette amie de Facebook lorsqu’elle reçoit la photographie. De cette façon, la photographie sert de révélateur pour des souvenirs acquis dans des expériences de sociabilité, partagées collectivement dans des circonstances et une société données, souvenirs reconstruits avec tout le poids du présent.

On peut dire aussi que l’évocation de la mémoire fait apparaître un double paradoxe, celui de la coexistence du passé et du présent, et celui de l’imaginaire et du réel. On a déjà évoqué le premier : voilà une photographie, une image qui parle d’un passé révolu et qui se présente pourtant au présent de notre perception. C’est un passé, c’est une absence, mais cette absence est rendue présente par la photographie. Et le présent de la perception mobilise tout entier un passé en le rendant actuel par la reconstruction mémorielle, dans le champ de notre position sociale actuelle. Et peut-être les souvenirs qui naissent d’une photographie valent-ils autant par ce qu’ils disent de nous au présent que par ce qu’ils disent du passé.
Le second dit a contrario que la photographie est certes œuvre d’imagination, mais qu’elle contient des indices et des points d’appui pour une analyse objective. Et si l’on se donne la peine de définir le sens de ces indices et points d’appui, ils fournissent à la mémoire une précision singulière avec laquelle on ne peut négocier que dans des limites assez étroites. C’est sans doute ce qui donne à l’analyse sociologique – et sans doute à l’analyse historique - des photographies, œuvres d’image pourtant, une certaine puissance et une légitimité certaine.
On n’en a pas fini, à vrai dire, avec la camionnette de l’oncle Antoine… 

 
Dimanche 29 Janvier 2023
François Cardi


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