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Les contradictions mortelles de la Méditerranée



Plus que jamais, l’actualité doit nous conduire à nous poser la question de savoir ce que cela signifie d’être une île en Méditerranée. Car derrière l'évidence, la complexité continue à s'intensifier. Sampiero Sanguinetti, inlassable observateur et analyste de la région, nous rappelle les multiples dimensions historiques et géopolitiques.



Planisphères, Malala ANDRIALAVIDRAZANA
Planisphères, Malala ANDRIALAVIDRAZANA
La Méditerranée est une mer, mais elle n’est pas seulement une mer. Elle est un espace où se croisent des intérêts et où apparaissent des drames qui dépassent très largement le bassin proprement dit de son existence et la communauté des pays riverains.

De nombreuses forces en présence

Au cœur de cet espace se trouvent bien sûr les îles et notamment les grandes îles : Sicile, Sardaigne, Corse, Baléares, Crète, Chypre, auxquelles il faut ajouter l’archipel maltais. Dans un second cercle se trouvent deux pays qui en raison de leur « péninsularité » sont plus méditerranéens que d’autres : la Grèce et l’Italie. Dans un troisième cercle se trouvent tous les pays qui ont une rive méditerranéenne soit seize pays. Ces trois cercles définissent ceux qui appartiennent physiquement à la Méditerranée. Mais il existe d’autres pays qui appartiennent de fait à l’espace méditerranéen ou à ce qu’on pourrait appeler le « système méditerranéen ». Il faut donc ajouter des cercles aux trois premiers déjà cités.

Dans un quatrième cercle se trouvent, en effet, les pays baignés par la mer Noire et la mer Rouge. Des liens évidents existent entre mer Rouge, mer Noire et Méditerranée (les Arabes disent "mer Blanche"). Ces liens conduisent à des interactions étroites entre les riverains des trois mers.
Dans un cinquième cercle se trouvent les pays qui appartiennent à des ensembles étroitement dépendants des enjeux méditerranéens et qui dépassent l’existence des seuls pays riverains : la péninsule ibérique c’est-à-dire aussi le Portugal, les Balkans c’est-à-dire aussi la Serbie, la Macédoine du nord et le Kosovo, l’ensemble moyen-oriental c’est-à-dire aussi l’Irak, l’Iran, la Jordanie, l’Arménie…

Enfin trois puissances n’ont aucun lien physique ou culturel direct avec la Méditerranée mais sont pour diverses raisons présentes en Méditerranée : les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie. Les États-Unis entretiennent une flotte navale permanente en Méditerranée dans le cadre de l’OTAN : la sixième flotte. Les États-Unis se considèrent par ailleurs garants de la sécurité de l’État d’Israël.
La Grande-Bretagne constate à juste titre que la Méditerranée est un couloir de navigation stratégique pour son commerce maritime et y entretient donc des bases militaires importantes à Chypre et à Gibraltar. La Russie affirme, depuis le XVIIIsiècle et le règne de la Grande Catherine, que son accès et sa présence en Méditerranée sont des enjeux stratégiques de première importance pour son commerce et pour sa sécurité. Elle entretient des bases navales et aériennes en Crimée et en Syrie.
Deux de ces grandes puissances, la Grande-Bretagne et la Russie, ont lié leur présence en Méditerranée au fait qu’il s’agit d’un couloir de navigation et d’échanges majeur. Le quart du trafic maritime mondial passe effectivement par la Méditerranée, entre canal de Suez, détroits du Bosphore et des Dardanelles, et détroit de Gibraltar. Une énorme partie de ce trafic vient de Chine et se dirige vers l’Europe ce qui explique que la Chine est la quatrième grande puissance mondiale totalement étrangère à la Méditerranée mais qui s’intéresse de plus en plus à ce qui s’y passe.

 


Une forte mobilité des populations

La Méditerranée par ailleurs est une zone très importante de mobilité des populations pour des raisons touristiques d’une part et pour des raisons de migrations d’autre part. Ces deux formes de mobilité ont des conséquences très importantes en matière de gestion des transports, de sécurité, d’environnement, de gestion des déchets, de relations culturelles…
Or le changement climatique risque d’aggraver les difficultés liées à ces mobilités. La rive nord aura à connaitre des augmentations notables de la température ; un chercheur en Corse, Antoine Orsini, annonce que le climat à Ajaccio sera celui actuel de Tunis (c’est-à-dire le climat de la Sicile). Mais cela veut dire qu’à Tunis le climat sera devenu proche de celui du Sahara. La vie et la survie seront donc, à terme, beaucoup plus compliquées dans les pays de la rive sud, exigeant notamment des ressources en eau potable constamment plus importantes.

Du point de vue de la paix et de la sécurité, deux conflits majeurs qui ont rebondi en 2022-2023, en Ukraine et en Palestine, nous rappellent que cet espace méditerranéen est sous la menace permanente des armes.
Comme du temps de l’impératrice Catherine II, comme du temps du tsar Nicolas I, comme du temps de l’empire soviétique et de Staline, la Russie postsoviétique s’est réveillée de la pire manière qui soit pour affirmer la volonté permanente des dirigeants du Kremlin de préserver l’accès aux bases militaires de Crimée et le chemin de la Méditerranée. Or l’Occident parait avoir négligé ces constantes historiques.
Vladimir Poutine a fait le choix extrêmement dangereux d’une guerre aux portes de l’Europe. Nos grands-pères et nos arrière-grands-pères savaient ce que c’était, entre 1853 et 1856, puis entre 1914 et 1918, d’aller se battre aux Dardanelles et à Sébastopol, soit contre la Russie, soit contre les Ottomans, soit contre les Turcs selon les époques.

Au Moyen Orient, le conflit permanent qui oppose Israéliens et Palestiniens depuis plus de 70 ans, l’occupation de territoires conquis par la force, l’installation ininterrompue de colons dans les territoires occupés au mépris du droit international, le non-respect systématique des directives de l’ONU, la construction d’un mur de séparation de 700 kilomètre en Cisjordanie, le blocus par l’État Israélien de l’enclave surpeuplée de Gaza, le refus affiché de l’extrême droite israélienne d’envisager la cohabitation de deux États, ont attisé les haines et donné du grain à moudre aux mouvements radicaux.
L’Autorité palestinienne est une entité autonome mais n’est pas un gouvernement, la Palestine n’est pas un pays reconnu comme tel au plein sens du terme, et le peuple palestinien n’a ni le droit ni les moyens de posséder une armée pour se défendre. Ce peuple est donc sans défense et soumis au bon vouloir des uns ou des autres. La communauté internationale a accepté pendant des décennies ces états de faits scandaleux.
Le Hamas est, par conséquent, un mouvement armé non gouvernemental, « terroriste », qui a déclenché une offensive meurtrière contre des populations civiles israéliennes en octobre 2023. La riposte d’Israël est vengeresse. Les opinions publiques mondiales se sont du même coup un peu plus enkystées dans une dualité de points de vues totalement irréconciliables. Dualité qui constitue une véritable menace pour la Méditerranée, pour le monde, et pour les deux peuples concernés.

La Méditerranée restera pour longtemps un espace de conflits où les grandes puissances entretiennent des arsenaux militaires colossaux, où des milliers de navires de commerce transitent jours et nuits dans un sens et dans l’autre, où des malheureux risquent leur vie pour échapper à la misère ou à la guerre, où les inégalités d’accès à l’eau potable pèseront de plus en plus dangereusement, et où les touristes viennent se tremper voluptueusement dans des eaux localement turquoises, se faire bronzer, faire du sport et faire la fête.
Nos îles, au centre du système méditerranéen, sont involontairement le théâtre paradoxal et privilégié de ces contradictions mortelles. Elles sont à la fois des sentinelles et des lieux d’évasion, des porte-avions et des oasis, des escales et des points de passage. Chacune d’entre elles est le réceptacle et le conservatoire d’une mémoire commune multiséculaire. Il nous appartient en tant que citoyens d’en avoir conscience, de ne pas fermer les yeux, et de réfléchir à la manière d’assumer la chance et le fardeau de ce positionnement. Il nous appartient de réfléchir à ce que nous pourrions faire pour peser dans la balance et infléchir les logiques d’une pente dramatique dont nous aurons tous à payer un jour la facture.

 
Lundi 27 Novembre 2023
Sampiero Sanguinetti


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