Furiani, 2022, Jeanne Ferrari-Giovanangeli
En instituant de nouvelles formes de visibilité aux acteurs sociaux, la caméra actualise leurs constructions de sens. Le changement de rôle exigé par la médiation technologique leur impose de devenir, a posteriori, spectateurs de leurs propres performances. La transgression répétée de rites de confirmation à laquelle ils assistent les confronte à une situation de mépris à laquelle ils tentent de se soustraire par des rites de réparation. Ainsi, à l’aube d’une « vie liquide » décrite par Zygmunt Bauman, les voilà qui passent du rang d’Olympiens d’une société de l’interconnaissance à de grands anonymes.
De nouvelles formes d’existence publique
Les médias forment des paysages qui participent au dessein et à l’amplification de mondes imaginaires. En troublant les frontières des perceptions du réel et du fictif, ces mediascape fournissent de vastes et complexes répertoires d’images et de récits. Ils créent leurs propres intrigues en y mettant sur scène et en scène des héros de consommation qu’ils décident de rendre visibles. Cette représentation de la réalité ordonne aux individus de reconsidérer leur rapport au monde dans cette « expérience de l’inconscient optique ».
Redéfinir les mécanismes de reconnaissance
Au début des années 1970, la mobilisation collective contre les boues rouges marque en Corse un tournant quant aux dispositifs mis en œuvre : les stratégies communicationnelles déployées s’adaptent à l’essor d’une nouvelle forme de logique médiatique imposée par la télévision. Elle redéfinit les mécanismes de reconnaissance – phénomène de visibilité accordant une valeur sociale – en transformant le spectre de l’invisibilité sociale et des relations de pouvoir et de domination qui s’y exercent.
Imprévisibilité et affranchissement des propriétés spatio-temporelles
La performance face caméra est une activité cérémonielle reposant sur des rites de présentation et de confirmation dans lesquels acteurs et journalistes sont engagés. Cet engagement s’inscrit toutefois au sein d’une relation asymétrique. Si la performance est réalisée hic et nunc, sa captation est ensuite astreinte à une « inscription médiatique » et présente au moment de sa diffusion « une trace d’usage », processus de médiation ordonnançant une dissociation entre l’original et la représentation qui en est faite. Au-delà de cette impossibilité aux acteurs d’adapter leur prestation au public auquel ils s’adressent puisqu’ils se trouvent dans une « quasi-interaction médiatisée », la reconnaissance octroyée par les journalistes aux acteurs, à leur performance et donc aux revendications qu’elle publicise, repose sur une imprévisibilité engendrée par un affranchissement des propriétés spatio-temporelles.
Redéfinir les mécanismes de reconnaissance
Au début des années 1970, la mobilisation collective contre les boues rouges marque en Corse un tournant quant aux dispositifs mis en œuvre : les stratégies communicationnelles déployées s’adaptent à l’essor d’une nouvelle forme de logique médiatique imposée par la télévision. Elle redéfinit les mécanismes de reconnaissance – phénomène de visibilité accordant une valeur sociale – en transformant le spectre de l’invisibilité sociale et des relations de pouvoir et de domination qui s’y exercent.
Imprévisibilité et affranchissement des propriétés spatio-temporelles
La performance face caméra est une activité cérémonielle reposant sur des rites de présentation et de confirmation dans lesquels acteurs et journalistes sont engagés. Cet engagement s’inscrit toutefois au sein d’une relation asymétrique. Si la performance est réalisée hic et nunc, sa captation est ensuite astreinte à une « inscription médiatique » et présente au moment de sa diffusion « une trace d’usage », processus de médiation ordonnançant une dissociation entre l’original et la représentation qui en est faite. Au-delà de cette impossibilité aux acteurs d’adapter leur prestation au public auquel ils s’adressent puisqu’ils se trouvent dans une « quasi-interaction médiatisée », la reconnaissance octroyée par les journalistes aux acteurs, à leur performance et donc aux revendications qu’elle publicise, repose sur une imprévisibilité engendrée par un affranchissement des propriétés spatio-temporelles.
Une quête de reconnaissance
L’expérience de ces formes nouvelles d’existence publique par les militants s’ouvre avec une phase de confrontation. La télévision crée dans cette perspective un « rituel de dissensus ». Le traitement médiatique, répondant d’une hiérarchie de visibilité, condamne à l’invisibilité l’enjeu même des performances réalisées et s’étend au groupe soumis à une « non-existence au sens social du terme ». De même, le groupe ôte toute valeur symbolique à cette représentation de la réalité dès lors qu’elle ne suscite qu’une incompréhension, provoquant une infirmation de leur adhésion à cette « communauté de pensée » formée par la télévision. Une dimension culturelle est mise au jour par la distinction même de deux communautés traduisant différemment les informations qui leur sont données.
Le groupe exclu exclut à son tour
Les acteurs, à l’épreuve d’une domination leur conférant un profond sentiment de mépris, s’adonnent à un rite expiatoire en changeant leurs lignes d’action pour tenter d’accéder à la reconnaissance. La situation est recadrée et les perceptions mutuelles redéfinies. Le conflit devient créateur. Le groupe expérimente ainsi de « nouveaux champs d’action et d’interaction ». Par l’absence d’une reconnaissance mutuelle, les individus réagissent tout d’abord symétriquement : le groupe exclu exclut à son tour. Les journalistes, considérés initialement comme membres, se révèlent étrangers et déviants par leur transgression des règles rompant la structure symbolique et l’équilibre du groupe. Leur bannissement lors de leurs activités offre la capacité de mettre à distance les rôles et l’univers référent.
La caméra, appareillage maître
Mais la visibilité médiatisée est devenue un passage obligé. Si les journalistes demeurent les ordonnateurs d’une forme de reconnaissance, les modalités de mise en visibilité sont réinventées. Les médias ont dès lors occasionné de nouveaux rites dans cette reconfiguration de la réalité et de cette redéfinition « des liens sociaux, donnant de nouveaux contours » aux « identités » et aux « relations ». La performance des acteurs considère désormais la caméra comme l’appareillage maître. Un processus d’inversion de leur distribution de l’engagement dans l’activité s’accomplit et repose sur un « effet comme si » quant à l’(in)existence de la caméra. La représentation face à cette dernière devient un engagement subordonné et la participation à l’activité un engagement principal, à l’exception de situations où la performance médiatique est annoncée comme telle, par exemple la conférence de presse, privilégiant des dispositifs visuels propices à sa réalisation.
Le groupe exclu exclut à son tour
Les acteurs, à l’épreuve d’une domination leur conférant un profond sentiment de mépris, s’adonnent à un rite expiatoire en changeant leurs lignes d’action pour tenter d’accéder à la reconnaissance. La situation est recadrée et les perceptions mutuelles redéfinies. Le conflit devient créateur. Le groupe expérimente ainsi de « nouveaux champs d’action et d’interaction ». Par l’absence d’une reconnaissance mutuelle, les individus réagissent tout d’abord symétriquement : le groupe exclu exclut à son tour. Les journalistes, considérés initialement comme membres, se révèlent étrangers et déviants par leur transgression des règles rompant la structure symbolique et l’équilibre du groupe. Leur bannissement lors de leurs activités offre la capacité de mettre à distance les rôles et l’univers référent.
La caméra, appareillage maître
Mais la visibilité médiatisée est devenue un passage obligé. Si les journalistes demeurent les ordonnateurs d’une forme de reconnaissance, les modalités de mise en visibilité sont réinventées. Les médias ont dès lors occasionné de nouveaux rites dans cette reconfiguration de la réalité et de cette redéfinition « des liens sociaux, donnant de nouveaux contours » aux « identités » et aux « relations ». La performance des acteurs considère désormais la caméra comme l’appareillage maître. Un processus d’inversion de leur distribution de l’engagement dans l’activité s’accomplit et repose sur un « effet comme si » quant à l’(in)existence de la caméra. La représentation face à cette dernière devient un engagement subordonné et la participation à l’activité un engagement principal, à l’exception de situations où la performance médiatique est annoncée comme telle, par exemple la conférence de presse, privilégiant des dispositifs visuels propices à sa réalisation.
De la contestation à l’institutionnalisation
En janvier 1973, a Chjama di u Castellare apparaît comme la rupture officielle avec le régionalisme, puis au mois d’août de cette même année, la première Università d’estate à Corti introduit sur l’île un nouveau discours. En 1975, les évènements d’Aleria confirment une reconfiguration des modalités de visibilité des revendications. Puis à partir de 1976, les dispositifs visuels du FLNC dénotant préalablement d’un caractère spectaculaire, s’accomplissent grâce à un processus symbolique autour de la notion de négation, avec un décor et une façade personnelle spécifiques dans une « métamorphose de l’espace-temps ordinaire ». Nous sommes aux prémices d’un système hybride médiatique – reposant sur un espace-temps dans l’ici et maintenant et d’une dimension médiatique – et d’un espace de communication désintermédié exploitant stratégiquement l’autoreprésentation par l’expression directe. Ces stratégies de visibilité conditionnent et intensifient l’agenda public, inversent l’initiale « machine médiatique » et déploient au fil du temps un discours par la multiplication de dispositifs et de pratiques.
Réseaux sociaux
Si l’on voit apparaître les débuts d’une communication politique désintermédiée, l’usage actuel des réseaux sociaux numériques par les différents partis nationalistes intensifie le processus et impose au système hybride médiatique initial de s’adapter par l’émergence de nouvelles formes ayant leurs propres logiques médiatiques. Chaque parti finit en définitive par être son médium. Mais l’occupation d’un seul espace de signification ne saurait suffire et exprimerait une « incapacité rituelle » qui se présenterait comme « le signe d’une impuissance plus générale à l’échec rituel, l’échec d’une politique », masqué par le déploiement dans l’espace public d’une communication politique bâtie sur un fort registre émotionnel. Cette désintermédiation a possiblement fini par être le signe d’une perte de contrôle de l’intermédiation.
De la scène contestataire aux rites d’institution
Malgré quelques initiatives collectives émergeant entre 2015 et 2021, la victoire de la coalition nationaliste ordonne durant cette période un désengagement de la société civile, laissant aux seules mains institutionnelles le (contre-)pouvoir de la rue. Les effets sont ceux d’une déritualisation du politique avec l’abandon de la scène contestataire pour des rites d’institution vécus par quelques personnes, en donnant néanmoins l’illusion d’une proximité et d’une participation des individus par l’observation de cet univers grâce à leur environnement médiatique immédiat.
La réinstauration d’un ordre rituel rompu
Seul le rite est le liant des membres d’une société qui en constituent sa force motrice et centrale. Face à cette déritualisation amplifiée par la crise sanitaire, le « choc moral » vécu collectivement à la mort d’Yvan Colonna s’est concentré en un paroxysme émotionnel amenant à un besoin quasi pulsionnel de faire lien. Les différents rassemblements sociaux, de la veillée à la manifestation, sont apparus comme la réinstauration d’un ordre rituel rompu grâce au déploiement, au renforcement et à l’amplification des règles et des normes de la vie quotidienne, permettant aux individus de se (re)connecter aux autres dans des espaces et temps délimités quotidiennement. L’enjeu de la communication politique est aujourd’hui d’affirmer l’unité spirituelle des membres de la société en communiquant, non pas dans une perspective transmissive, mais rituelle. Il convient de construire des espaces socialement partagés dans une perspective transmédiatique et un continuum de pratiques sociales.
Réseaux sociaux
Si l’on voit apparaître les débuts d’une communication politique désintermédiée, l’usage actuel des réseaux sociaux numériques par les différents partis nationalistes intensifie le processus et impose au système hybride médiatique initial de s’adapter par l’émergence de nouvelles formes ayant leurs propres logiques médiatiques. Chaque parti finit en définitive par être son médium. Mais l’occupation d’un seul espace de signification ne saurait suffire et exprimerait une « incapacité rituelle » qui se présenterait comme « le signe d’une impuissance plus générale à l’échec rituel, l’échec d’une politique », masqué par le déploiement dans l’espace public d’une communication politique bâtie sur un fort registre émotionnel. Cette désintermédiation a possiblement fini par être le signe d’une perte de contrôle de l’intermédiation.
De la scène contestataire aux rites d’institution
Malgré quelques initiatives collectives émergeant entre 2015 et 2021, la victoire de la coalition nationaliste ordonne durant cette période un désengagement de la société civile, laissant aux seules mains institutionnelles le (contre-)pouvoir de la rue. Les effets sont ceux d’une déritualisation du politique avec l’abandon de la scène contestataire pour des rites d’institution vécus par quelques personnes, en donnant néanmoins l’illusion d’une proximité et d’une participation des individus par l’observation de cet univers grâce à leur environnement médiatique immédiat.
La réinstauration d’un ordre rituel rompu
Seul le rite est le liant des membres d’une société qui en constituent sa force motrice et centrale. Face à cette déritualisation amplifiée par la crise sanitaire, le « choc moral » vécu collectivement à la mort d’Yvan Colonna s’est concentré en un paroxysme émotionnel amenant à un besoin quasi pulsionnel de faire lien. Les différents rassemblements sociaux, de la veillée à la manifestation, sont apparus comme la réinstauration d’un ordre rituel rompu grâce au déploiement, au renforcement et à l’amplification des règles et des normes de la vie quotidienne, permettant aux individus de se (re)connecter aux autres dans des espaces et temps délimités quotidiennement. L’enjeu de la communication politique est aujourd’hui d’affirmer l’unité spirituelle des membres de la société en communiquant, non pas dans une perspective transmissive, mais rituelle. Il convient de construire des espaces socialement partagés dans une perspective transmédiatique et un continuum de pratiques sociales.
Pour aller plus loin
Goffman, E. (1961). Asiles : Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Les éditions de Minuit. 1968.
Goffman, E. (1963). Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements Economica éditions. 2013.
Goffman, E. (1967). Les rites d’interaction. Les éditions de Minuit. 1974.
Bauman, Z. La vie liquide (C. Rosson, Trad.). (2016). Fayard éditions. 2005.
Appadurai, A. (1996). Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization. University of Minnesota Press.
Morin, V. (1963). Les Olympiens. Communications; Dayan, D. (2012). À la conquête de l’Olympe. Communication
Benjamin, W. (1939). L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Éditions Payot. Édition numérique. 2013.
Honneth, A. (2005) Invisibilité : sur l’épistémologie de la « reconnaissance ». Réseaux, 129-130(1-2).
Thompson, J. B. (2005). La nouvelle visibilité. Réseaux, 129-130(1-2). 59-87. p. 75.
Carey, J. W. (1998). Political ritual on television. Episodes in the history of shame, degradation and excommunication. Dans J. Curran
Lardellier, P. (2013). Nos modes, nos mythes, nos rites. Le social, entre sens et sensible. EMS éditions. p. 113.
Abélès, M. & Jeudi, H.-P. (1997). Anthropologie du politique. Armand Colin éditions.
Bourdieu, P. (1982). Les rites comme actes d’institution. Actes de la recherche en sciences sociales, 43(1), 58-63.
Augé, M. (2010). Retour sur les « non-lieux ». Communications, 87(2),
Ferrari-Giovanangeli, J. (à paraître). Corps contestataires. Les mobilisations collectives en Corse contemporaine. L’Harmattan éditions.
Goffman, E. (1963). Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements Economica éditions. 2013.
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Appadurai, A. (1996). Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization. University of Minnesota Press.
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Lardellier, P. (2013). Nos modes, nos mythes, nos rites. Le social, entre sens et sensible. EMS éditions. p. 113.
Abélès, M. & Jeudi, H.-P. (1997). Anthropologie du politique. Armand Colin éditions.
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