Ils se dirigeaient tous vers le musée. Seul, par deux, en grappes, tenant les enfants par la main et soutenant les plus vieux sous les aisselles. Ils étaient plus de deux cents à converger vers leur antre de fortune sans pour autant s’être donné le mot explicitement. Rongé par la montée des eaux qui avait fragilisé les fondations, avec ses murs lézardés, ses volets cassés, ses vitres éclatées par les fortes chaleurs, le musée était le seul bâtiment en dur de la plaine qui avait résisté aux intempéries qui depuis près de cent ans balayaient l’île. Se rassembler n’était pourtant pas de qu’il y avait de plus judicieux après ce qui s’était passé. Mais c’était leur lieu. Chassés de leur pays par la faim, la sécheresse, les inondations, la multiplication de régimes autoritaires, ils avaient débarqué, eux ou leurs parents, sur la côte est de l’île et s’étaient installés dans la plaine désertée par la plupart des habitants.
Quand ils sentaient le danger, ils éprouvaient le besoin de s’entourer des peintures, des graphes, des alphabets et des multiples récits dont ils avaient recouvert les murs. Partager leurs mémoires les avait soudés. Et ils préféraient mourir tous ensemble plutôt que de se faire descendre comme des lapins dans leurs cabanes.
Ils avaient tous en tête les images des cavaliers de l’En-Haut, venus troubler les funérailles de Yazir et la peur ne les quittait plus.
Quand ils avaient entendu les claquements de sabots dans la montagne, puis sur le bitume de la route, ils avaient d’abord pensé au troupeau de chevaux sauvages qui descendait de temps en temps dans la plaine les visiter. Ils avaient tous tourné la tête vers le bruit en s’interrogeant mutuellement du regard. Ils n’avaient pas attendu longtemps. ILS avaient surgi en haut de la côte, raides sur leurs montures, le visage dissimulé sous les cagoules, les fusils en bandoulière. ILS avaient calmé les chevaux, descendu la rue au pas, le regard planté droit devant. Arrivés sur la place, ILS les avaient encerclés, leurs fusils pointés sur leurs torses, les avaient rassemblés autour des cercueils de Hyacinthe, Lucia et Yazir qu’ils s’apprêtaient à faire entrer dans l’ancienne école. Puis, lentement, l’un des cavaliers s’était avancé près de celui de Yazir. En prenant le temps d’accumuler suffisamment de salive dans sa bouche, il avait craché sur le bois sombre et mouillé, avant de brandir son fusil vers le ciel. Son geste avait déclenché une salve de coups de feu générale. Ils avaient fermé les yeux pour échapper à la vision de leur mort. Quand ils les avaient rouverts, la croupe des chevaux disparaissait dans la brume.
Depuis, les fusils claquaient sans interruption dans la montagne.
Arrivés dans la salle principale, tous s’assirent comme à leur habitude sur leurs talons et chacun, dans sa langue maternelle, se mit à raconter les épreuves qu’il avait traversées. Elles tissaient la toile de leur histoire commune grâce à laquelle ils tenaient encore debout. Parmi eux, il y avait aussi quelques descendants de familles insulaires, dits Natifs, qui n’avaient pas fui la côte. L’étrange mélopée commençait à ramener la paix dans le cœur de la petite foule au ras du sol, quand celui que tout le monde appelait Messi à cause du nom brodé sur la visière de sa casquette se leva et se tourna vers Maria-Stevana, une des Natives les plus populaires et, aux yeux de tous, la gardienne du lieu.
Il lui demanda de les laisser partir. Ceux de l’En-Haut ne s’en prendraient pas aux insulaires, ils n’en voulaient qu’à ceux qui avaient envahi la plaine. Ils suivraient le corridor côtier qu’ILS ne patrouillaient pas. Ils s’en sortiraient.
Maria-Stevana prit la parole à son tour.
- Ne crois pas qu’ILS épargneront les Natifs ! Ils ont empoisonné l’eau du fleuve et n’ont sauvé ni Hyacinthe ni Lucia. ILS détestent tous ceux de l’En-Bas. ILS ne supportent plus notre obstination à cultiver tous ensemble les terres salines. Ils haïssent les enfants nés de nos métissages, la liberté de nos unions, nos chants dont ILS perçoivent les notes apportées par le vent. Notre résistance et nos solidarités les menace.
Puis en prenant un ton solennel, elle poursuivit :
Sans vous, nous ne sommes rien. Vous nous avez enseigné comment protéger les cultures des sécheresses, comment retarder les effets de la faim, comment récolter la rosée dans le creux des feuilles et faire des festins de racines. Vous avez ajouté l’oud, la kora, les tablas aux guitares et aux flutes et nous avons inventé ensemble les mélodies du chaos, uni nos chants en de nouvelles polyphonies. Nous avons mêlé nos langues et nos sangs, mélangé nos salives et nos sucs, nous avons donné naissance à des enfants. Ils nous unissent désormais. Vous ne pouvez ni les emmener avec vous, ce serait trop dangereux, ni les abandonner, ce serait trop terrible.
Messi ne trouva rien à répondre. Il se rassit parmi les autres. La mélopée où se mêlait swahéli, tamazight, yoruba, français, peul et corse s’éleva plus forte vers le ciel du plafond et réussit à couvrir le bruit des coups de feu.
Sans vous, nous ne sommes rien. Vous nous avez enseigné comment protéger les cultures des sécheresses, comment retarder les effets de la faim, comment récolter la rosée dans le creux des feuilles et faire des festins de racines. Vous avez ajouté l’oud, la kora, les tablas aux guitares et aux flutes et nous avons inventé ensemble les mélodies du chaos, uni nos chants en de nouvelles polyphonies. Nous avons mêlé nos langues et nos sangs, mélangé nos salives et nos sucs, nous avons donné naissance à des enfants. Ils nous unissent désormais. Vous ne pouvez ni les emmener avec vous, ce serait trop dangereux, ni les abandonner, ce serait trop terrible.
Messi ne trouva rien à répondre. Il se rassit parmi les autres. La mélopée où se mêlait swahéli, tamazight, yoruba, français, peul et corse s’éleva plus forte vers le ciel du plafond et réussit à couvrir le bruit des coups de feu.
Dans l’ancienne école
Dans le réfectoire de l’ancienne école, Maria-Francesca veillait les morts. Après le passage des cavaliers, les habitants, déjà tétanisés de peur, avaient vite été dispersés par la pluie. Ils avaient abandonné les cercueils sur la place et plus personne n’avait osé s’aventurer dehors. Le lendemain matin, ils avaient été rentrés par on ne sait quels bras. Depuis, on savait où trouver Maria-Francesca.
Elle les attendait. ILS viendraient récupérer les corps de Lucia et Hyacinthe. ILS n’avaient jusqu’à présent jamais toléré que des Natifs reposent ailleurs que dans le cimetière de l’En-Haut. Ils venaient de temps en temps en déterrer dans celui de la plaine pour les ramener chez eux. ILS étaient moitié fous. Quelle quête était la leur ? Que cherchaient-il à sauver ? De quoi avaient-il peur ?
La nuit, allongée sur une des grandes tables de la cantine, éclairée par la lumière de quelques bougies, elle gardait l’œil ouvert et se souvenait de ce que lui avait raconté Yazir… Il avait réussi à entrer clandestinement dans la ZID[1]. Avant qu’il ne boive l’eau du fleuve…
Il lui avait raconté le brasier sur la place, où ILS jetaient les livres, les téléphones, les ordinateurs, avec les femmes autour qui répétaient : « Tu protégeras la nature comme ta mère, tu te soumettras à ses lois, tu seras fécondée chaque année, tu travailleras la terre pour la fertiliser et tu honoreras Dieu comme ton père ». Il lui avait raconté la rage flamboyante qui brulait le regard des hommes quand ils jetaient dans les flammes les objets maudits de l’Avant. Et aussi comment, une fois la cérémonie finie, ils s’étaient emparés des femmes de l’En-Haut et les avaient entraînées de force dans la nuit. Il les avait entendues crier, se débattre dans l’ombre. Il avait compris alors qu’ILS ne tarderaient pas à descendre, possédés par la foi destructrice qui les animait.
Ceux de l’En-haut n’avaient pas empoisonné le fleuve. Maria-Stevana se trompait. Il leur avait juste donné le signal qu’ils attendaient. Ils s’apprêtaient à achever le travail commencé, voilà ce que pensait Maria-Francesca.
Quand les migrants avaient débarqué sur les côtes, ILS s’étaient rappelés que le malheur arrivait depuis toujours par la mer. Ils avaient repris possession des montagnes. Et quand dans leur sillage, les villes côtières avaient été submergées, ILS avaient été confortés dans leurs croyances. ILS avaient créé leur Zone identitaire à défendre et proclamé l’entrée en vigueur du Pacte Natura. La nature leur commandait d’agir ! D’aller au bout de ce qu’elle entreprenait…
Malgré la couverture qui la recouvrait, Maria-Francesca grelottait. La pluie battait de nouveau les toits, dévalait les rues à gros bouillons. Le fleuve grondait à en faire trembler la nuit. Jamais, il ne s’était remis à couler avec une telle violence ! Dans son eau noire, se reflétaient les villes englouties. Ces grandes rues encombrées de monde que Maria-Francesca n’avait jamais connues, ces magasins étincelants dans lesquels elle n’était jamais entrée. Il y avait des enfants qui mangeaient des glaces, des petits chiens tenus en laisse, des dames bien habillées, les bras chargés de paquets. Ces gens qui avaient l’air si insouciants, avaient-ils vraiment existé ?
Elle n’entendit pas les femmes de l’En-Haut entrer dans le réfectoire. Elles sortirent Maria-Francesca de son sommeil agité, l’aidèrent à se lever. Elles avaient la force des ombres, la fragilité des humains. Maria-Francesca rêvait-elle ? Non. Elle les reconnaissait. Elle pouvait en appeler quelques-unes par leurs prénoms, les autres ressemblaient aux mères qu’elle avait connue. Les femmes dirent qu’elles avaient fui les hommes. Elles demandaient asile.
ILS descendent récupérer les Natives de l’En-Bas, ils ont besoin d’elles pour assurer les descendances dans la ZID, poursuivirent-elles.
Impressionnée par leur regard où la peur se mêlait à la détermination, Maria-Francesca resta muette. Elle avait raison. Ce n’était pas eux qui déversaient la mort dans le fleuve. Quand elle entendit le galop des chevaux. Toutes se redressèrent, le regard dirigé vers le trou noir de la porte ouverte sur la nuit, s’armèrent intérieurement pour les recevoir. Mais ILS ne s’arrêtèrent pas. Toutes surent toutes au même instant ce qu’il leur fallait faire : empêcher l’assaut.
Elle les attendait. ILS viendraient récupérer les corps de Lucia et Hyacinthe. ILS n’avaient jusqu’à présent jamais toléré que des Natifs reposent ailleurs que dans le cimetière de l’En-Haut. Ils venaient de temps en temps en déterrer dans celui de la plaine pour les ramener chez eux. ILS étaient moitié fous. Quelle quête était la leur ? Que cherchaient-il à sauver ? De quoi avaient-il peur ?
La nuit, allongée sur une des grandes tables de la cantine, éclairée par la lumière de quelques bougies, elle gardait l’œil ouvert et se souvenait de ce que lui avait raconté Yazir… Il avait réussi à entrer clandestinement dans la ZID[1]. Avant qu’il ne boive l’eau du fleuve…
Il lui avait raconté le brasier sur la place, où ILS jetaient les livres, les téléphones, les ordinateurs, avec les femmes autour qui répétaient : « Tu protégeras la nature comme ta mère, tu te soumettras à ses lois, tu seras fécondée chaque année, tu travailleras la terre pour la fertiliser et tu honoreras Dieu comme ton père ». Il lui avait raconté la rage flamboyante qui brulait le regard des hommes quand ils jetaient dans les flammes les objets maudits de l’Avant. Et aussi comment, une fois la cérémonie finie, ils s’étaient emparés des femmes de l’En-Haut et les avaient entraînées de force dans la nuit. Il les avait entendues crier, se débattre dans l’ombre. Il avait compris alors qu’ILS ne tarderaient pas à descendre, possédés par la foi destructrice qui les animait.
Ceux de l’En-haut n’avaient pas empoisonné le fleuve. Maria-Stevana se trompait. Il leur avait juste donné le signal qu’ils attendaient. Ils s’apprêtaient à achever le travail commencé, voilà ce que pensait Maria-Francesca.
Quand les migrants avaient débarqué sur les côtes, ILS s’étaient rappelés que le malheur arrivait depuis toujours par la mer. Ils avaient repris possession des montagnes. Et quand dans leur sillage, les villes côtières avaient été submergées, ILS avaient été confortés dans leurs croyances. ILS avaient créé leur Zone identitaire à défendre et proclamé l’entrée en vigueur du Pacte Natura. La nature leur commandait d’agir ! D’aller au bout de ce qu’elle entreprenait…
Malgré la couverture qui la recouvrait, Maria-Francesca grelottait. La pluie battait de nouveau les toits, dévalait les rues à gros bouillons. Le fleuve grondait à en faire trembler la nuit. Jamais, il ne s’était remis à couler avec une telle violence ! Dans son eau noire, se reflétaient les villes englouties. Ces grandes rues encombrées de monde que Maria-Francesca n’avait jamais connues, ces magasins étincelants dans lesquels elle n’était jamais entrée. Il y avait des enfants qui mangeaient des glaces, des petits chiens tenus en laisse, des dames bien habillées, les bras chargés de paquets. Ces gens qui avaient l’air si insouciants, avaient-ils vraiment existé ?
Elle n’entendit pas les femmes de l’En-Haut entrer dans le réfectoire. Elles sortirent Maria-Francesca de son sommeil agité, l’aidèrent à se lever. Elles avaient la force des ombres, la fragilité des humains. Maria-Francesca rêvait-elle ? Non. Elle les reconnaissait. Elle pouvait en appeler quelques-unes par leurs prénoms, les autres ressemblaient aux mères qu’elle avait connue. Les femmes dirent qu’elles avaient fui les hommes. Elles demandaient asile.
ILS descendent récupérer les Natives de l’En-Bas, ils ont besoin d’elles pour assurer les descendances dans la ZID, poursuivirent-elles.
Impressionnée par leur regard où la peur se mêlait à la détermination, Maria-Francesca resta muette. Elle avait raison. Ce n’était pas eux qui déversaient la mort dans le fleuve. Quand elle entendit le galop des chevaux. Toutes se redressèrent, le regard dirigé vers le trou noir de la porte ouverte sur la nuit, s’armèrent intérieurement pour les recevoir. Mais ILS ne s’arrêtèrent pas. Toutes surent toutes au même instant ce qu’il leur fallait faire : empêcher l’assaut.
[1] Zone identitaire à défendre.
Au musée
Dans la grande salle tout le monde dormait. Maria-Stevana veillait sur la masse des corps. Elle formait une mer soyeuse d’étoffes qui de temps en temps se soulevait au gré du souffle des dormeurs. Elle pensait au fleuve, à la plaine inondée … et pour longtemps. Demain, chacun devrait se remettre au travail. Réparer les pilotis des maisons qui avaient cédé, restaurer les murs, patauger dans la boue, reconstruire les buttes et leurs rigoles pour recueillir la rosée. Mais si les eaux du fleuve tuaient les hommes, elles devaient aussi, certainement, de façon plus lente empoisonner les plantes, la terre, les animaux ? Ils avaient armé la nature, les salauds ! Eux qui disaient se soumettre à ses lois, ils tuaient la vie.
Avec Yazir, ils allaient souvent écouter la petite musique du fleuve qui réenchantait brièvement la vallée les mois d’hiver, avant de rejoindre les profondeurs. Tout autour en était transformé. Le vent dans les feuilles s’accordait à la mélodie de l’eau. Sous sa caresse, les galets renvoyaient au ciel de précieux éclats, la menthe poivrée réveillée embaumait jusqu’aux premières maisons du village, les orchidées et les pensées sauvages pointaient de nouveau leurs boutons, les agapanthes se remettaient à pousser. Les brebis, les merles, les mulots venaient s’y désaltérer, les enfants y patauger. Le fleuve leur parlait de doux printemps et d’étés calmes qu’ils n’avaient jamais vécus. Elle aimait sa peau qui brillait sous les rayons du soleil, il aimait sa bouche qui disait-il avait la couleur du fruit de l’arbousier. Le fleuve les emportait jusqu’au Soudan, où Yazir avait vu le jour. Si les pierres roulaient aujourd’hui dans le chaos elle se souvenaient aussi de leurs étreintes. Elles gardaient dans leurs veines moussues, fendues par le temps, le souvenir de tout. Il fallait faire confiance aux pierres, activer leurs mémoires.
Maria-Stevana se leva sans bruit et descendit au sous-sol… Elle y avait remisé les collections étrusques qui, autrefois, on lui avait raconté, avaient fait du musée un lieu emblématique de l’histoire de l’île. S’entourer des urnes, des vases, des outils… cultiver le savoir des vestiges pour survivre demain. Les Etrusques aussi étaient arrivés par la mer… Ils s’étaient installés dans la plaine, l’avaient fertilisée, y avaient construits de petites communautés, peut-être un peu comme la leur…
Quand lui parvinrent, assourdies, les voix des hommes qui avaient pris position tout autour du musée. Elle remonta au rez-de-chaussée en enjambant les marches quatre à quatre. Ils tonitruaient. Ils commandaient aux Natifs de faire sortir les étrangers.
Messi se leva le premier, suivi par tous les Nigérians. Ils se précipitèrent sur la porte. Les Soudanais, les Maliens, les Corses essayèrent de les retenir. Les enfants hurlaient, s’accrochaient aux jambes de leurs parents. Le chaos était total.
Maria-Stevana pleurait de ne pas avoir anticipé.
Dehors, Maria-Francesca sortit de l’ombre et s’avança jusque dans la cour. Elle s’adressa aux hommes d’une voix puissante. Et leur demanda de se retourner. D’affronter le regard de celles qu’ils avaient armées des pleurs et des cris qu’elles avaient essuyés sur leurs cous et dans leurs cheveux quand ils les avaient soumises, le jour de l’anniversaire du Pacte. Elles sont-là. Elles aussi sont animées par le fleuve. Le fleuve, source de vie ! Elles y ont puisé la force de vous tuer, si vous commettez l’irréparable.
Elle les supplia de les laisser entrer dans le musée.
ILS ne l’écoutèrent pas. ILS tirèrent, encore et encore. Les vitres déjà cassées explosèrent en mille éclats. ILS entrèrent par les fenêtres, visèrent dans le dos tous ceux qui cherchaient à s’enfuir, déchirèrent les dessins, les récits et les alphabets. Les femmes, à leur trousse, hurlaient comme le font les louves. De longs cris où se mêlaient rage, solitude et désespoir. Les fusils finirent par se taire. Puis tombèrent en grand fracas sur le sol. Les hommes s’immobilisèrent sous le regard des femmes. Ils virent défiler dans leurs yeux les morts de toutes les guerres qu’elles pleuraient depuis toujours.
Avec Yazir, ils allaient souvent écouter la petite musique du fleuve qui réenchantait brièvement la vallée les mois d’hiver, avant de rejoindre les profondeurs. Tout autour en était transformé. Le vent dans les feuilles s’accordait à la mélodie de l’eau. Sous sa caresse, les galets renvoyaient au ciel de précieux éclats, la menthe poivrée réveillée embaumait jusqu’aux premières maisons du village, les orchidées et les pensées sauvages pointaient de nouveau leurs boutons, les agapanthes se remettaient à pousser. Les brebis, les merles, les mulots venaient s’y désaltérer, les enfants y patauger. Le fleuve leur parlait de doux printemps et d’étés calmes qu’ils n’avaient jamais vécus. Elle aimait sa peau qui brillait sous les rayons du soleil, il aimait sa bouche qui disait-il avait la couleur du fruit de l’arbousier. Le fleuve les emportait jusqu’au Soudan, où Yazir avait vu le jour. Si les pierres roulaient aujourd’hui dans le chaos elle se souvenaient aussi de leurs étreintes. Elles gardaient dans leurs veines moussues, fendues par le temps, le souvenir de tout. Il fallait faire confiance aux pierres, activer leurs mémoires.
Maria-Stevana se leva sans bruit et descendit au sous-sol… Elle y avait remisé les collections étrusques qui, autrefois, on lui avait raconté, avaient fait du musée un lieu emblématique de l’histoire de l’île. S’entourer des urnes, des vases, des outils… cultiver le savoir des vestiges pour survivre demain. Les Etrusques aussi étaient arrivés par la mer… Ils s’étaient installés dans la plaine, l’avaient fertilisée, y avaient construits de petites communautés, peut-être un peu comme la leur…
Quand lui parvinrent, assourdies, les voix des hommes qui avaient pris position tout autour du musée. Elle remonta au rez-de-chaussée en enjambant les marches quatre à quatre. Ils tonitruaient. Ils commandaient aux Natifs de faire sortir les étrangers.
Messi se leva le premier, suivi par tous les Nigérians. Ils se précipitèrent sur la porte. Les Soudanais, les Maliens, les Corses essayèrent de les retenir. Les enfants hurlaient, s’accrochaient aux jambes de leurs parents. Le chaos était total.
Maria-Stevana pleurait de ne pas avoir anticipé.
Dehors, Maria-Francesca sortit de l’ombre et s’avança jusque dans la cour. Elle s’adressa aux hommes d’une voix puissante. Et leur demanda de se retourner. D’affronter le regard de celles qu’ils avaient armées des pleurs et des cris qu’elles avaient essuyés sur leurs cous et dans leurs cheveux quand ils les avaient soumises, le jour de l’anniversaire du Pacte. Elles sont-là. Elles aussi sont animées par le fleuve. Le fleuve, source de vie ! Elles y ont puisé la force de vous tuer, si vous commettez l’irréparable.
Elle les supplia de les laisser entrer dans le musée.
ILS ne l’écoutèrent pas. ILS tirèrent, encore et encore. Les vitres déjà cassées explosèrent en mille éclats. ILS entrèrent par les fenêtres, visèrent dans le dos tous ceux qui cherchaient à s’enfuir, déchirèrent les dessins, les récits et les alphabets. Les femmes, à leur trousse, hurlaient comme le font les louves. De longs cris où se mêlaient rage, solitude et désespoir. Les fusils finirent par se taire. Puis tombèrent en grand fracas sur le sol. Les hommes s’immobilisèrent sous le regard des femmes. Ils virent défiler dans leurs yeux les morts de toutes les guerres qu’elles pleuraient depuis toujours.
****
Maria-Stevana, quelques jours plus tard redescendit au sol-sol. Elle voulait vérifier l’état des collections étrusques suite à l’inondation. Tout en pataugeant dans l’eau, elle buta sur une caisse qu’elle n’avait jamais vue, jamais ouverte. Elle était remplie de coupures de presse très anciennes. Elle y apprit des choses édifiantes.
Dans le premier quart du XXIe siècle, d’énormes engins avaient défoncé la montagne, tout près des berges du fleuve. Ils avaient creusé des trous que d’autres engins tout aussi gros avaient pendant des années remplis d’ordures. Quelques-uns s’étaient battus pour interdire le projet. Ils disaient qu’un jour la plaine serait infestée par le jus pourri de toutes ces immondices et qu’il fallait penser aux générations futures. Ils avaient organisé un rassemblement sur le pont, y avaient lu un texte sur la nécessité de mettre fin à la fièvre acheteuse, avaient essayé de démontrer que le dérèglement du climat et la surconsommation qui produisait tous ces déchets étaient les deux faces d’une même pièce. Ils parlaient de donner des droits au fleuve. Ils n’avaient pas été écoutés.
Au loin, le fleuve avait cessé de gronder. Maria-Stevana écouta longuement son silence.
Dans le premier quart du XXIe siècle, d’énormes engins avaient défoncé la montagne, tout près des berges du fleuve. Ils avaient creusé des trous que d’autres engins tout aussi gros avaient pendant des années remplis d’ordures. Quelques-uns s’étaient battus pour interdire le projet. Ils disaient qu’un jour la plaine serait infestée par le jus pourri de toutes ces immondices et qu’il fallait penser aux générations futures. Ils avaient organisé un rassemblement sur le pont, y avaient lu un texte sur la nécessité de mettre fin à la fièvre acheteuse, avaient essayé de démontrer que le dérèglement du climat et la surconsommation qui produisait tous ces déchets étaient les deux faces d’une même pièce. Ils parlaient de donner des droits au fleuve. Ils n’avaient pas été écoutés.
Au loin, le fleuve avait cessé de gronder. Maria-Stevana écouta longuement son silence.
Les illustrations sont issues des diptyiques Armes branches d'Agnès Accorsi. Une série réalisée entre 2029 et 2021.
les dessins sont faits aux crayons graphite sur papier; les sculptures sont faites de branches de bois, clous et fils de fer
les dessins sont faits aux crayons graphite sur papier; les sculptures sont faites de branches de bois, clous et fils de fer