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Langue corse : Fragilité, Ténacité, Mémoire


Paul Dalmas-Alfonsi a été invité à établir une petite anthologie de poètes corses pour la dernière livraison de la revue L’Intranquille. Il nous a paru utile de proposer ici une version raccourcie de ce texte, où la réflexion et la méthode de sélection de l’auteur traduisent le défi d’être juste lecteur et transmetteur d’une collectivité culturelle à la parole méconnue. Comme un écho au texte de Pascal Ottavi que nous avons récemment publié.



Elina Brotherus, Corsica, 2019
Elina Brotherus, Corsica, 2019

« È ci hè da chì stunàssi chì a storia parlessi
sempri picciendu di tè, chì nienti avissi siccatu. »
 

Stefanu CESARI    
Bartolomeo in cristu [1]

 


[1] Bartolomeo in cristu, Bastia, Éoliennes, 2018

 


Effective et bruissante, stridente ou retenue : pour ses traits d’insularité, cette « Corsica dorsuta » ‒ pour reprendre la formule d’Eugenio Montale [2] ‒ est un bloc de maintien très souvent marqué d’émotion pour celles et ceux qui s’y rattachent. Une île « au dos marqué » et massive, et présente. Constance et opiniâtreté.
Et le corse ? Une langue italo-romane aux diversités dialectales notables. Avec, pour faire "simple", l’ensemble cismunticu, pour le "deçà-des-monts", l’ensemble pumunticu, pour le "delà-des-monts", une distinction toujours active, anciennement définie depuis la Terra ferma, l’autre rive de la mer Tyrrhénienne. Dans un tel état de fait, le corse se spécifie en une grande variété lexicale et de prononciation, et plus intimement encore – dispositif normal pour une langue tardivement fixée.
Le contexte est passé d’une relative complémentarité du corse et de l’italien à celui de "corse vs français", désormais. Sachant toute la difficulté de définir des parlants types – et, partant, des lecteurs types –, on peut évaluer à 100 000 le nombre des « locuteurs actifs » [3].
 
[2] Eugenio Montale, Ossi di seppia, 1927 [Os de seiche, Poésies I, Paris, Gallimard, 1966].
[3] Rapport d’information : Enquête sociolinguistique sur la langue corse (octobre 2021). Cullettività di Corsica / Collectivité de Corse. Locuteurs actifs : « individus qui, indépendamment de leur niveau de maîtrise de la langue vont saisir les occasions qui s’offrent à eux de l’utiliser au quotidien. » (soit un peu moins de 40% de la population adulte vivant en Corse).

Entre les langues

Deux langues se retrouvent en présence avec force d’expression et de création – en statuts clairement décalés. Dans un ordre d’appartenance liées aux péripéties de l’histoire et aux représentations plus ou moins positives des actes de création.
Dans une histoire littéraire insulaire, prendre voix au chapitre en corse peut se voir comme un travail de réparation, vis-à-vis d’une négligence longtemps de mise et même très encouragée. Contre les liens qui s’effilochent, l’évidence d’identité sera plus légitime en actes.

Perçue à distance, la vie politico-littéraire corse paraît des plus abstraites, une fois repéré le chant porté par les prestations souvent renversantes d’ensembles surtout masculins (Canta u populu corsu, I Muvrini, A Filetta, I Chjami aghjalesi, L’Albinu, Bàrbara Furtuna, Sarocchi, pour n’en citer que quelques-uns…) ; une fois reconnu-e-s les écrivain-e-s défendu-e-s par des maisons notoires, telles Actes Sud ou Gallimard.
Maîtrise et imagination. "Écrire en corse" : le choix de s’exprimer dans une langue rare devient, en soi, écrire autrement, thématique forte, point saillant, de l’écriture de recherche. Un tel constat, ici, n’est pas sans poser la question du travail de la forme et de nouveaux contenus, au-delà d’un possible ressassement.

L’expérience commune et les engagements ? Il y a difficulté à trouver l’équilibre entre parler pour soi ou pour un collectif. Et avec le danger de se voir ensablé dans une nostalgie, tout un imaginaire de société insulaire ancienne, fascinante mais dépassée – comme ce fut le cas au cours du XXe s. (regret des liens anciens, des solidarités – suavité de la plainte).
L’universel, le personnel, le singulier : comment trouver un équilibre ? L’interrogation est subtilement formulée par Stefanu Cesari  :
« Incù ciò chì tu m’hai lacatu mi so custruitu un linguaghju, / si pudarà dì ch’iddu m’apparteni ? [4] »
 
[4] Genitori, Saint-Estève, Les Presses Littéraires, 2010.

De la tradition orale au romantisme

Pour rappel, le recueil et la fixation de ce qu’il est convenu de nommer "littérature orale" sont des indicateurs utiles. En particulier l’attention portée aux chants traditionnels.
Inscrit dans la logique du débat général sur le chant profond des nationalités au temps du romantisme, un premier recueil de textes est publié de façon anonyme en 1835 par Salvatore Viale. Considéré comme l’auteur corse le plus important du XIXe siècle, formé à Rome et Pise, ce poète bastiais est juriste. Il est nostalgique du Royaume anglo-corse dont il souhaite le retour après la chute de l’Empire.
Son ton un peu distant à l’égard des productions « contadinesche » (paysannes) s’effacera sous l’influence décisive de Niccolò Tommaseo, lexicographe et historien, théoricien et militant du Risorgimento italien – réfugié politique à Bastia en 1839.  Il consacre à la Corse le second tome de ses Canti Popolari [5] (Venise, 1841-42). L’ouvrage est essentiel dans sa restitution de la créativité populaire qu’il convient d’inventorier, fixer et comparer sans travers de "couleur locale".

Lorsque Salvatore Viale republie son ouvrage (1855), il le signe bien de son nom. Les Canzone contadinesche in dialetto corso deviennent Canti popolari corsi. Le titre et son objet ont donc haussé le ton.
Dans le même temps, autre posture romantique plus générale en domaine français, davantage porté sur le pittoresque et la recherche du frisson : un exotisme des situations tendues et des gestes violents ; l’idée d’une dramaturgie nourrie de l’antiquité grecque.

1839 : inspecteur général des monuments historiques, Prosper Mérimée est en mission en Corse. En route vers un succès littéraire majeur, il se passionne pour les voceri et lamenti [6] essentiellement féminins, de préférence tragiques. Recherchant, à la différence de Tommaseo et Viale, l’exceptionnel plus qu’une identité profonde et mise en lien, il en propose une série aux versions très italianisantes. Lui qui a bien préparé son voyage découvre une société qui lui paraît très exotique au point, dans Colomba, de forcer le trait de motifs de violence et de points de colère [7].
Le lexique français y gagne un mot insulaire : "vocero" (chant funèbre – terme dérivé de voce, voix). Une notion rituelle – le plus souvent reprise comme un stéréotype :
« Le vocero est l’âme de la vendetta, c’est la voix des vocératrices qui souffle la passion du sang dans le cœur des hommes. [8] »

L’âpreté du réel glisse vers l’insolite. Les dispositifs romantiques évoqués sont étanches. Front à front de principes : un jeu de clichés s’établit qui, tenace, semble se perpétuer jusqu’au présent le plus actuel.
Par ailleurs, le substitution progressive, en tant que langue écrite, du français à l’italien à compter du Second Empire, et la présence du français dans le domaine de la langue parlée du fait des lois scolaires de la IIIe République, ont eu pour conséquence le glissement d’une complémentarité vers celle d’une concurrence entre deux langues dont l’une ne pouvait plus être la parente affiliée de l’autre.
« Il fallait, pour le corse, soit se résoudre à disparaître, soit se déclarer de façon pleine et entière comme langue écrite. » (Fernand Ettori)
 
[5] Ensemble de chants corses, toscans, grecs et illyriens (Tommaseo était d’origine dalmate).
[6] I.e. déplorations funéraires et complaintes.
[7] Prosper Mérimée, Notes d’un voyage en Corse (Paris, Fournier, 1840) ; Colomba (également 1840).
[8] Jean Lorrain, Heures corses, 1905.

Lingua corsa, lingua scritta !

S’affirmer, disparaître : tels sont les termes de l’alarme – et dès lors les moteurs d’action – de Santu Casanova, Ziu Santu,, personnalité décisive. Poète de talent et journaliste alerte, il est très novateur, stratège à démontrer que le corse ne saurait être limité dans ses ressources d’expression.
Marqueurs d’identité instables, déceptions institutionnelles, dégradation économique et population qui s’exile, revendication de la langue pour sa liberté d’être là : Santu Casanova  fonde A Tramuntana en 1896 et entend faire la preuve que tous les sujets peuvent être formulés en corse, sans passer par une langue officiellement plus digne et établie dans ses usages, y compris l’italien. La publication en est régulière et reçoit un écho certain.
Son titre évoque un vent violent qui peut aller jusqu’à la tempête ; un coup de froid qui purifie. A Tramuntana : « fresca è sana », fraîche et saine, dit son sous-titre, fraîche et "entière", aussi. Certains termes peuvent troubler mais il paraît y avoir urgence dans la sauvegarde et l’étayage d’une collectivité spécifiée. La langue des articles frappe par son aisance, ses capacités d’émotion, de satire et dénonciation. Mais sur le plan social et de la "morale", au sens large, le propos n’est pas – disons – des plus progressistes.
 
La saignée de la guerre de 14 aggrave encore la déprise économique qui accélère l’émigration. La poésie orale rend compte de ce fracas avec, entre autres, cette strophe de complainte et lamentation devenue proverbiale :
« Lu ghjornu di prim’aostu / O chì ghjurnata fatale ! / Ghjè scattatu in Europa / Una guerra in generale / Sarà di la giuventù / La distruzzione finale. »

Pratiques et représentations ; contradictions de situations et tensions dans les références : le langage et ses conditions, ses ressources d’imaginaire vont avec l’histoire générale. Les années 1920-1930 sont celle d’une présence créative effective en domaine corse. Avec, ici aussi, une revue pivot, A Muvra [9] (1920-1939), aux contributeurs décidés, y compris dans un travail d’éditions pour des publications (almanachs) qui ne s’adressent pas nécessairement à un public lettré mais à qui sait déchiffrer – ou se faire lire – poésies et histoires dans sa langue d’usage.
Le volet littéraire de la revue privilégie les formes courtes – nouvelles et contes, etc. –  avec grande attention à la parole ancienne. Nostalgie, gravité mais aussi parodie (selon la formule « giocosa »), tout cela dans une langue encore très maîtrisée dans ses variétés dialectales, alerte, diverse, ajustée.

Le corse poursuit l’aventure et prend de l’assurance. Assumant un souffle au long cours, s’impose le projet romanesque de Sebastianu Dalzeto [10] avec Pesciu Anguilla (Paris, 1930), un séduisant récit d’inspiration naturaliste, texte social d’apprentissage dans le Bastia de la fin du XIXe siècle. Aucun défaut de caractère dans le soutien de cette intrigue [11].
Cela étant, la période est aux débats tendus quant aux attaches prioritaires ; la France, bien sûr, avec danger connu sur l’usage des langues locales ; la Corse strictement, pour certains ; les séductions de l’Italie mussolinienne, revendicative et précise dans ses stratégies culturelles (à visée de rattachement).
Santu Casanova meurt célébré en Italie où, quasiment ruiné, il a trouvé refuge peu avant en compagnie de sa fille. Le très brillant Anton Francescu Filippini (1908-1985), dont les subtilités peuvent faire écho à la poésie de la sarde Grazia Deledda, mourra, près de Viterbe, toujours interdit de séjour. Le prêtre Don Dumenicu Carlotti (Martinu Appinzapalu ; 1877-1948), remarquable écrivain conteur, passionné de légendes et d’arts de la parole, décède pour sa part en prison, à Marseille.
 
Fin de la Seconde guerre mondiale : si s’amorce une relative "traversée du désert", l’éclipse n’est pas totale. Bien que très érodés, des faits culturels se maintiennent vaille que vaille sous des formes de la plus haute tradition (chœurs religieux très vénérables ; chjam’è rispondi : joutes oratoires improvisées – lors de célébrations familiales, de foires et fêtes patronales, etc.) [12].
Discrédit institutionnel avec effets dans la sphère privée au nom de la modernité et des réflexes d’un centralisme entreprenant, peu nuancé dans l’exercice de ses droits. Une nouvelle revue se signale, U Muntese (sous-titré : Chì soffia in ogni paese) [13]. Elle est active, en corse et français, de 1955 à 1972, à Bastia. Elle se maintient grâce à un réseau d’abonnés (en Corse, sur le continent et bien plus loin encore), convaincus de la nécessité de défendre la langue, la rendre accessible, l’enseigner. Rouvrir l’université pourrait nourrir un tel projet et limiterait le départ des étudiants insulaires vers Aix-en-Provence et Marseille, Montpellier ou Paris (où les associations sont présentes et actives). Souci du maintien culturel et travail d’édition attentif. U Muntese est à l’initiative d’un notable Dizziunariu corsu-francese, synthétique et très bien conçu.  
 
[9] A muvra : le mouflon, symbole de liberté des hautes contrées de montagne.
[10] Sébastien Dalzeto (Sébastien Nicolaï ; 1875-1963) a servi dans l’armée puis l’administration coloniale (Indochine) avant la guerre de 14. Employé à l’octroi de Paris en 1926. Marxiste engagé, il est co-fondateur de La Corse rouge en 1921 et l’un des fondateurs de l’association Lingua Corsa, en 1956.
[11] En français : Pépé l’Anguille, Gardonne, Fédérop, 2010 (traduction François-Michel Durazzo). [1e édition, en corse : Paris, Notre Maquis, 1930]
[12] Sur l’île, négligée économiquement et institutionnellement, mais conservatoire de formes : voir l’incontournable Corse. Île de granit (Paris, Arthaud, 1980) de Dorothy Carrington (1910-2002) (Granite Island – A portrait of Corsica, 1971). On y retrouve nombre de notations sur l’histoire et sur les usages de la vie quotidienne et ses rituels qui se maintiennent
[13] Ce Muntese désigne une brise de terre nocturne qui va de la montagne vers la mer. Tout le territoire sera donc concerné par ce flux d’authenticité.

Réveil et rétablissement

Ce qu’il est convenu d’appeler a Leva di u settanta est un véritable sursaut dans un contexte assez amer. Un champ de force dynamique – contre la stigmatisation, pour la réassurance. Faits de réappropriation. Fernand Ettori a pu en parler comme de la « révélation d’une floraison subite d’auteurs et d’œuvres » de l’ordre d’une « Renaissance littéraire ».
U Riacquistu : « Appellation d’abord utilisée par l’écrivain Rinatu Coti puis généralisée pour désigner le renouveau d’intérêt aux valeurs culturelles de l’Île qui s’est développé dans les années 1970. [14] »

Dans cette effervescence, une revue se révèle à nouveau vecteur déterminant, Rigiru [15], publication d’abord parisienne et poursuivie à Ajaccio (1974-1990). Dans cette urgence s’illustrent Ghjacumu Fusina (à l’œuvre solide et soutenue d’une grande subtilité) [16], Ghjacumu Thiers (narrateur avisé, très attentif au fil au chant) [17], Rinatu Coti (qui touche plusieurs genres, en particulier l’écriture théâtrale, en suspens depuis les années 1930) [18] ou Ghjuvan Ghjaseppu Franchi (auteur, en particulier, d’un recueil de contes (fole) devenu un classique) [19].

On assiste aussi à un grand réveil du chant traditionnel par le collectage, la reprise et la pratique poursuivie et amplifiée, en particulier, des polyphonies [20] (y compris par des ensembles féminins en démarche innovante). Le chant et ses usages nourrissent la poésie et inversement – sans se  superposer pour autant. La prose se diversifie.
Aujourd’hui, entre érosion des pratiques et fragilités de statut, avec bien des incertitudes d’un enseignement aux dispositions disparates, se consolide néanmoins un propos dans la diversité de ses réalisations. Avec risque d’un décalage entre des auteur-e-s très maîtres de leur langue face à un lectorat aux compétences plus précaires. Dans un relatif isolement ? S’il fait partie de l’état des lieux, il peut être de ces replis qui vous forgent le caractère.

[14] Pascal Marchetti, L’Usu córsu (Dizzionario dei vocabolari d’uso e di modo di dire di Corsica settentrionale e centrale con i correspondenti delle lingue italiana e francese), Ajaccio, Alain Piazzola, 2008, p. 483.
[15] Rigiru : retour (se retourner) ; esprit d’initiative, présence d’esprit. Esse di rigiru : avoir de la ressource.
[16] Écrire en corse, Paris, Klincksick, 2010 ; U mo Petru Cirneu, Ajaccio, Albiana, 2021 (Moi, Pietro Cirneo, id., 2023).
[17] I misgi, Ajaccio, Albiana, 2013 (La cour des chats, id., 2015) ; In corpu à Bastia, id., 2003 (Le ventre de Bastia, 2004).
[18] Dans une œuvre fournie (et quasi spécifiquement en langue corse), voir le très intrigant dialogue théâtral sur la mort écrit en français : Le chancelier nu (d’après un motif de José Lezama Lima ; R. Coti est hispaniste).
[19] E fole di mamma, Ajaccio, Cyrnos et Méditerranée, 1981. Version bilingue corse-français : Ajaccio, Alain Piazzola, 2023.
[20] Cf. la paghjella : chant à trois voix, classé au patrimoine culturel immatériel de l’humanité (Précision d’importance : « élément nécessitant une sauvegarde urgente » – 1er octobre 2009).

À propos de femmes poètes

Elle n’est pas spécifique aux dispositifs de cette île mais la relative invisibilisation des femmes s’y inscrit dans le temps. On relève l’écho d’une répartition des espaces dans l’improvisation poétique et le chant, si présents dans la société traditionnelle. Aux hommes, le plein air et la sociabilité d’extérieur : polyphonies, l’essentiel des chjam’è rispondi (joutes à la parole parfois rude et provocatrice)… Aux femmes, les pratiques plus secrètement rituelles (complaintes et berceuses, déplorations).
Un tel effacement touche encore, dans le patrimoine littéraire insulaire, des personnalités d’importance – d’expression française, pour le coup, mais qui ont toujours été très soucieuses de leurs attaches corses. Aux temps du romantisme, on pensera à Marie Mattei (1818-1902), originaire de Monticellu, en Balagne. Amante de Théophile Gautier, rencontré à Londres en 1849, elle a été l’inspiratrice de certains de ses grands poèmes et fut du séjour en Italie de 1850. Voyageuse d’Orient qui séjourna au Mont Sinaï, elle s’éclipsa dans le secret. On connaît d’elle un ensemble précieux de lettres [21] du temps de sa passion, où la Corse n’est pas absente.

Autre figure romanesque mise en veille, celle de Laure Junot, duchesse d’Abrantès (1784-1838), figure de la communauté grecque de Cargèse (Carghjese). Auteure prolixe, mémorialiste, particulièrement liée à Balzac qui l’a soutenu dans son œuvre, elle met l’accent sur ses origines insulaires et ses relations chaotiques avec Napoléon.
Un siècle plus tard, sa "parente", Marie-Anne Comnène (1887-1978) a été, avec son époux, Benjamin Crémieux (1888-1944), traductrice émérite de l’œuvre de Pirandello et correspondante – entre autres – de Sibilla Aleramo, elle-même voyageuse de Corse de juin à octobre 1912 [22]. L’œuvre romanesque de Marie-Anne Comnène est très largement dédiée aux parages insulaires.
 
Les signatures et propos féminins sont cruellement absents des principales revues et publications insulaires, pour le fin du XIXe et la suite – années 20-30. Absences en tant qu’auteures mais, sans surprises, images d’inspiration – très stéréotypées, même si émouvantes.

Pour le contexte poétique contemporain, effectif, une distinction s’établit entre qui écrit en français et qui s’exprime de façon privilégiée en corse. Rappel de quelques expériences…
Dans le premier cas, s’imposent des voix telles que celles d’Angèle Paoli [23] (constance et fragilité ; grand sens des lieux et des vertige d’émotions), de Marilyne Bertoncini [24] (prise en compte et mystère des actes de présence), d’Hélène Sanguinetti [25] (présence au territoire et mesure du temps). On relève aussi la singularité de Danièle Maoudj [26] avec, de rive en rive – de Corse en Kabylie, surtout – les fractures et associations d’une Méditerranée qui trame des récits et qui dissout les morts.
On peut penser aussi à la prose poétique très actuelle (forme et propos) de Laure Limongi [27], éditrice d’Hélène Bessette.
 
Pour qui privilégie le corse, des présences discrètes – pour ne pas dire secrètes – mais présences effectives. Repérables sur certains blogs et quelques revues papier ou en ligne, Avec solutions de continuité. Mais ces voix sont bien spécifiées, dans leurs thématiques et phrasés.
Patrizia Gattaceca est la plus facile d’accès dans la diversité de ses engagements. Une artiste aux talents multiples et à la notable carrière de chanteuse et compositrice.

« Sò pieni i cascioni / à ghjelsumina è talavella / duv’elle ciottanu / e to mani di seta / Piglianu è ùn piglianu / purghjendu à l’aria a stofa / T’aspetta u to sognu / dilandi di u velu » [28]

Un recueil récent ? Seranu puesiole ? La Traversée [29] – qui joue sur la frontière relative entre les paroles du chant et ce qui relèverait d’un ordre plus légitimé de la parole poétique.  
 
Dans la génération très masculine de Rigiru, Lucia Santucci s’impose comme l’une des voix les plus originales avec un travail de langue des plus affutés et un vocabulaire qui sonne très moderne. Certitude de la présence, au-delà de la mélodie, silences et rythmes ; suspens, césures disent tout à la fois une implication affective et la nécessité des mots :
 
Sò tessuta                                
di rossu                                     
rossu stracciatu                         
di a cinta russiccia                     
intinta di u sudore settembrinu    
di tutte e sicchere [30]
 
Autre figure notable, celle de Sonia Moretti, à la poésie elliptique. Elle s’inscrit dans la veine exigeante de Charles Juliet (qu’elle traduit en corse [31] – juste affiliation littéraire qui ne la contraint pas, cependant. Une maîtrise lapidaire, sobriété, conscience du risque des mots, qui engage : sa valeur détermine une force d’énonciation.
 
Facciu corre                              
l’acqua di                                  
a memoria                                                    
nant’à a nocca                           
di a scrittura :                            
surgente di                                
velenu                                                
dolce… [32]
 
Marianghjula Antonetti-Orsini, - subtilement panthéiste, nous fait approcher le détail de l’énigmatique et massive « Corsica dorsuta » signifiée par Eugenio Montale. Par-delà la force présente, on la découvre espace d’expériences sensibles puissantes, dans les fragments de territoire, de perception en perception. En liaison de fidélité, le décisif de la nature qui entretient la sensation et détermine la conscience. Une présence au paysage qui en excède les limites [33]. Senteurs des plantes et symbolique : la garantie d’une émotion qui ouvre sur le collectif :
 
Brama di sogni                                    
Brama d’un celu sporgu                       
Brama d’un soffiu di ventu in u listincu  
Brama d’odore di e murelle                            
Mi brama a natura di i mi sogni […]      
 
Diseu di tuccà a petra rossa di u tempu
Diseu d’attippà u pentone assulanatu   
Diseu d’alliscià a cota fiumareccia                  
Mi brama a terra di i sogni. [34]


[21] Marie Mattei, Lettres à Théophile Gautier et à Louis de Cormenin, Genève, Droz (éd. étable et présentée par Eldon Kaye), 1972.
Si l’on n’a conservé aucun portrait de la blonde « Italienne » aux yeux clairs, on en garde du moins la trace d’une larme, évoquée par Gautier dans Diamant du cœur (« Pure rosée, unique goutte, / D’un ciel d’azur tombée un jour […] ».
« Madeleine Cottin affirme avoir retrouvé la trace de cette larme sur le manuscrit de Coquetterie posthume. » (Cl. Gothot-Mersch in notes à Émaux et Camées, Paris, Poésie-Gallimard, 1981).
[22] Cf. son tout premier poème, alors composé à Èvisa : Notte in un paese straniero.
[23] Recueils notables : Lauzes, Paris, Al Manar, 2021 ; Solitude des seuils, Alata, Colonna Éditions, 2012.
Angèle Paoli anime avec constance, en ligne, une revue poétique exigeante - textes et lectures :
http ://terresdefemmes.com
[24] La noyée d’Onagawa, Lyon, Jacques André éd., 2020 ; Labyrinthe des Nuits, Recours au poème éd., 2015.
Maryline Bertoncini est l’une des animatrice du site : recoursaupoème.fr.
[25] D’ici, de ce berceau, Paris, Flammarion, 2003 ; Et voici la chanson, Paris, L’Amandier, 2012.
[26] Échardes, Alata, Éd. Scudo, 2023 ; Le soleil est au bord du ravin, Alata, Colonna Éditions, 2011.
[27] On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, Paris, Grasset, 2019 ; Ton cœur a la forme d’une île, Paris, Grasset, 2021.
[28] Extrait de Tempi di renaDans le duvet de la cendre, Ajaccio, Albiana – CCU, 2010
[29] Albiana – CCU, 2023 (Prix du livre corse 2023). Voir aussi le site dédié : www.patriziagattaceca.com
[30] Extrait de page dédiée sur le site InterRomania. Rappel : publication dans Rigiru, n°17, 1973.
Voir aussi, de L. Santucci : Museu senza Locu Musée de nulle part ((sur des oeuvres du peintre Gabriel Lipszic), Barrettali, A fior di carta, 2016.
[31] In sottu voce – À voix basse, Alata, Scudo, 2021.
[32] Extrait de page dédiée sur le site InterRomania. (trad. P.M. Filippi)
Voir aussi, de Sonia Moretti : Puesie di a cartulina, Ajaccio, Albiana – CCU, 2009.
[33] Dispositif que l’on retrouve chez Hélène Sanguinetti.
[34] (2021 – Trad. de l’auteure). Extrait du site de la Casa di a Puisia – Maison de la poésie de la Corse
https://puisia.corsica
Voir aussi, de M. Antonetti-Orsoni : Sfoghi, Ajaccio, Albiana – CCU, 2009.

Aménager des continuités

Ce qui ne cesse d’intriguer, lorsqu’on aborde un tel volet de l’expression corse, c’est l’étonnante collusion entre précarité et détermination. Car il s’agit de s’accorder sur les accrocs de la mémoire – étayer pour consolider. Et garantir ce qui s’ensuit, dans le trouble de l’existant, des logiques d’appartenance.
Un aval pour aménager des continuités de la langue et d’imaginaires associés : fil du chant, de l’identité, du bricolage d’exister. Pour ajuster l’assiduité : à soi, aux siens, au groupe – au collectif universel.
 
Paradigmes pour un accord dans un contexte disloqué : une parole retrouvée au-delà des effets d’à-coups perturbant le contemporain, les "temps d’aujourd’hui" (In tempi d’oghje), pour reprendre la formule de Rinatu Coti. Réparation de la mémoire avec un idéal qui dépasse l’incantation : la normalité d’exister. En un pari fondamental.
 
« Contrani i cuntrasti di l’ancu à nesce è di u natu.
S’aduniscini i pezzi sparti [35] »
 
Un tel effet d’apaisement peut libérer la décision – détermination d’être et libre-arbitre. La partie en jeu se poursuit, dans l’ « inflexion de la voix juste [36] ».
 
« Construire des espaces de langue. »
                              Collectif Akenaton (1990) [37]

[35] I.e. « S’établissent les controverses de l’avenir et du déjà né. / S’assemblent les fragments épars. »
Extrait de Corsica umana è ribella (i.e. Corse humaine et rebelle – 1984) :
[36] Julien Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, Corti, 1980.
[37] Formulation programme de ce collectif intermédia fondé à Ajaccio en 1984 par le poète Philippe Castellin  et le plasticien Jean Torregrosa  : poésie expérimentale, installations et performances vidéos, etc. À compter de 1990, structure éditrice de l’indispensable revue Doc(k)s.

 

Références pour aller plus loin

Ce texte est une recomposition de l'entretien donné par Paul Dalmas-Alfonsi à Françoise Favretto pour L'Intranquille, numéro 27, octobre 2024, Edition Atelier de l'Agneau

Quelques sites
 InterRomania   
 https://terresdefemmes.blogs.com
 
Mais aussi 

Une fenêtre dans la mer. Anthologie de la poésie corse actuelle (coord. Angèle Paoli), Recours au poème Éd., 2014.
Treize poètes corses contemporains, revue Nu(e)s, n°44, 2010.
Onze poètes corses contemporains, Luxembourg, Éd. Phi, 2006.
 
Sébastien Quenot, « L’extension du domaine des littératures insulaires : le cas de la Corse », Lengas, 89/2021, http://journals.openeditions.org/lengas/5227
 
L’univers poétique de Lisandru Muzy :
I sonnia agaresi, Ajaccio, Matina latina / Éd. du Journal de la Corse, 2002.
In i me ochja, Nucariu, Cismonte è Pumonti 2006.

Les dispositions narratives de Marceddu Jureczek :
Ghjuventù ghjuventù…, Nucariu, Cismonte è Pumonti, 2007.
Chì ùn sia fattu di guai, Ajaccio, Albiana, 2016.

Marcu Biancarelli, Murtoriu, Ajaccio, Albiana, 2009 (trad. frçse par J. Ferrari, M.-O. Ferrari, J.-F. Rosecchi). Arles, Actes Sud, 2018.
 
Rinatu Coti, Intornu à l’essezza / De la faculté d’être, Issy-les-Moulineaux, Éoliennes / Casa di u populu corsu, 2004 (trad. et préface, Paul D-A).
 
Corsica ribella, musique (électronique / synthétiseur) : Ghjuvan Petru Graziani ; texte et voix: Rinatu Coti, Nucariu, Cismonte è Pumonti, 1984.
Rééd. vinyle par Antoine Albertini (DJ Aïtone), Paris, label Aïtone, 2022 (avec livret. Trad. anglaise : Pierre Don Giancarli ; trad. française: Paul D-A).

 
Samedi 28 Décembre 2024
Paul Dalmas-Alfonsi


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