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La domination et ses effets : comment une langue vient à disparaître

Apprendre et savoir utiliser la langue de l'Autre, celle du dominateur, n'implique pas d'oublier voire de renier sa propre langue. Pourtant, et bien que le corse soit beaucoup plus valorisé que par le passé, ce mécanisme d'auto-aliénation continue d'avoir des effets dévastateurs. Pascal Ottavi nous présente, notamment à travers sa propre expérience, ses principaux fondements.



Ghj.Torre, Work in Progress
Ghj.Torre, Work in Progress
   

 « Nul dominateur n’est vraiment hors de nous, nos ombres les créent souvent,
les renforcent toujours dans nos cavernes les plus intimes. »
 


 

De la (dé)loyauté linguistique

Le propre de la domination, c’est d’avancer masquée.
Elle demeure inaccessible à l’expérience première. Elle se tapit d’autant plus qu’elle a été intériorisée par le dominé. Celui-ci en vient à considérer que ne pas se conformer au point de vue du dominant conduira à le marginaliser, à nuire in fine à ses intérêts essentiels. C’est alors qu’il en vient à adopter une attitude de docilité vis-à-vis des préconisations du pouvoir qui régit sa vie, de loin, à travers ses valeurs, ses prescriptions, ses interdits et la diffusion de ceux-ci via ses lois, ses grandes institutions, entre autres l’école mais pas que, tandis que celles-ci se diffusent de façon descendante par capillarité sociale. 

Le corse souffre aujourd’hui de deux mots principaux : sa perte de vitalité, l’affadissement de la loyauté de ses locuteurs.
a vitalité linguistique s’identifie à travers le taux de renouvellement des parlants, la vivacité de son usage et via la transmission familiale. On n’étonnera personne en constatant qu’elle est en berne, bien que l’on puisse observer des formes de renouveau, certes trop isolées pour l’instant pour apparaître socialement signifiantes.
La loyauté linguistique se manifeste dans le comportement des locuteurs : tiennent-ils à parler dans toutes les circonstances, favorables ou moins favorables, résistent-ils à une forme de pression muette ou bien ouverte quand ils utilisent leur langue ? Ont-ils le souci de pratiquer leur idiome en famille, dans leur milieu social, professionnel, tiennent-ils à en pérenniser l’usage dans la jeune génération ?
Dans ces conditions, faire retomber aujourd’hui l’entière responsabilité de l’abandon de la langue sur les locuteurs eux-mêmes, en particulier dans le contexte de répression systématique de toute tentative d’élargissement des usages, à l’exemple du dernier jugement du tribunal administratif de Bastia quant aux débats de l’Assemblée de Corse, relève de la supercherie, de la mystification ou bien encore de l’auto-intoxication.          

Question de statut(s)

Pour comprendre comment un phénomène d’ampleur, de dimension holistique, en vient à disparaître des consciences, il y faut la coercition de la loi, la contrainte des usages, qui précède l’auto-contrainte, et le sentiment intime qu’au fond, il n’existe pas d’issue, pas d’alternative à la situation que l’on subit. Quelques exemples suffiront à rendre compte d’une forme de pression psycho-sociale qui s’est exercée durant des dizaines d’années sur les individus et sur le collectif.
Lorsque j’enseignais à la fac, je demandais à mes étudiants de 2e année de langue et civilisation corse d’effectuer une enquête par questionnaire auprès de leur entourage, familial ou non. Il s’agissait d’interroger des personnes âgées quant à l’usage qu’elles avaient fait de leur bilinguisme de fait : de façon récurrente, il est ressorti que, à l’époque où les personnes interrogées étaient jeunes, la transmission familiale fonctionnait beaucoup mieux chez les hommes que chez les femmes. Et pour une raison évidente : la femme était réputée quitter le foyer familial suite à son mariage. Pour se « vendre » sur le marché des épousailles, rouler les R à la façon paysanne constituait un élément dépréciatif, susceptible de nuire à la valeur commerciale du produit, si l’on me permet cette métaphore. Aussi s’efforçait-on de procurer à la progéniture féminine un capital de bonnes manières et de langue acceptable.

Un autre exemple, très proche celui-là : ma propre mère, aujourd’hui défunte, me le narra dans son grand âge. En 1943, après la Libération de la Corse, elle descendit à Ajaccio où elle avait trouvé du travail. Il lui arrivait, dans le cadre de sa nouvelle vie, de se rendre dans les boutiques de mode : après tant de privations, d’angoisses et de souffrances, un peu de frivolité agissait comme une sorte d’élixir de l’âme, à bon droit. Les premières fois qu’elle eut le malheur d’interpeler une vendeuse, les dames ajacciennes, à l’élégance proverbiale, à la conversation et aux manières policées, se retournèrent systématiquement en entendant sa prononciation rocailleuse, évocatrice de la rudesse rurale.  Elle apprit à en tenir compte, me déclara-t-elle, lors de ses prises de paroles ultérieures en public.
Ma mère me raconta également le fait suivant : lorsqu’elle était élève, en cours moyen, leur institutrice demanda un jour à sa classe de rédiger un petit texte relatif à un événement survenu au village, en français, évidemment. L’une de ses condisciples eut le malheur de parler d’un décès, pour lequel elle écrivit : « Ce jour-là, les cloches sonnaient à mortuaire », copie conforme de « e campane sunavanu à murtoriu ». La maîtresse ne la punit point ni ne l’admonesta. Simplement elle se moqua d’elle à gorge déployée : ses camarades en firent leur tête de turc durant les récréations et les interclasses. Certains comportements sociaux, par leur violence symbolique, valent parfois davantage que cent coups de trique.

Voici ce qui m’arriva personnellement pour la naissance de mon fils. Habitant à la campagne, je devais néanmoins le déclarer sur la commune de Bastia puisque toutes les naissances ont obligatoirement lieu en milieu hospitalier. Avec mon épouse, notre projet était de le déclarer de façon bilingue : le fonctionnaire de l’état civil me signifia qu’il fallait choisir, c’était une langue ou bien l’autre. Je me retrouvai donc dans une situation de face à face, le problème se posant justement, en l’occurrence, de ne pas la perdre. Un adjoint au maire était présent dans les locaux, il avait entendu le dialogue engagé. Informé du choix paternel, il regarda avec condescendance ce jeune père naïf et lui déclara avec une forme de satisfaction pour son mot d’esprit : ce prénom-là, ça sent bon le terroir.
Par la suite, j’ai parfois eu l’angoisse que mon fils pourrait me reprocher de l’avoir affublé d’un prénom impossible à prononcer sur le continent : avions-nous fait le bon choix, celui de son intérêt ? Nos trois petits-enfants ont des prénoms corses, lesquels ont plutôt le vent en poupe, aujourd’hui, dans l’état civil insulaire. Et les journalistes sportifs pinzuti parlent aujourd’hui de « Lisandru Tramoni  » en prononçant correctement ses prénom et nom, sur une chaîne nationale dédiée au sport…

En Corse et ailleurs

Je vais me transporter à présent en Alsace, dans l’immédiate après-guerre : un slogan s’affichait dans les rues de Strasbourg, « C’est chic de parler français ». Tomi Ungerer, génial auteur de littérature enfantine, parlant couramment l’alsacien et s’exprimant en français avec un fort accent, a croqué la situation d’infériorisation linguistique conduisant au linguicide à travers le dessin cinglant ci-après ce texte.
Voici à présent ce qu’écrit Henri Erhet sur son site (Ogygie Accueil). Retraité, il a accompli une carrière d’enseignant en tant que professeur d’histoire-géographie :
« "C’est chic de parler français !" disait un slogan affiché en Alsace au lendemain de la guerre, témoin de l’intense francisation à laquelle les Alsaciens se sont docilement résignés. Alors que l’allemand rappelait les horreurs du nazisme, le français apparaissait comme la langue de la paix et de la liberté retrouvées. En raison de ce contexte, ajouté au principe d’obéissance en vigueur dans mon milieu familial et social, j’ai appris le français sans regret ni réserve, au point de me transformer jusqu’au plus profond de mon être. Cette mutation sans retour, aujourd’hui, je ne m’en lamente pas plus que je ne m’en réjouis. Je l’accepte comme un chapitre de mon histoire. "As esch a so !" (expression dialectale fréquente en Alsace qui exprime le constat fataliste de réalités sur lesquelles on estime ne pas avoir de prise, mot à mot : "C’est ainsi !"). »   

En matière de domination, il n’existe de « c’est ainsi » que pour autant que celui qui profère la formule en accepte le contenu. Dans l’occultation, volontaire ou inconsciente, des conditions qui ont présidé à l’intériorisation docile ou résignée, fataliste en tout cas, de cette certitude.
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Dimanche 2 Mars 2025
Pascal Ottavi


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