Francesco della Cossa, Annonciation (détail)
Pour étayer cette hypothèse, commençons par souligner le freinage simultané de la croissance de la population et du produit par habitant, depuis plus d'un demi-siècle.
Depuis la fin des années 1960, l'indéniable freinage
Les séries temporelles qui constituent les deux composantes de la croissance économique mondiale, d’une part la population, d’autre part le produit par habitant (ou productivité) dans l’ensemble des grands pays développés ont un profil bien spécifique et suffisamment ressemblant pour être troublant : dans les deux cas, si on les considère sur des durées d’un ou deux siècles, on est en présence de courbes en « S », dites encore sigmoïdes ou logistiques. Plus précisément, pour chacune d’entre elles, on observe une accélération continue (une fois lissée des variations décennales ou intra-décennales) jusqu’au milieu des années 1960, qui connaissent des taux records de croissance :
- de plus de 2% par an pour la population mondiale, coïncidant à un maximum du taux de fécondité, qui dépassait alors 5 par femme, avant de retomber aujourd'hui à 2,4 ;
- de plus de 3,5% pour le produit marchand par habitant.
Depuis lors, le freinage est marqué : de moitié environ, dans les deux cas, et cela en dehors de tout évènement dramatique à l’échelle planétaire, du type des deux guerres mondiales. On ne peut guère croire à une coïncidence, quand on connaît les évidentes interrelations qu’entretiennent ces deux grandeurs.
- D’un côté, des taux de fécondité et de croissance démographique de plus en plus élevés entraînent un rajeunissement de la population, et une augmentation de la part de celle en âge de travailler, avant que le phénomène ne s'inverse dans un nombre grandissant de pays depuis le fin des années 1960; en outre, une population plus importante permet une plus grande division du travail, comme on l’a observé dès les premiers écrits économiques modernes, avec la célèbre manufacture d’épingles d’Adam Smith (1776), analyse élargie dans les années 1920 par Young, puis par Verdoorn (1949) et Kaldor (1963), sous le nom de rendements (macro-dynamiques) croissants.
- De l’autre côté, les gains de productivité se traduisent nécessairement par des gains de revenus réels, particulièrement sous la forme de salaires et de profits, qui sont certes répartis de façon plus ou moins efficace, mais qui ceteris paribus contribuent à susciter une baisse de la mortalité et, partant, une population plus importante, du moins jusqu’à ce que la baisse induite du taux de natalité ne devienne prédominante.
On peut donc parler, après le prix Nobel G. Myrdal (1957), de « causalité circulaire et cumulative » entre ces deux grandeurs. La question est donc de se demander quelles forces de freinage extrinsèques sont devenues déterminantes pour faire plus que compenser la croissance intrinsèque qui prévalait jusqu’alors pour chacune d’entre elles. Pour mener l’enquête, on peut tout à la fois s’appuyer sur les plus grands économistes ; et sur les évènements les plus marquants des années de cette « grande inflexion », vieille d’un demi-siècle et qui ont pu se propager jusqu’à nos jours.
Rapide survol de la littérature sur les limites de la croissance
Les économistes universitaires le rappellent trop rarement. Tous les plus grands économistes du passé ont considéré comme transitoire la croissance, généralement inédite, qu’ils avaient observée de leur temps... Il est vrai que les raisons invoquées ont largement évolué, nous offrant toute une panoplie de possibilités pour mieux comprendre ce qui se joue de notre temps.
- En fait, les pères fondateurs de l’économie politique, les grands classiques britanniques d’Adam Smith à Malthus et David Ricardo observent bien les limites et les blocages de la proto-industrie du XVIII° siècle et des débuts du XIX° siècle, à partir du Royaume-Uni et des autres pays européens les plus avancés dans cette voie, notamment les Pays-Bas. La croissance y est encore largement extensive, les gains de produit par tête insignifiants au niveau global jusqu’au milieu des années 1820, avant que ne se produise la « grande divergence », dont parle Pomeranz pour souligner que c’est seulement à cette époque que l’Europe prit un avantage sur l’Asie, qu’elle devait ensuite garder pendant près de deux siècles. Mais, plus largement, ils ont conscience de l’impossibilité logique d’une croissance exponentielle sans fin. C’est ce que Malthus exprime, avec une forme de naïveté, en postulant une croissance démographique exponentielle, qu’il oppose à une croissance des subsistances qui serait – on ne sait pas trop pourquoi - seulement arithmétique. Quoiqu’il en soit, ce fut le mérite de mathématiciens belges, Quételet pour l’intuition initiale et Verhust pour la formalisation précise de proposer, dès les années 1830, une fonction sigmoïde (rendant compte d’une courbe en S), pour sortir des absurdités évidentes d’une fonction exponentielle sans fin. Cette formulation nouvelle devait connaître le succès dans de nombreuses disciplines scientifiques : de la démographie de toutes les espèces jusqu’à la chimie en passant par la biologie. Curieusement, en économie – faute parfois de statistiques disponibles, et bien souvent du fait d’un optimisme de commande – seules les théories de diffusion des innovations ont retenu les courbes en S qui découlent des fonctions de Verhulst, pour retracer le rythme de propagation des nouveaux biens durables.
- Les auteurs du milieu du XIX° siècle ont connu les terribles dégâts sociaux de la première industrialisation. Aussi sont-ils d’inspiration socialiste, réformiste avec John Stuart Mill ou révolutionnaire avec Karl Marx : les Principes d’Economie Politique du premier et le Manifeste du parti communiste du second sont de la même année : 1848, celle où les révoltes ouvrières se propagent dans toute l’Europe. L’un et l’autre admettent l’hypothèse ricardienne d’une baisse tendancielle du taux de profit, même si l’issue de cette phase de croissance industrielle transitoire est bien différente dans les deux œuvres : pour le réformiste, « l’état stationnaire », pour le révolutionnaire, la disparition du « règne de la marchandise ».
- Quant aux grands auteurs de la première moitié du XX° siècle, les guerres mondiales et la Grande Dépression des années 1930 les conduisent à relativiser fortement l’optimisme d’une croissance indéfinie. On sait que pour Schumpeter, l’essor de la bureaucratie des grandes organisations devrait finir par étouffer le dynamisme des innovations ; tandis que pour Keynes, c’est plutôt une saturation des besoins marchands qui finirait par prévaloir. On n’a sans doute pas assez insisté sur le fait que pour l’un et l’autre, le dépassement du capitalisme et de sa croissance serait dû, comme chez Marx, à des facteurs anthropologiques, tendant à remplacer les sociétés marchandes par des sociétés dominées par les rapports hiérarchiques ou par la gratuité.
Il est remarquable de noter que la plus grande partie des économistes, d’après 1945, n’ont pas eu à s’interroger sur la réalité des croissances démographiques et économiques, plus fortes que jamais, mais bien plutôt sur leur rythme, que, suivant les périodes ils voyaient s’accélérer, se maintenir à un taux constant ou finir par décroître, mais en ne cherchant que trop rarement à synthétiser ces observations à première vue contradictoires :
- Pour les théoriciens du développement, la notion de décollage (take off), due à Rostow (1960), rend cruciale une première phase d’accélération de la croissance, même si pour nombre d’entre eux, une croissance (indéfiniment ?) régulière traduit ensuite une « maturité » économique, qui ne semble envisager aucune sénescence.
- La théorie dite contemporaine de la croissance s’inscrit, à partir des articles fondateurs de Solow et de Swan de 1956, dans le triomphalisme des 30 Glorieuses. Peu importe, au fond, que les raisons de cette croissance demeurent mystérieuses, où le progrès technique demeure « la mesure de notre ignorance » et encore plus mystérieuses celles de sa perpétuation, le bonheur ou du moins l’autosatisfaction des économistes orthodoxes vient de ce que, contre leurs propres observations, ils s’obstinent à pseudo-styliser la croissance comme exponentielle, non seulement pour le PIB, mais pour toutes les principales variables qu’ils emploient. La croissance homothétique est donc l’économie rêvée de nos nouveaux Pangloss, faisant du capitalisme une optimisation divine du monde.
- Ce fut le grand mérite du Club de Rome en 1970 puis en 1972 du rapport Meadows (du nom d’un couple composé significativement d’un économiste et d’une écologiste) intitulé Les limites de la croissance, de jeter une ombre nécessaire sur l’euphorie ambiante, et cela avant même la dislocation du système monétaire international et le premier choc pétrolier. Depuis lors, 40 ans de prédictions jamais auto-réalisatrices des économistes libéraux sur le retour à une forte croissance n’y ont pas suffi. Il a fallu se rendre à l’évidence : malgré d’abord, les ordinateurs, puis Internet, les gains de productivité n’ont fait que décliner ; et comme il en est de même des taux de fécondité dans le monde, la croissance économique connaît un freinage logistique. Aussi, en 2014, Lawrence Summers, devant l’Association Internationale de Sciences Economiques, a fini par proclamer une « stagnation séculaire », reprenant l’expression même d'Alvin Hansen, le vulgarisateur de Keynes et des théoriciens de la « maturité économique » des années 1930, au nom de toute la profession, laquelle s’est dépêchée de rappeler qu’après tout on ne faisait guère mieux au XIX° siècle.
Cette dernière notation est exacte, et elle conduit à sortir de l’économisme et de l’économétrie sommaire des « comptes de croissance », qui se contente d’une décomposition comptable, au nom d’une fonction de production vieille de 90 ans. C’est, au contraire, les recours à l’histoire des faits et de la pensée, à la géopolitique, à l’anthropologie, aux analyses institutionnelles, autant qu’aux sciences biochimiques et à l’analyse des systèmes dynamiques non-linéaires qui sont indispensables pour tenter de rendre compte des séries longues de plus en plus fiables, dont on peut aujourd’hui disposer.
Les taux de variation des deux variables principales – population et productivité – ont bien une forme générale « en cloche », avec un sommet qui culmine à la fin des années 1960. Il convient donc de se remémorer ce que cette période a pu avoir de spécifique, au moins en tant que manifestation de la « grande inflexion » observée.
Quelques manifestations de la « grande inflexion » des années 1965-70
Le lecteur notera que, à ce stade exploratoire, nous nous gardons de parler de causes, alors qu’il peut aussi bien s’agir de conséquences ou de manifestations adjacentes ou collatérales, de la grande inflexion.
Le premier grand choc exogène négatif d’importance mondiale est au moins autant géopolitique que financier : les premières crises de 1967 et 1969 du système monétaire international institué à Bretton Woods au lendemain de la guerre mondiale, annonçaient avec la création du pool de l’or et sa crise quasi immédiate, le commencement de la fin d’une forme d’hégémonie anglo-saxonne, qui, depuis 1945, assurait en même temps le rattrapage des anciens belligérants, ouest-européens et japonais. On sait, que depuis la disparition de ce système monétaire, de chocs pétroliers en chocs pétroliers, et de crises financières en crises financières (1988, 2001, 2007-2008), l’ensemble des performances macroéconomiques n’ont fait, au-delà des discours de circonstances, que se dégrader, minant la confiance d’un nombre croissant d’acteurs, ce qui fut sans doute un puissant agent de propagation de résultats encore plus médiocres.
On ne peut que rapprocher différentes modifications des comportements collectifs qui ont, tous, comporté une forme plus ou moins radicale de remise en cause de la croissance « glorieuse », qui semblait alors régner sans partage :
- ce fut d’abord, le comportement de la classe ouvrière américaine qui marque par des luttes explicites ou par des comportements passifs, une forme de résistance, à ce que des auteurs marxistes ont pu alors qualifier de surexploitation dans les cadences infernales imposées dans les usines américaines. En tous les cas, on a pu y trouver la cause des premiers ralentissements des gains de productivité statistiquement significatifs.
- Ce fut, ensuite, la remise en cause grandissante de la « société de consommation », illustrée par l’explosion des mouvements de jeunesse, de la Californie à Paris et bien ailleurs, de tous ceux qui refusaient de se plier à l’injonction contradictoire de « perdre leur vie à la gagner ».
- Ce fut, dans le même temps, la découverte grandissante des moyens de contraception modernes : ceux-ci ont d’une part, permis la baisse universelle des taux de fécondité, qui finit de gagner le monde entier ; et, d’autre part, plus largement, fournit le socle de base aux revendications d’une parité entre les genres sans aucune restriction ; or, cette dernière mine progressivement le fondement même de la division sexuelle des tâches sur laquelle avaient jusque-là reposé toutes les organisations économiques et sociétales.
- Ce fut, enfin, la naissance des premiers mouvements écologistes, sur des terrains locaux bien concrets, mais bientôt confortés par un nombre croissant de travaux scientifiques, concernant aussi bien l’épuisement des matières premières que des énergies non renouvelables, le développement des pollutions en tout genre et le réchauffement climatique et, sans doute pire que tout, la sixième extinction de masse, qui peut faire accuser la croissance contemporaine d’être finalement omnibiocide, à l’encontre de l’espèce humaine comme de toute autre espèce vivante.
L’ensemble de ces phénomènes sociaux, sociétaux, anthropologiques et écologiques, pour dispersés ou anecdotiques qu’ils aient pu sembler à nombre d’observateurs contemporains, sont progressivement apparus comme autant de constituants d’une prise de conscience globale, à vocation universalisante, à travers les milieux sociaux, les âges, les sexes et les continents : cette prise de conscience, à défaut de proposer un nouvel ordre cohérent du monde, remet fondamentalement en cause les modalités et les finalités de la croissance, démographique et économique, mondiale, jusque-là principalement dictée par l’accumulation du capital.
Le capitalisme d’aujourd’hui, mondialisé et financiarisé, peut-il s’accommoder d’une croissance de plus en plus faible, pour ne pas dire quasi nulle ? On ne peut prétendre répondre à cette question, si on ne met pas au jour les autres ressorts sous-jacents du paradoxe de Solow : le monde entier fait des progrès fulgurants vers une numérisation qui ouvrirait la voie à une « humanité augmentée ou à une hyperhumanité » ; mais la croissance des activités marchandes ne cesse de ralentir, particulièrement dans les économies anciennement développées de la triade Etats-Unis, Europe, Japon.
Dès lors, il ne peut y avoir que deux explications : la plus grande efficience technique se traduit en un formidable gaspillage dans le domaine des activités marchandes. Ou bien, plus fondamentalement, les formidables progrès techniques de l’ère numérique se traduisent de plus en plus vers le développement d’activités non marchandes, qu’elles soient techno-bureaucratiques suivant l’intuition de Schumpeter, ou de type communiste ou communautaire suivant plus ou moins celles de Marx ou de Keynes. C’est cette approche anthropologique des contradictions contemporaines qu’il convient de revisiter, en s’appuyant sur les analyses de David Graeber, anthropologue américain libertaire, malheureusement disparu en 2020.
Le capitalisme d’aujourd’hui, mondialisé et financiarisé, peut-il s’accommoder d’une croissance de plus en plus faible, pour ne pas dire quasi nulle ? On ne peut prétendre répondre à cette question, si on ne met pas au jour les autres ressorts sous-jacents du paradoxe de Solow : le monde entier fait des progrès fulgurants vers une numérisation qui ouvrirait la voie à une « humanité augmentée ou à une hyperhumanité » ; mais la croissance des activités marchandes ne cesse de ralentir, particulièrement dans les économies anciennement développées de la triade Etats-Unis, Europe, Japon.
Dès lors, il ne peut y avoir que deux explications : la plus grande efficience technique se traduit en un formidable gaspillage dans le domaine des activités marchandes. Ou bien, plus fondamentalement, les formidables progrès techniques de l’ère numérique se traduisent de plus en plus vers le développement d’activités non marchandes, qu’elles soient techno-bureaucratiques suivant l’intuition de Schumpeter, ou de type communiste ou communautaire suivant plus ou moins celles de Marx ou de Keynes. C’est cette approche anthropologique des contradictions contemporaines qu’il convient de revisiter, en s’appuyant sur les analyses de David Graeber, anthropologue américain libertaire, malheureusement disparu en 2020.