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Confréries, culture paysanne et petits villages



La visite du Pape Francescu en Corse a été organisée à la faveur d’un colloque du diocèse sur la religiosité populaire en Méditerranée. Jean-Charles Adami y a présenté une contribution sur le sens de l’engagement au sein d’une confrérie, en Corse. En l’occurrence, celle d’A serra, qu’il a contribué à revitaliser au début des années 1990. Parce que s’y mêlent spiritualité, éthique et expérimentations sociales, nous avons souhaité publier son texte et le remercions de nous le confier.



Tonì Casalonga, Deux confrères et trois brebis, 1971
Tonì Casalonga, Deux confrères et trois brebis, 1971
La piété populaire s'exprime dans la multitude et la diversité des confréries dans le monde. Quand bien même nous réduirions notre analyse aux confréries corses, cette réalité protéiforme ne peut être traitée par la pensée d’un seul homme.

Repenser l’humanité

Mais il s'agit aujourd’hui d'aborder le monde confraternel par un témoignage, celui d’un engagement pris il y a 32 ans et dans lequel certains se reconnaîtront.
Si je tente de répondre à la question qui m’a été posée par son éminence le Cardinal Bustillo « Pourquoi être confrère ? », j’évoque surtout la façon de l’être au sein du Santissimu Crucifissu de la pieve de la Serra.
La simple lecture de nos archives donne un début de réponse. Dans l'article premier de la règle de 1905, il est en effet noté que la confrérie a pour objectif de « glorifier Dieu et d'œuvrer à la sanctification des membres inscrits ».

Nous sommes là sur les traces de saint Homobon de Crémone qui, au XIIe siècle, est le premier laïc non noble du Moyen-Âge à être canonisé. Il sera en Italie le précurseur des mouvements laïcs du siècle suivant ; dans une certaine mesure il contribuera ainsi à l'avènement des Ordres Mendiants. En tout état de cause, cette œuvre de sanctification personnelle offerte à chaque confrère donne l'occasion de repenser toute notre humanité.
Par la logique des « petits pas », chacun d'entre nous s'inscrit dans une ambition qui, je l’espère, nous rendra dignes de Dieu.

Dans les pas des Franciscains

L’annonce a été faite il y a quelques jours à peine, une espèce d'oiseau que l’on trouve en Europe continentale et en Méditerranée est considérée comme éteinte à l’échelle mondiale.
Le courlis à bec fin, un oiseau de rivage migrateur qui se reproduisait en Sibérie occidentale et migrait vers la Méditerranée en hiver, pourrait être la première espèce d’oiseau à disparaître à l’échelle mondiale en Europe occidentale, en Afrique du Nord et en Asie occidentale. Les chercheurs attribuent cette extinction principalement aux activités humaines, notamment la destruction de l’habitat et la chasse.

Quelle commune mesure pourrait-il y avoir entre ce constat ornithologique et la tenue d’un colloque consacré aux manifestations de la foi populaire? On pourrait à priori être interloqué, au mieux surpris, sauf à se rappeler combien nous devons à saint François d’Assise qui parlait aux oiseaux et à imaginer qu’il y avait peut-être dans son auditoire si particulier un courlis à bec fin, aujourd’hui définitivement disparu.
Depuis 40 ans c’est en fait 25% de cet auditoire franciscain que l’Europe a perdu.

Les contes populaires qui mettent en scène saint François sont nombreux. Il en existe un dans mon village où ses fameux oiseaux interviennent dans la résolution des conflits et le rétablissement de la justice. Le « petit pauvre », inscrit dans l’imaginaire enfantin au même titre que certains toponymes à connotation magique (« le lac des elfes » ou encore « la fontaine des fées »), donne l’amorce de la sacralité dans les jeunes esprits. Saint François fait germer la foi sur un substrat magico-religieux païen.
Il faut dire que longtemps, les Franciscains, et plus largement les ordres mendiants - je ne peux passer sous silence le rôle également joué par les Servites de Marie auxquels ma confrérie est rattachée – ont fortement marqué la spiritualité chrétienne de nos communautés villageoises et rurales. Leur présence nombreuse pendant des siècles, le maillage territorial dont ils se sont dotés en fondant leurs innombrables couvents, tant en campagne qu’aux abords des villes, la nature même de leur spiritualité liée à la pauvreté mystique, ne pouvaient que fortement impacter le corps social. Dès le début, la stratégie évangélisatrice a d’ailleurs laissé toute leur place aux confréries de laïcs qui, au fil des siècles, ont fini par être vécues comme des formes particulières de sociabilité, indispensables aux subtils équilibres de la vie communautaire villageoise.

Il est à noter combien ces ordres mendiants ont donc su embrasser, et dans une certaine mesure rendre intelligible pour les Corses eux-mêmes, la complexité interne de l’île liée à des formes sociales tendanciellement autonomes et communautaires. Il s’agit en fait, comme nous le propose l'anthropologue Gérard Lenclud, d’une société villageoise « composée de vallées, de communautés de villages (E pieve) défendant leur propre souveraineté, souvent même contre l’idée d’État, au point de parler de société mosaïque. » Dans ce qui apparaît aux modernes que nous sommes comme un terrible brouhaha sociétal hérité de l’archaïsme anthropologique, l’entreprise obstinée de nos pauvres moines a fini par proposer aux Corses un élément d’unité générale : la Foi populaire dans le Christ.
Une Foi « inculturée » qui, aujourd’hui encore, garde malgré tout ses caractères ruraux alors même qu’une nouvelle géographie humaine très compartimentée se dessine pour la Corse, désormais devenue essentiellement urbaine, périurbaine et littoralisée. Comme ailleurs et selon les termes du sociologue Jean-Pierre Le Goff, nous vivons en effet la « fin du village » et la « déstructuration anthropologique » que caractérise l'exode des populations depuis les vallées vers les plaines où elles se dispersent par l’effet du développement effréné de l'habitat pavillonnaire. Plus encore, l’absence de projet commun joue un rôle déterminant dans la dislocation de la communauté et la mosaïque évoquée plus haut revêt un autre caractère plus terrible et méconnu jusqu’alors qui est celui de l’isolement individuel.
Si l’on retient qu’il n’y a pas de génération spontanée parmi les langues, et que toutes ne sont que la projection parlée du type d’expérience humaine qui prévaut à leur naissance et à leur élaboration progressive, le corse pour sa part propose le terme « cristianu» dans une acception qui dépasse de loin le simple fait de se déclarer croyant et disciple du Christ. Le glissement sémantique opéré par l’héritage des siècles lui donne finalement le sens d’homme. Les expressions idiomatiques quant à elles fournissent un parfait témoignage des préoccupations des peuples locuteurs, de leurs articulations mentales et de l’ensemble de leurs prédispositions.
 

S’engager et faire acte de paix

Dans le contexte des mutations profondes et parfois douloureuses des formes sociales en Corse, la tradition parlée s’obstine à donner en héritage à qui voudra bien l’entendre « chì un cristianu solu, hè un cristianu persu » (un homme seul est un homme perdu).
C’est peut-être là que se trouve incrusté le sens premier de l’engagement confraternel ; celui de rassembler, d’esquisser des fraternités au-delà de nos différences et les faire s’épanouir là où le temps présent contraint aux séparations, à la solitude et invite aux égoïsmes.

Entrer en confrérie et s’y engager avec détermination, c’est en ce sens faire acte de paix. Nous attribuons en Corse à la paix une place de choix dans le registre de nos intentions et de nos bons vœux de nouvel an ; « Bon’ dì, bon annu è bon capu d’annu, pace è salute per tuttu l’annu ». S’il est fort à parier qu’ici le terme « salute » ne signifie en aucun cas « santé » mais plutôt « salut » au sens de ce que l’on imagine de la félicité éternelle (en en-tête des courriers manuscrits qui constituent aujourd’hui nos archives on peut en effet lire « anno delle Salute »), savons-nous pour autant ce que le mot « paix » signifie pour nous permettre de lui attribuer une place si prépondérante dans nos démarches ?
Il n’est pas rare de voir la langue s’exprimer en nous à sa guise, alors même que nous avons l’impression d’en maîtriser toutes les formes. En ce sens, l’étymologie, qui procède comme une véritable archéologie des mots, nous permet de mettre au jour l’insoupçonnable ; en fait, ce que les mémoires, à la fois collective et individuelles n’ont pas pu ou pas voulu retenir de l’essentiel.
En l’occurrence « Paix » ne trouve pas son origine dans le latin pax, pacis, mais dans une souche bien plus ancienne, certainement indo-européenne, qui donne témoignage d’une volonté particulièrement réfléchie de faire peuple dès les premiers temps. La racine PAG/PAK signifie en effet « attacher » dans le sens d’« unir » et de « souder » ; elle revêt aussi l’idée de réparation. Si pour faire « acte de paix » il faut bien entendu cesser toute forme de bellicisme, l’essentiel demeure cependant dans les efforts consacrés à la construction d’une concorde durable.

Petru Cirneu et les paceri

En Corse, le premier à nous parler en ces termes de la paix est l’auteur Petru Cirneu, (autrement dit Pierre de Corse). Né en 1447 à Felce d’Alisgiani en Castagniccia, sur la partie centre-orientale de l’île et probablement décédé en 1506 à Aleria, où il était chanoine ; il est essentiellement connu pour être à l’origine d’une œuvre d’expression latine retraçant l’histoire de la Corse depuis l’Antiquité et intitulée De rebus Corsicis. L’œuvre sera publiée pour la première fois en 1738, par le non moins célèbre écrivain, historien, linguiste et grammairien italien Antonio Muratori.
Pour prendre le contrepied de ce qu’il définit lui-même comme étant des « infâmes mensonges » au sujet des Corses réputés sauvages et toujours prompts à la guerre, Petru Cirneu, en tant qu’auteur local, s’attache à évoquer et à décrire précisément certaines formes de sociabilité paysanne de son époque.

On découvre en le lisant qu’en cas de litige, les membres de la communauté élisent parmi eux un homme d’une grande probité. Celui-ci, rendu apte à juger les conflits et à exercer l’autorité nécessaire au rétablissement de la justice et de l’entente, assure ainsi l’indispensable cohésion communautaire en faisant tiers. En somme, l’auteur traite des « paceri », littéralement les « faiseurs de paix » et de leurs fonctions dévolues au sein de sociétés sans État, mais néanmoins organisées sur la base de rites et d’usages ayant force de loi.
Notons que plus tard au XVIIIe siècle, lorsque la Corse s’efforcera avec Pascal Paoli d’entrer dans la modernité étatique, les constitutions criminelles du « Regnu di Corsica » reprendront à leur compte le terme même de « paceri » leur assignant des fonctions de justice de paix en tout ou presque identiques à celles héritées des temps et si bien décrites par Petru Cirneu.
Comme une remarque qui n’a rien d’anodin, signalons que le bâton de confrérie autour duquel se rassemble la communauté toute entière se nomme « a pace ».

Enfin, et c’est peut-être là l’essentiel, dans ma mémoire d’enfant j’entends encore à Pianellu ma grand-mère dire : « Quand’ella ci era una lita in paese, chjamavanu à Don Ghjilormu ch’ellu venissi à mette a pace ». Les propos me semblaient directement tirés des témoignages de Petru Cirneu. En réalité, le continuum culturel avait permis aux « paceri » de franchir les temps pour être encore présents et actifs dans la Corse du siècle qui nous a vus naître. Don Ghjilormu Pietri n'était autre que le dernier représentant de la confrérie avant que celle-ci ne s'éteigne en même temps que lui en 1954. À la fois confrère et faiseur de paix.

Renaissance de la Confrérie d’A Serra

C’est justement de Pianellu, petit village dépeuplé et haut perché à près de 1000 mètres d’altitude, qu’en 1992 prendra corps un nouvel élan confraternel. C’est de ce territoire oublié, marginalisé, de cette périphérie d’extrême ruralité et sur les bases de ce qui a été décrit que nous proposerons un modèle de société idéale. Ainsi renaissait A Cunfraterna di u Santissimu Crucifissu, une structure « pievane » de la Serra regroupant dix villages de la vallée de la Bravone.
La structure se présente comme une communauté d’hérédité dont le projet spirituel et matériel sera d’abord de contribuer à une restauration de la vie sociale dans des zones de déprise très prononcée.

Dans le contexte humain déconstruit de l’époque, celle-ci se place comme à la poursuite d’une chimère, d’une utopie. Dans le langage courant actuel, utopique veut dire impossible ; une utopie est une construction purement imaginaire dont la réalisation est, à priori, hors de portée. Or, paradoxalement, les auteurs qui ont créé le mot puis illustré le genre littéraire inventé par saint Thomas More (du tiers ordre franciscain) en 1516, avaient plutôt pour ambition d’élargir les champs du possible et de l’explorer. Ainsi fut notre ambition.
Le rétablissement des pratiques sociales, des espaces et des temps de la vie religieuse et communautaire, selon une vision patrimoniale (matérielle et immatérielle), mais aussi l’attention portée « aux choses de ce monde » qui ont un lien aux personnes et à leur vie quotidienne, nous feront entrer dans ce que Monseigneur Brunin, ancien évêque d’Ajaccio pour la Corse, définira comme une forme de « civilité chrétienne ».

Ce militantisme spirituel et social est aussi un travail d’ordre historique, linguistique, anthropologique et musicologique dont la première phase opérationnelle consistera à restaurer toutes nos anciennes pratiques monodiques et polyphoniques du chant sacré de tradition orale. Sorte de carte d’identité sonore intrinsèquement liée aux hommes et aux lieux, ce vaste répertoire cantoral, jusqu’alors délaissé, permet aujourd’hui de couvrir tous les aspects de la vie liturgique.
Dans les phases d’apprentissage et de transmission, loin des normes de l’académisme, ce processus de patrimonialisation basé sur l’oralité induit un lien fort entre les chantres « hommes mémoire » détenteurs des savoirs et leurs apprenants.
Jamais n’a été dispensé de cours de chant, mais nous avons tous, tels des passeurs, largement contribué à la restauration des ritualités, des pratiques et des expériences connexes à la manifestation de la voix et de la Foi. Le rétablissement des fêtes votives, des processions, des offices de la période pascale et de la Semaine Sainte, de la Fête Dieu, l’accompagnement des défunts…sont autant d’éléments de reconquête sur le temps perdu à ne pas faire sens commun, au-delà même de la confrérie.

Un héritage dynamique et innovant

« Avoir été est une condition pour être » affirmait Fernand Braudel dans son Histoire de la Méditerranée. Toutefois, l’expérience mémorielle doit être menée prudemment pour ne pas verser dans l’idée d’un passé idéalisé voire idolâtré. Le reproche a d’ailleurs souvent été fait, de se satisfaire de la répétition mécanique des gestes hérités des pères sans jamais tenter de les confronter aux exigences du moment.
C’est ne pas comprendre la tradition et sa véritable portée que d’imaginer qu’elle pourrait vivre à contretemps. Dans notre expérience, la subtilité reposait peut-être sur la notion de mémoire active, c’est-à-dire dans le choix de vivre des héritages encore dynamiques et innovants.
La tradition cantorale et populaire du vieux catholicisme rural n’est ni désuète, ni dépassée en ce qu’elle permet aujourd’hui même de rassembler les générations et de faire Église, là où personne ne s’y attendait plus.

La ruralité elle-même, dont en réalité nous parlons depuis le début du propos, a subi depuis la révolution scientifique une condamnation sans pareil. En 1871, Gambetta soutenait que les paysans accusaient un « retard intellectuel de plusieurs siècles sur la partie la plus éclairée du pays ». S’il convient de ne pas faire d’anachronismes en replaçant le propos dans son contexte, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui même, le modèle de vie espéré par le plus grand nombre n’est pas celui du paysan.
Manifestement, l’appel de Jean Giono dans son œuvre Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix écrite en 1938, n’a toujours pas eu d’écho pour un monde meilleur.

Paisanu ?

Ce mot incompris « paysan » mérite d’ailleurs toute notre attention. Il est celui qui trouve son origine dans le pays. Toutefois, deux remarques doivent venir compléter le propos pour une meilleure compréhension.
La première est que le lien au topos du paysan fait de lui un archaïque au sens premier du terme. Il est habité par le lieu qu’il occupe et s’identifie à son terroir. Ce dernier quant à lui correspond au territoire support d’un type d’expérience de vie où la mémoire prend corps et vient s’enraciner.

Il est à noter que les langues paysannes n’ont jamais obtenu de reconnaissance ni de statut suffisant pour assurer leur pérennité. Ces langues sont celles des périphéries rurales déconsidérées et logiquement condamnées à disparaître.
Ce sont pourtant ces langues premières qui offrent la possibilité d’un changement de paradigme culturel propre à nous rendre sensible à la question environnementale et climatique. Il suffit, une nouvelle fois, de laisser parler le corse qui n’établit aucune distinction entre le paysan et sa propriété foncière, en spécifiant lorsqu’il s’y trouve « ch’ellu hè nant’à ellu ». Comme tiré du récit biblique de la Genèse, l’Homme et la terre se confondent alors pour ne faire qu’un. Cette consubstantialité les rend interdépendants et s’en prendre à la terre, c’est mettre en péril l’Homme lui-même.

La seconde remarque souligne l’importance sémantique du mot « paisanu » qui, dans notre tradition rurale, ne revêt pas simplement le fait de se référer à un lieu d’origine et d’appartenance. Il évoque aussi toute la responsabilité civique de l’individu : chacun étant responsable de soi et des autres à la fois.
« Un paisanu si presta » signifie qu’il prête, en somme qu’il donne de sa force et de son temps à ses congénères qui en expriment le besoin. Des rassemblements à des fins d'œuvres communes, les « operate » se feront au bénéfice de particuliers qui, de leur côté, intègreront l’idée que la propriété n’a pas de valeur absolue mais que sa vocation est aussi universelle.
« Faire ensemble », au-delà des operate, peut prendre une toute autre dimension lorsque l’on se défait de ses biens propres au profit du bien commun.

Nous avons chez nous un exemple qui représente bien cette notion : Marestagnu. Il s’agit de la mise en partage de parcelles rassemblées en un domaine de 280 hectares à compter du XVIIe siècle, dont les bénéfices, en plus de la propriété, ont été reversés à l’église paroissiale alors rebaptisée « Casa di tutti ». L’objectif de cette donation étant d’accueillir les servites de Marie, mais aussi et surtout d’ouvrir une école pour les enfants du village. La confrérie en a été garante.
Dans ce principe fondateur du don et du contre-don qui permet de faire société, le terme « paisanu » exprime l’idée de parenté sociale que d’autres rites comme celui du compérage de la Saint Jean viendront étayer.

“Pè a fede di San Ghjuva’
Cari eramu prima
È ancu più seremu avà
Or basgiemuci o cumpà
Or basgiemuci o cummà!”
 
S’engager en confrérie, c’est prendre part à cette construction dans la réponse mémorielle et dynamique que l’on doit apporter au désir de l’engagement citoyen moderne. Peut-être même que la meilleure traduction du mot "citoyen" se trouve justement dans cet usage du mot « paisanu ».
La prière, la lecture de la parole de Dieu et le travail, sont comme pour certains ordres les piliers de la vie confraternelle. Nous nous devons d'être actifs, opérants, et par la même, cultiver notre intimité à Dieu : être dans sa Paix aux fins de manifester la projection de son amour dans nos réalisations concrètes.

Cultiver la biodiversité

Nous avons choisi pour notre part de traiter la question semencière et plus largement le thème de la biodiversité cultivée. Cette volonté trouve sa logique dans la dévotion que nous avons pour Saint Marcel Ier, pape martyr, patron d’Aleria et de son ancien diocèse, mais aussi et surtout protecteur des semenciers et des grainetiers.
Soulever ainsi la question alimentaire dans l'île qui importe 96% de ce qu’elle consomme, c’est s’inscrire à contre-courant d'un schéma économique visant à assurer la dépendance plus que l’autonomie.

Depuis nos villages reculés, mais néanmoins portes ouvertes sur le monde, notre histoire débute en 2011, au Cameroun, avec la rencontre des polyphonies corse et pygmée. Rien en dehors de ces considérations musicales ne semblait à priori nous rapprocher. L’échange et le partage ont pourtant permis de faire apparaître d’insoupçonnables points communs relevant d’un substrat de culture très ancien.
L’identité rapportée au lieu, l’abandon des éléments de transmission des savoirs et savoir-faire empiriques et traditionnels, le rejet des mysticismes et des pratiques magico-religieuses, sont autant d’éléments, parmi bien d’autres, qui condamnent les Pygmées en tant que peuple, les contraignant à une normalisation et une assimilation forcées.

Dans une certaine mesure, nous avons vécu « l’effet miroir », permettant de mettre au jour tout ce qui relève encore chez nous de l’archaïsme anthropologique des peuples premiers, avant que tout cela ne s’évanouisse avec la disparition du paysan.
Le paysan n’est pas l’agriculteur, il n’a ni actif ni passif comptable ; être paysan n’est pas un métier mais un état, une disposition d’âme et de cœur liée à des terroirs devenus désormais fragiles mais qui, peut-être, ont encore beaucoup à dire à notre monde.
C’est donc au retour du Cameroun que la confrérie met sur pied une activité semencière. Elle patrimonialise la production d’une variété d’oignons presque disparue, propre à notre vallée, et lui permet d’intégrer les filières maraîchères, villageoises et professionnelles (1500000 plants de l’oignon de Moita ont été commercialisés en 2024).

Cette culture, étonnante pour une confrérie jusqu’alors confinée aux faits religieux, ne faisait pas l’unanimité. Elle sera légitimée à la publication, en 2015, de l’encyclique Laudato sì portant sur l'Écologie Intégrale. Par l’entremise du cardinal Mamberti, et en signe de reconnaissance, nous adressons d’ailleurs à ce moment-là au Saint Père un coffret rempli de semences ainsi que des images représentant notre Saint Patron Marcellu.
L’activité se prolonge dans le recensement et la sauvegarde de variétés potagères, fruitières et céréalières. Du foncier est mis à disposition par des particuliers, mais la stratégie souhaitée est celle de réinvestir les anciens espaces cultivés des couvents dispersés sur le territoire de l'île. À ce jour, le jardin des jésuites à Bastia ainsi que celui des sœurs clarisses et enfin celui des frères servites à Belgodere sont mis en culture dans l’espoir de développer un maillage plus important.

Pour les céréales en particulier, deux variétés endémiques à la Corse et disparues depuis fort longtemps ont été récupérées dans une banque semencière des États-Unis où elles avaient été déposées en 1921. Nous avons obtenu 5 grammes de semences pour chacune d’entre elles. D’abord multipliées par certains de nos partenaires, et ensuite par nous-même, nous sommes aujourd’hui en mesure de semer un hectare, espérant récolter en juillet prochain deux tonnes, que nous allons transformer en farine et en pain.
S’engager en confrérie, c’est aussi assurer la transversalité des démarches dans le but de rassembler au-delà des baptisés et des croyants. L'idée pour nous est de mettre en partage un prototype vertueux de production qui rétablisse la confiance dans nos capacités alimentaires.

Custodii di u creatu

L’important ici est de développer une pédagogie tant sociale que scolaire. C’est pourquoi la confrérie s’est effacée au profit d’une association qui agit en milieu lycéen sur cette thématique dans le cadre d’une éducation au développement durable (association Custodii di u creatu).
Outre la référence à saint Marcel, cette démarche s’appuie sur la figure tutélaire de Nikolaï Vavilov, ethnobotaniste Russe, qui dans le cadre de ses campagnes de collectage parcourt la méditerranée en 1927. Il fonde à Saint Pétersbourg la première banque semencière au monde où il introduit plus de 8 000 variétés corses.
Sa double qualité scientifique l’amène à souligner que « chaque fois qu’une culture populaire et locale s’effondre, s’accentue d’autant l’érosion de la biodiversité agraire ». La sécurité alimentaire passe donc par le respect des cultures locales et paysannes ; nous voulions le rappeler en tant que confrères et consœurs.

Toujours en 1927, Nikolaï Vavilov explique son incursion et son travail en Corse. Son attrait pour l’île réside dans le fait que celle-ci a été génoise pendant près de 600 ans et que la Sérénissime République a développé des villes comptoirs partout jusqu’en Mer Noire. Anticipant le blocus ottoman du Bosphore au XVIe siècle, les génois rapatrient en Ligurie, depuis leurs dépendances d’Europe de l’Est et d’Asie, quantité de semences qu’ils destineront finalement à la Corse. Nombre de nos variétés endémiques ont donc des origines lointaines.
Par transposition, on pose avec nos élèves la question de l’identité à concevoir comme un enracinement mais aussi une ouverture sur le Monde. C’est une façon de prendre le contre-pied des communautarismes qui ont bien plus en commun avec les idéologies du renfermement qu’avec la notion de communauté en elle-même.
Aujourd’hui, cette ouverture méditerranéenne pose naturellement la question des migrants. Le triste sort qui leur est réservé doit interpeller notre sentiment d’humanité. Avec le Pape François, l’Église a déjà réagi face aux instrumentalisations constatées des identités et de la foi.

Contre l'instrumentalisation de la foi

À notre modeste échelle, des confréries corses, sardes et siciliennes se rencontrent sur cette thématique. Comme un cri d’alarme, leurs échanges portent le nom de “Lamento del Mediterraneo ” ; leur rôle est d’inviter à se laisser émouvoir par le don de vie, don de Dieu, droit inaliénable de tout homme quel qu’en soit l’origine, la couleur, la philosophie, ou encore la religion.
Le fait le plus marquant pour nous a certainement été de voir en Sicile la digne sépulture donnée aux frères africains dans les propres tombes familiales des confrères de Mussomeli. C’est en effet ce qu’il convient de faire selon l’usage ancestral de nos associations pieuses pour les indigents et les malheureux.

S’engager en confrérie c’est rappeler, comme le fait la philosophie empirique paysanne “chè no simu tutti sott’à u listessu celu” (nous sommes tous sous les mêmes cieux). La Foi, l'Espérance et la Charité charpentent la vie de chaque chrétien.
Pour conclure, je dirais que la Charité, qui est l’acte d’aimer (le Corse nous le précise mieux que le français « ti tengu caru » = je t’aime), est à la fois la raison et le moyen d’être confrère. À chaque structure, là où elle sera appelée, de trouver la façon de mettre en pratique la plus grande des vertus théologales.
Je vous remercie, et avant de vous quitter, je laisse la parole à l’avenir… Vous constaterez qu’« ùn nasce mai nimu amparatu », que personne ne naît avec la science infuse et que le cheminement confraternel est semé d’embûches ; l’essentiel demeurant dans le désir et l’intention de s’améliorer avec le Christ pour modèle central.
 
 
 
Samedi 28 Décembre 2024
Jean-Charles Adami


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