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Le mouvement national et la question identitaire : le piège de l’éternel retour du même ?



Pour le nationalisme corse, qui se veut le défenseur d'une communauté d'à peine quelques centaines de milliers de personnes, la question de l'immigration a toujours été centrale. Certains s’interrogent : par la simple loi du nombre, celle-ci pourrait notamment porter un coup fatal à la langue et à la culture forgées et pratiquées depuis des siècles. Toutefois, depuis vingt ans, la question identitaire se pose avec une acuité nouvelle, à travers un développement du rejet des maghrébins et africains, rejet sur lequel se fondent de nouvelles initiatives politiques.
Dans ce texte, l'auteur critique l'incapacité générale du mouvement national à comprendre et appréhender les grandes mutations globales, ainsi qu'à proposer une vision plus claire de la société corse d'aujourd'hui et de demain. À noter que les fonctions que l'auteur occupe nous ont exceptionnellement conduits à préférer l'utilisation d'un pseudonyme.



Olivier Laban-Mattei, Jardins de L'Empereur, 2016
Olivier Laban-Mattei, Jardins de L'Empereur, 2016
2015, décembre : crise des Jardins de l’Empereur. La majorité nationaliste doit gérer, quelques jours à peine après son accession au pouvoir à la Collectivité de Corse, une crise majeure à laquelle ni la droite, ni la gauche n’avaient été confrontées. Un groupuscule d’origine immigrée, par mimétisme toxique avec certaines pratiques de banlieues, s’en prend aux pompiers en intervention dans le quartier.
Les faits d’une infime minorité sont alors reprochés à l’ensemble des Maghrébins résidant dans la zone : on n’est pas loin de la ratonnade, vis-à-vis de gens paisibles et travailleurs qui s’efforcent de vivre comme tout le monde, avec les soucis de tout le monde mais bien souvent avec le handicap d’une forme de précarité économique en plus. Et son corollaire, la présence avérée d’un mépris collectif diffus à leur égard : ils endossent les habits symboliques du déclassement et signalent par leur présence et leur statut la butée dangereuse du risque de dégringolade sociale.

2018, juin : Jean-Guy Talamoni propose d’accueillir les réfugiés de l’Aquarius, en déshérence en Méditerranée par impéritie des Etats souverains. La simple application du droit de la mer, le droit international et le devoir d’humanité inspirent ce réflexe, tout à l’honneur du Président de l’Assemblée. Cela suscite pourtant des discussions au sein du mouvement national, y compris dans le parti du Président lui-même.

Une crainte historique

On ne connaît que trop l’une des motivations du nationalisme corse : la peur du remplacement. Accompagnant la victoire des nationalistes, la concomitance de la croissance démographique, nourrie par le flux continu des arrivées, insinue le doute dans les esprits. Corrélée à un très fort risque de déprise en matière de logement, d’accès à la propriété, l’angoisse nouvellement suscitée accroît le sentiment de dépossession et d’inéluctabilité de celle-ci.
Ce phénomène frappe non seulement les couches défavorisées, par nature économiquement fragiles, mais aussi la classe moyenne, y compris celle disposant d’un minimum de latitude financière. En contrepartie, et malgré une seconde victoire d’ampleur aux élections territoriales, rien ne se produit : hausse des prix du carburant, hausse des prix du logement, de l’électricité, du gaz, de l’alimentation, impuissance quasi-totale de la Collectivité.

Impuissance logique : quand bien même en auraient-ils la volonté réelle, ses élus n’ont pas les moyens juridiques de mettre en place une politique territoriale en mesure d’amortir les effets délétères d’une pression exercée par le système global, au quotidien, sur les familles. À une nuance près cependant : la politique de gestion des déchets, où les coudées auraient été plus franches malgré un mécano institutionnel bancal et des collectifs anti-sites très actifs, a pour l’instant tourné au fiasco ; son coût s’avère deux à trois fois plus élevé par rapport à la moyenne française. 
Tout ceci dans une île au faible PIB, sous-dotée en infrastructures collectives, handicapée non seulement par le fait insulaire et son non-traitement dans le temps long de l’Histoire, mais aussi par le cloisonnement naturel de son territoire, celui d’une île-montagne. Isolement maritime imposé (lire à ce sujet Le syndrome de Pénélope, Sampiero Sanguinetti, 2006) et morcellement géographique jamais vraiment envisagés dans leur complexité pour concevoir un début de traitement efficace.

Face à cette situation difficile, pas de statut de résident, pas d’intervention de l’Etat sur la régulation des prix du carburant, comme par exemple à La Réunion, pas de droits culturels nouveaux susceptibles de fabriquer de nouvelles générations cimentées par le bilinguisme, via la coofficialité. Vient l’assassinat quasi ritualisé d’Yvan Colonna, la révolte qu’il engendre et la négociation en situation d’urgence d’un statut d’autonomie après des années de silence dédaigneux et distant.
Dans ce contexte, la situation économique et sociale, aggravée par la crise du Covid, par la guerre en Ukraine, n’a cessé de se dégrader. Le résultat se traduit dans les élections présidentielles : Marine Le Pen réalise en Corse un score fracassant. Il ne s’agit pas ici de s’étendre sur le grand écart entre vote nationaliste aux élections territoriales et vote FN, aujourd’hui RN, aux élections de portée nationale. On s’intéresse plutôt à l’attitude des dirigeants nationalistes, tous partis confondus.

Le livre de Pierre Dottelonde, Aux origines du nationalisme corse (2023, éditions Alain Piazzola) rappelle avec opportunité comment deux responsables autonomistes de l’époque, Paul-Marc Seta et Max Simeoni, insistèrent sur l’arrivée massive d’éléments allogènes et le risque socio-culturel que cela engendrerait. Certes, il faut garder à l’esprit qu’à l’époque le Schéma d’aménagement de la Corse, décidé à Paris, sans aucune prise en compte des amendements alors proposés par les élus corses, assignait un rôle à l’île dans son accession au Marché : des postes de cadres pour les Continentaux, des postes subalternes pour les soutiers du développement, la main-d’œuvre immigrée.
Arritti, sur la base d’un constat factuel, l’Etat central ignorait de facto la présence des Corses en Corse, avait alors pris l’habitude de signaler, via des listes nominales, le débarquement des néo-Corses. Cette initiative s’avéra doublement maladroite :
 
  • en désignant des individus comme personnellement responsables d’une situation globale, on faisait l’impasse sur les causes et les conditions d’un mécanisme systémique ;
  • au lieu de revendiquer la reconnaissance de nouveaux droit culturels, on alimentait un climat de peur, un sentiment de dilution et d’impossibilité à agir, sinon par la révolte.

Il faut dire qu’à l’époque, la gauche, entre pratiques clanistes et obstination cocardière, n’aidait guère à voir plus clair au plan politique. Quant aux immigrés, ils se contentaient de l’invisibilité à laquelle, volens nolens, le système et l’opinion les avaient toujours contraints.

Réalité et mythe de la communauté de destin

En 1988, trois ans avant le vote du statut Joxe, à l’Assemblée de Corse on discute de la communauté de destin. Le peuple corse sera composé des Corses d’origine et de tous ceux qui choisiront, bien que non-natifs, de participer à un consensus politique et social autour de quelques valeurs fondamentales basées sur la reconnaissance dudit peuple, distinct du peuple français. Ou encore « composante du peuple français » dans l’article 1er du statut Joxe. On sait ce qu’en fera le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 mai 1991.
Depuis lors, tandis que la montée du Front national, de ses thèmes excluants et racistes pénétrait peu à peu une partie de la représentation élue à l’Assemblée nationale, la droite de gouvernement en particulier, tandis que la crise économique aggravait le sentiment de précarisation et de déprise de larges couches de la population, l’immigré devenait le bouc-émissaire naturel de toutes les frustrations que subissait ou estimait subir une partie de plus en plus large de celle-ci. Si l’on ajoute à cela le traumatisme qu’ont causé les terribles attentats de 2015, le Maghrébin, le musulman a donc endossé de plus en plus la tunique commode et infamante de « l’Arabacciu », cause principale des maux de la société.

Pour un peuple qui n’a pas soldé les comptes de sa tradition coloniale, la colonisation l’a en partie extrait de sa misère par l’exploitation du colonisé, la jonction entre la frustration de la perte de l’Empire et la crainte quasi hystérique du grand remplacement a fini par produire le fruit vénéneux d’un « palatinisme », présenté comme nouvelle vertu de la régénération culturelle des Corses. Soutenus par les médias du groupe Bolloré, qui leur offrent une fenêtre médiatique inouïe par rapport à leur représentativité initiale, i Palatini revendiquent ouvertement une hostilité résolue face aux plus précaires de la population insulaire et rongent leur frein en attendant chimériquement (?) d’en découdre : on l’a très bien compris lors de la manifestation contre la drogue aux Cannes, à Aiacciu, en août 2023.
Face à cela, que propose le mouvement national ? Rien. Ou pas grand-chose.
Mis à part quelques réactions ponctuelles, il n’a rien à dire sur le rôle et la place de l’immigration au sein d’une Corse autonome, au sein du peuple corse. Pourquoi ? Parce que depuis des lustres, depuis la période d’Arritti, l’ambiguïté n’a jamais été levée sur trois questions principales, à ce sujet la gauche insulaire (ou ce qu’il en reste) n’a pas fait mieux:
 
  • la non-prise en compte de la mondialisation et de ses effets globaux ;
  • la non-prise en compte de la pression exercée par la libéralisation de l’économie sur la quasi-totalité du globe, avec son cortège de conséquences, y compris écologiques.
  • la non-prise en compte de l’aspect multiculturel des sociétés occidentales modernes.
 
Or, que nous cela nous plaise ou non, nous nous inscrivons dans cette modernité-là. Nous ne pouvons prétendre nous en abstraire. Ainsi la crise de l’accès au logement n’est-elle pas spécifiquement corse, tant elle se déploie de façon systémique, globale : elle frappe en particulier toutes les régions à forte attractivité touristique. Face à cela, face à la complexification de la situation insulaire dans un environnement macro-économique dégradé, face à la politique malveillante et culturellement dominante du bouc-émissaire, le mouvement national s’est retranché derrière les négociations du statut d’autonomie. La question de la multiculturalité, du bilinguisme, du vivre-ensemble (oh le gros mot !) a été passée sous silence au profit de discussions dont la population dans son ensemble ignore le contenu.
Dans ces conditions, et même s’il faut soutenir le principe de l’autonomie, règle de droit dominante dans les îles européennes, la grenade dégoupillée lui a explosé à la figure : 10% de plus pour les partis extrémistes en Corse par rapport aux dernières présidentielles, chiffre à tempérer tout de même en tenant compte d’à peu près autant d’abstentions. Mais la répartition géographique des voix en faveur des partis intolérants devrait inciter à l’examen de conscience : dans les communes à forte expansion démographique, les xénophobes peuvent sabler le champagne. À l’appui de ce raisonnement, l’exemple de Sarrula Carcupinu se suffira à lui-même, et amplement : plus de 5% de croissance démographique annuelle entre 2014 et 2020, 35% de logements sociaux pour la plus vaste zone de consommation de Corse et plus de 65% des suffrages exprimés pour les trois listes d’extrême-droite, un record.

Une clarification indispensable

Concluons donc : le mouvement national se trouve placé devant une alternative. Soit il accepte d’envisager la question de l’immigration dans toute sa complexité et consent à considérer l’immigré économique comme un acteur social et un frère en humanité, et il cherche alors les voies et moyens de le sécuriser en acceptant de l’accueillir dans le respect de ce qu’il est en tant qu’Autre.
Soit il se contente de gérer la situation au gré des crises, en professant la main sur le cœur des principes d’humanité qui s’évanouissent sitôt le discours rédempteur terminé : dans ces conditions, il ne faudra pas s’étonner de voir s’épanouir des mouvements tels que I Palatini, qui n’hésitent pas à dévoyer le combat culturel, les croyances religieuses au profit d’une croisade haineuse.

Il ne faut pas se faire d’illusions : des fascistes, le crucifix dans une main, brandissent à présent l’étendard de la Nation corse dans l’autre. La seule réponse politique qui leur a été apportée en cet été tient dans les deux arrêtés des mairies de Lecci di Portivechju, de droite, et de Zonza, nationaliste : le port du burkini sur les plages de la commune a été interdit au prétendu motif d’un trouble à l’ordre public. La loi de 1905 n’interdit en aucune manière le port dans l’espace public de vêtements signifiant une appartenance religieuse : les prélats et les religieuses peuvent donc circuler dans leur tenue sacerdotale au vu et au su de toutes et tous.
Si interdire en l’espèce revient à stigmatiser, quelle attitude adoptera-t-on dans le cas non forcément hypothétique d’une escale de richissimes Saoudiens, vêtus selon leurs us et coutumes, dans l’Extrême-Sud ? Et pendant que l’on trouve choquant que certains s’exhibent dans des tenues inconvenantes, l’étalage de la richesse opulente de certains autres, elle, n’étonne ni ne choque personne…

Si nous nous sommes battus une vie durant pour en arriver à ce résultat, dans le silence assourdissant (opportuniste : surtout ne perdre aucun électeur ?) des responsables politiques du mouvement national, qui reprennent, qui plus est, l’antienne du « wokisme » et du « communautarisme », totems vides de Blanquer et consorts, des chaînes d’information (?) en continu, nous ne pourrons tirer que deux conclusions :
 
  • tous nos efforts n’auront finalement servi qu’à satisfaire les besoins d’une certaine composante de la population, dans ses attentes catégorielles et dans un accommodement somme toute consensuel avec un système global destructeur dans lequel elle aura fini par trouver sa niche d’intérêts ;
  • piégés par notre croyance naïve dans l’éternel retour du même, que nous aurons complaisamment laissé nous vendre, nous justifierons in fine ce jugement peu amène mais peut-être pertinent de Liza Terrazzoni (Les autres en Corse , Albiana, 2019, p. 230) : « …les phénomènes qui apparaissent, à première vue, comme une manifestation de l’ethnicité, une volonté de préserver l’identité corse, masquent aussi des enjeux économiques, dont celui de préserver une forme d’économie dans laquelle l’appartenance "corse" fonctionne comme un privilège ».

 
 
Jeudi 29 Août 2024
U stuzzicaghjolu


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