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Le débat sur l’autonomie de la Corse après les élections législatives



La dissolution de l’Assemblée nationale, prononcée le 9 juin au soir par le Président de la République, mettait un terme provisoire aux négociations et au calendrier concernant l’avenir institutionnel de la Corse. À l’issue des élections ainsi provoquées, les conditions de cette négociation sont, bien entendu, totalement chamboulées. Sampiero Sanguinetti nous livre sa lecture de l’évolution des résultats, de l’inédite poussée du Rassemblement national, et de ses possibles impacts au niveau institutionnel.



Mako Deuza
Mako Deuza
Les résultats des élections législatives de juin-juillet 2024 ont fortement surpris les observateurs en Corse. Deux choses se sont révélées particulièrement étonnantes. Premièrement, depuis les années 1980, le Front national (FN) obtenait des résultats de plus en plus notables lors des élections présidentielles. Il obtenait par contre des résultats anecdotiques lors des élections législatives et régionales. Pour la première fois, ce parti, dit d’extrême droite, a obtenu des résultats tout à fait remarquables lors des élections législatives.
Deuxièmement, ces résultats sont d’autant plus remarquables que trois des quatre candidats présentés dans les différentes circonscriptions insulaires étaient des inconnus, sans ancrage réel en Corse, et sans même la capacité de défendre de manière efficace une ligne politique et un programme.
 
Traditionnellement, l’électorat insulaire se détermine sur une ligne politique qui peut être de droite, de gauche ou nationaliste et, à un niveau au moins aussi élevé, sur la personnalité des candidats. Cela n’est pas vrai qu’en Corse, mais disons que la personnalité des candidats parait généralement jouer un rôle plus important en Corse que dans le reste de la France. Or dans le vote pour le RN en 2024, cet élément déterminant de la personnalité des candidats semble avoir été totalement gommé.
Par conséquent, le réflexe fréquent des observateurs a été d’attribuer ce vote à l’existence d’un nouvel électorat. Depuis le début des années 2000, la population insulaire a fortement augmenté et cette augmentation est principalement due, non pas à un solde naturel positif, mais à l’arrivée importante dans l’île de citoyens en provenance de l’extérieur et en provenance notamment du continent français. La tentation est donc, bien évidemment, de mettre les réflexes nouveaux de l’électorat sur le compte de ces arrivants. 
 
Pour tenter d’y voir plus clair, il est sans doute utile de prendre un peu de recul et d’analyser les évolutions principales de l’électorat et des grandes familles politiques au fil du temps, depuis les années 1970 jusqu’aux années 2000. L’observation des résultats électoraux au premier tour des élections législatives révèle de grandes tendances assez stables, des années 1970 aux années 2000, puis l’existence de virages majeurs durant les années 2000.
Je m’y attacherai en faisant référence non pas aux suffrages exprimés comme le font beaucoup de politologues, mais en faisant référence aux électeurs inscrits. La réalité du corps électoral se trouve en effet dans cette totalité des citoyens appelés à voter. Les citoyens qui s’abstiennent de voter le font soit par indifférence, soit par ignorance, soit par dégoût de la politique… Or l’indifférence, l’ignorance, le dégoût… ont un sens. Et il ne peut être question d’analyser le fonctionnement de la démocratie sans prendre en compte la réalité de ces sentiments ou de ces positionnements.
 

L’électorat insulaire de 1973 aux années 2000

En ce qui concerne les taux de participation aux premier tour des élections législatives ils ont connu, de 1973 à 2012, trois phases. Jusqu’en 1986, les taux d’abstention se situent entre 24% et 36% des inscrits. De 1988 à 2012, ces taux ont progressé. Ils varient alors entre 37% et 39% des inscrits.
En 2017 et 2022, pour la première fois, les taux d’abstention dépassent les 40% puis les 50%. Une telle abstention lors d’élections législatives est évidemment le signe d’une crise très profonde qui couve au sein de l’électorat.
 
Durant cette période de l’histoire, de 1973 à 2007, la droite est majoritaire en Corse, à l’exception d’une seule fois, en 1981. Cette droite se situe entre 25% et 36% des inscrits (pour une moyenne de 29,4%). La gauche de son côté se situe entre 19% et 32% des inscrits (pour une moyenne de 25,5%).
En 1986, toutefois, deux nouvelles familles politiques apparaissent dans le jeu électoral : les nationalistes corses et le Front national (FN). Les nationalistes dans un premier temps, en 1986, 1988 et 1997, ne mobilisent que 2,7% à 4,2% des inscrits. En 1993 toutefois, ils dépassent la barre des 10% en mordant notablement semble-t-il sur l’électorat de la gauche insulaire. Quant au FN (futur RN), il n’attire sur ses candidats que 2,4% à 5,3% des électeurs inscrits.
 
L’année 1986 correspond donc à un premier virage dans l’histoire récente des pratiques électorales. Un virage qui se produit cinq ans après la mise en place d’un premier statut particulier et l’entrée des nationalistes à l’assemblée de Corse.
Des évènements graves vont se produire durant les années 1990 et le début des années 2000. Et il faut attendre 2012 pour que de nouveaux virages importants soient observés dans les pratiques électorales des citoyens insulaires.
 

Les quatre chocs de l’électorat à partir de 2012

Une première bascule va se produire lors des élections de 2012. Pour la première fois, les nationalistes corses passent la barre de 12% des électeurs inscrits. Ils mobilisent sur leurs noms 13,3% des inscrits.
Parallèlement la droite classique insulaire enregistre un déclin très important en tombant sous la barre des 20%. Ces candidats de la droite insulaire mobilisent 18,6% des électeurs mais restent toutefois encore suffisamment solides pour envoyer trois députés à l’Assemblée nationale en 2012.
 
Un second choc se produit en 2017, lorsque pour la première fois le taux des abstentions dépasse les 40% et atteint 44,2% des inscrits. La droite, dans le même temps, poursuit son déclin en tombant à 14,1% des inscrits, alors que la gauche s’effondre littéralement en n’attirant plus que 5,4% des inscrits. Les nationalistes de leur côté se maintiennent en progressant légèrement et en réunissant 14,5% des inscrits.
L’élément perturbateur de cette année-là, c’est l’apparition de candidats dit « macronistes », « ni de droite, ni de gauche », qui se présentent sous l’étiquette « La République en Marche ». Ces candidats, qui drainent 10,9% des électeurs sur leurs noms, viennent de la gauche modérée, socialiste ou radicale. Cette nouvelle division du paysage politique va profiter aux nationalistes dont les candidats font de bons résultats. Et cela aboutit à l’élection de trois députés nationalistes qui entrent ainsi pour la première fois à l’Assemblée nationale.
 
Le troisième choc se produit en 2022. Ce choc se manifeste à travers la désaffection colossale des électeurs puisque 55,4% d’entre eux se sont abstenus. L’écroulement de la droite et de la gauche traditionnelles s’est poursuivi et s’est étendu au parti du Président de la République Emmanuel Macron. La seule famille politique qui résiste en Corse et même progresse est la famille nationaliste qui recueille 17,8% des suffrages d’électeurs inscrits.
Enfin, l’extrême droite progresse elle aussi mais n’atteint pas les 8% de suffrages des électeurs inscrits. Le paysage politique insulaire est alors véritablement sinistré et, compte tenu des abstentions, disons qu’il parait en attente ou désemparé.
 
Le quatrième choc est celui de cette année 2024. Les électeurs ont plus ou moins retrouvé le chemin des urnes. La droite républicaine a repris quelques couleurs en mobilisant 15% de l’électorat. L’effondrement de la gauche par contre a été confirmé avec 5,7% des électeurs inscrits. Les nationalistes se sont maintenus en mobilisant 16,5% de l’électorat.
L’élément nouveau qui « chamboule » littéralement le paysage électoral, ce sont les 18,8% d’électeurs qui ont choisi de se porter sur les candidats du RN. Au second tour ils ne bénéficient d’aucun report de voix et n’auront donc pas d’élu, mais ils ont réussi à faire battre l’un des sortants nationalistes en apportant leurs voix au candidat de la droite républicaine dans la deuxième circonscription de Haute-Corse.
 
Comment interpréter ces derniers résultats et les évolutions enregistrées entre 2012, 2017, 2022 et 2024 ?
 

Le glissement du clivage droite gauche vers un clivage pro- et anti-autonomiste

Avant 2012, les élections législatives se jouent à travers un antagonisme bien établi entre droite et gauche. Les nationalistes corses et le FN sont entrés dans le jeu électoral en 1986 mais leurs résultats sont restés modestes. Au fil des élections, en 2012 et 2017, les nationalistes corses ont progressé. Les partis de la droite traditionnelle en 2012, et de la gauche en 2017, se sont plus ou moins effondrés. Un déclin qui explique les taux d’abstention importants mais qui profite également en partie aux nationalistes puis au parti du nouveau Président de la République, Emmanuel Macron.  
Les repères traditionnels ayant été bousculés, les électeurs en 2022 se sont, plus massivement encore, réfugiés dans l’abstention. Cela, à l’exception des nationalistes bien sûr, qui ont assuré la réélection de leurs candidats. 
 
En 2024, les électeurs ont retrouvé le chemin des urnes mais le clivage partisan ne s’est plus fait, en Corse, sur l’idée d’un antagonisme droite/gauche. Il se fait premièrement sur le rejet ou non de la politique gouvernementale.
Il se fait deuxièmement sur le désarroi de nombreux électeurs face aux évolutions sociétales en cours, sur la peur de l’avenir et sur le réflexe qui consiste à accuser l’étranger de tous les maux que nous ne savons pas expliquer. Il se fait aussi, dans une île comme la Corse, sur les enjeux locaux qui mobilisent ou qui inquiètent les électeurs.
 
De fait, la mandature à laquelle Emmanuel Macron venait de mettre fin avait été marquée en Corse par le débat au sujet de la possible autonomie de l’île et par le processus dit de Beauvau. Pour une partie de l’électorat, qui se souvient de ce que des partis très sérieux ont affirmé pendant des années, l’autonomie est l’antichambre de l’indépendance.
Or, dans le climat anxiogène des évolutions mondiales, des conflits qu’on dit aux portes de l’Europe, des menaces de grand remplacement brandies par les partis d’extrême droite et parfois repris à demi-mots par des partis dit républicains, des dettes colossales de milliers de milliards d’euros dont parlent les spécialistes, cette menaces supplémentaires d’un aventurisme séparatiste prend des proportions difficilement contrôlables et qu’il ne faut pas négliger.
L’électorat du RN est très clairement un électorat qui ne veut pas (ou a peur) de l’autonomie. Il n’est donc pas invraisemblable de mettre les résultats exceptionnels du RN en Corse sur le compte également de ce clivage entre pro- et anti-autonomistes.
 
Il reste à évaluer la force de ces deux tendances. Même si un député nationaliste a été battu, l’électorat nationaliste s’est maintenu, y compris dans la circonscription dans laquelle Jean-Félix Acquaviva a été battu. L’électorat de la droite traditionnelle, de son côté, qui a retrouvé un peu de vigueur est divisé. Ceux qui ont réélu Laurent Marcangeli savent qu’il n’est pas vent debout contre le processus d’autonomie. Il est « arrangeant ».
Ceux qui ont élu François-Xavier Ceccoli sont, au second tour, des électeurs de la droite républicaine traditionnelle, bien sûr, mais également, en grand nombre, des électeurs du RN absolument anti-autonomie. Ces électeurs peuvent, pour une partie d’entre eux, être de nouveaux arrivants, moins au fait des problèmes insulaires et inquiets d’une dérive supposée de l’île vers des formes de séparatisme. Mais il est impossible de les réduire à cela. Au cours des années passées, une petite partie des électeurs de la droite traditionnelle a rejoint la mouvance autonomiste, et une partie (sans doute un peu plus importante) des électeurs traditionnels de la gauche a fait de même. Mais une autre partie non négligeable de ces électorats traditionnels qui demeurent, est composée de gens très réservés à l’égard de l’autonomisme et qui craignent les évolutions qui se profilent.

 

Les conditions d’évolution de ce débat dans les temps qui viennent

Il existe donc aujourd’hui en Corse, de ce point de vue, non pas deux tendances mais trois. Trois tendances qui se dégagent très schématiquement sur le thème de l’avenir institutionnel de l’île. Un « tiers » de l’électorat qui est favorable à l’octroi d’une autonomie avancée avec possibilité de légiférer dans certains domaines. Un « tiers » de l’électorat qui serait favorable à l’octroi d’une autonomie plus « soft » avec seulement le droit d’adapter certaines lois. Et un tiers de l’électorat qui est franchement très hostile à toute forme d’autonomie. Il existe dans ce débat entre pro et anti autonomistes une composante passionnelle dont il faut bien sûr avoir conscience.
 
Au-delà de la Corse, l’octroi d’une telle réforme dépend bien sûr des forces qui siègent au Parlement et dépendra du futur gouvernement en charge des affaires. Au sein du Parlement, l’influence grandissante du RN renforce le camp de l’hostilité à l’octroi d’une autonomie pour la Corse. Le changement des interlocuteurs gouvernementaux, par ailleurs, rend caducs les engagements éventuels pris par les interlocuteurs précédents. Enfin la difficulté évidente de trouver une majorité au sein de cette Assemblée nationale conduira quelque gouvernement que ce soit à définir des priorités et des urgences. Or l’avenir institutionnel de la Corse ne sera sûrement pas considéré comme une priorité absolue.
 
Trois choses toutefois demeurent :
  • Premièrement, l’état de la Corse, qui est au fondement de toutes les crises qui agitent cette île depuis des décennies, est une donnée fondamentale persistante. Les changements en Corse ont été colossaux mais n’ont pas véritablement fourni aux citoyens qui habitent cette île matière à plus de sérénité.
  • Deuxièmement, le malaise radical ressenti en Corse après l’assassinat en prison de Yvan Colonna a été l’élément déclencheur du processus dit de Beauvau. Cet évènement reste dans les mémoires et le malaise persiste.
  • Troisièmement, nul ne pourra oublier, en Corse, qu’un gouvernement français a admis publiquement que l’hypothèse d’une autonomie institutionnelle de l’île n’était pas inconcevable.
 
L’évolution institutionnelle de la Corse dans le sens de plus d’autonomie est donc une question qui n’est pas enterrée et, disons même, qui n’est sans doute pas « enterrable ». Mais en Corse, le débat autour de cette question risque de devenir plus tendu. Et au niveau national français, les conditions de son examen et de son adoption se sont considérablement complexifiées.
 
 

Le travail du graffeur Mako Deuza est accessible sur son site ici
Vendredi 2 Août 2024
Sampiero Sanguinetti