Je suis un voyageur, peut-être même un touriste. Je viens de débarquer en Corse. Je veux rencontrer un indigène, un vrai, mais… à quoi vais-je le reconnaître. Le costume, la langue ?
Et puis j’entre dans un bar et j’aperçois un jeune homme chaussé de baskets, vêtu d’un blue-jean et d’un tee-shirt, et qui boit du coca-cola. Cela ne peut donc pas être lui. Je regarde mieux et je vois qu’il porte sa main en forme de conque à son oreille. Puis, dans le brouhaha autour du comptoir j’entends qu’il chante. Mais il n’est pas seul, ils sont trois peut-être plus. J’écoute. Une voix entonne, une autre suit, une troisième les rejoint. Une strophe, une autre, une troisième puis ils se taisent.
Au premier son, j’ai fouillé dans ma mémoire pour chercher si – et alors où, qui, quoi, quand, comment – j’avais déjà vécu une expérience approchante. Dans le même temps, j’ai projeté mille suppositions sur le son qui allait suivre, et à peine l’ai-je perçu que je le compare à la fois au précédent que j’ai encore en mémoire et à tous ceux que j’avais espéré ou craint d’entendre, tout en imaginant simultanément le prochain.
Puis arrive le troisième son, le suivant et tous les autres. Ainsi la mélodie, objet temporel par excellence, mettait en marche naturellement et sans effort le mécanisme de la mémoire dans sa capacité à retenir et à projeter tout à la fois.
Mais voici que déjà est entrée la voix grave du bassu, puis celle plus aigüe de la terza et qu’à ma mémoire mélodique s’ajoute celle des possibilités harmoniques. Je suis en train de faire, sans vraiment m’en apercevoir et surtout sans effort, avec plaisir même, une minute et demie de sport mental intensif, de va-et-vient entre le passé, le futur et le présent. Entre ma mémoire, mon imagination et la réalité.
Une paghjella, car c’est de cela dont il s’agit, dure environ une minute et demi, trente secondes par strophe de deux vers de huit pieds : un distique. C’est d’ailleurs la traduction exacte du mot paghjella, de paghju (paire, double) avec le diminutif ella. Une sorte de haiku chanté à trois voix.
Puis arrive le troisième son, le suivant et tous les autres. Ainsi la mélodie, objet temporel par excellence, mettait en marche naturellement et sans effort le mécanisme de la mémoire dans sa capacité à retenir et à projeter tout à la fois.
Mais voici que déjà est entrée la voix grave du bassu, puis celle plus aigüe de la terza et qu’à ma mémoire mélodique s’ajoute celle des possibilités harmoniques. Je suis en train de faire, sans vraiment m’en apercevoir et surtout sans effort, avec plaisir même, une minute et demie de sport mental intensif, de va-et-vient entre le passé, le futur et le présent. Entre ma mémoire, mon imagination et la réalité.
Une paghjella, car c’est de cela dont il s’agit, dure environ une minute et demi, trente secondes par strophe de deux vers de huit pieds : un distique. C’est d’ailleurs la traduction exacte du mot paghjella, de paghju (paire, double) avec le diminutif ella. Une sorte de haiku chanté à trois voix.
Mais si j’avais débarqué en Corse non pas hier ou ce matin mais il y a trente ou quarante ans, avant le riacquistu, qu’aurais-je entendu ? Quelques canzonette sirupeuses, le plus souvent chantées en français sur des mélodies napolitano-provençales par des bellâtres aux cheveux gominés et aux doigts bagués de chevalières plaquées or.
Perte du sens de l’espace – nous ne sommes ni à Naples ni à Cogolin –, oubli de soi-même et de l’autre, incapacité à se souvenir et à imaginer : nous étions là devant un cas très grave d’Alzheimer sociétal. Oui, c’était l’époque des émules de Tino Rossi. À propos de mules, je ne résiste pas au plaisir de vous dire que les jeunes chanteurs du riacquistu appelaient alors ces roucouleurs i sumeri castrati, les ânes châtrés.
Revenons à nos chanteurs de paghjella. Je sais, vous allez me dire : et les femmes dans cette histoire ? Eh bien, écoutez ces voix de femmes ! Voici l’ensemble Madrigalesca, des femmes qui, tranquillement aujourd‘hui, marchent sur le territoire que l’on croyait réservé aux hommes, le cantu in paghjella. Et de plus, elles se moquent – un peu – d’eux. Dans un chant qu’elles ont mainte fois interprété et depuis enregistré, elles reprennent une des paghjelle les plus connues. Un amant essaie de faire revenir l’amie qui l’a quitté en lui disant : « ùn ti n’arricordi più ne quandu t’eri la mio cara ? ». Et elles lui répondent en intercalant un autre chant : « E parolle di l’amanti sò cume le stagioni », chant d’une belle qui ne veut plus se laisser prendre à ce jeu car « les paroles des amants sont aussi changeantes que les saisons ».
Mais retournons au comptoir, que nous avons abandonné un instant. Les jeunes chanteurs se sont tus et parlent entre eux, en français. Pourtant ils avaient chanté en corse. J’en conclus que ni l’habillement, ni la boisson, ni la langue ne suffisent à qualifier ou à disqualifier une identité, ici et maintenant.
Il me reste à comprendre pourquoi c’est le chant, cette forme de chant qui est devenu le marqueur identitaire le plus puissant en Corse. Sans doute est-ce parce que là, plus qu’ailleurs, la connexion entre la mémoire et la vie, entre la mémoire et le songe, s’est faite de la manière la plus féconde. Hier, aujourd’hui et demain se fondent en gardant chacun son discours, comme les trois voix de la polyphonie de nos jeunes chanteurs.
Et, comme dans l’objet temporel que l’on nomme musique, nos sens éveillés entretiennent ainsi un voyage permanent entre la mémoire, l’action et le projet. Pour moi, là est l’identité.
Perte du sens de l’espace – nous ne sommes ni à Naples ni à Cogolin –, oubli de soi-même et de l’autre, incapacité à se souvenir et à imaginer : nous étions là devant un cas très grave d’Alzheimer sociétal. Oui, c’était l’époque des émules de Tino Rossi. À propos de mules, je ne résiste pas au plaisir de vous dire que les jeunes chanteurs du riacquistu appelaient alors ces roucouleurs i sumeri castrati, les ânes châtrés.
Revenons à nos chanteurs de paghjella. Je sais, vous allez me dire : et les femmes dans cette histoire ? Eh bien, écoutez ces voix de femmes ! Voici l’ensemble Madrigalesca, des femmes qui, tranquillement aujourd‘hui, marchent sur le territoire que l’on croyait réservé aux hommes, le cantu in paghjella. Et de plus, elles se moquent – un peu – d’eux. Dans un chant qu’elles ont mainte fois interprété et depuis enregistré, elles reprennent une des paghjelle les plus connues. Un amant essaie de faire revenir l’amie qui l’a quitté en lui disant : « ùn ti n’arricordi più ne quandu t’eri la mio cara ? ». Et elles lui répondent en intercalant un autre chant : « E parolle di l’amanti sò cume le stagioni », chant d’une belle qui ne veut plus se laisser prendre à ce jeu car « les paroles des amants sont aussi changeantes que les saisons ».
Mais retournons au comptoir, que nous avons abandonné un instant. Les jeunes chanteurs se sont tus et parlent entre eux, en français. Pourtant ils avaient chanté en corse. J’en conclus que ni l’habillement, ni la boisson, ni la langue ne suffisent à qualifier ou à disqualifier une identité, ici et maintenant.
Il me reste à comprendre pourquoi c’est le chant, cette forme de chant qui est devenu le marqueur identitaire le plus puissant en Corse. Sans doute est-ce parce que là, plus qu’ailleurs, la connexion entre la mémoire et la vie, entre la mémoire et le songe, s’est faite de la manière la plus féconde. Hier, aujourd’hui et demain se fondent en gardant chacun son discours, comme les trois voix de la polyphonie de nos jeunes chanteurs.
Et, comme dans l’objet temporel que l’on nomme musique, nos sens éveillés entretiennent ainsi un voyage permanent entre la mémoire, l’action et le projet. Pour moi, là est l’identité.
D’après une intervention prononcée lors du colloque organisé à Bastia dans le cadre de la Journée mondiales de la maladie d’Alzheimer le 30 septembre 2006.