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L'autonomisme corse et l'Europe: per forza o per amore?



L'Union européenne est souvent encore présentée comme l'ennemie naturelle des Etats et de leur souveraineté, en imposant ses normes et décisions à leur volonté. Cela étant, elle serait aussi une alliée naturelle des causes régionalistes, autonomistes et indépendantistes, et ces dernières seraient naturellement européistes.
Ce narratif est caricatural et très éloigné de la réalité. Plusieurs partis autonomistes et indépendantistes sont fortement impliqués depuis des décennies dans les questions européennes, mais leurs motivations n'ont généralement rien à voir avec un européisme béat. Tel est notamment le cas de l'autonomisme corse, dont André Fazi reconstitue ici la complexe relation à la construction européenne.



Claudio Parmiggiani, Tavola Zoogeografica, retouchée VBL
Claudio Parmiggiani, Tavola Zoogeografica, retouchée VBL
Les élections au Parlement européen ont lieu le 9 juin. Y participent des centaines de partis, y compris des partis autonomistes ou indépendantistes. D’ailleurs, la Corse a déjà envoyé à trois reprises un député autonomiste – Max Simeoni en 1989 et François Alfonsi en 2014 et 2019 – au Parlement de Strasbourg, grâce à des alliances avec les écologistes. Le même François Alfonsi a présidé l’Alliance libre européenne [ALE], qui compte 41 partis fondés sur la défense de nations sans État, issus de 19 États membres, et qui se définit comme un « parti pro-européen ».
Toutefois, la relation des partis autonomistes ou indépendantistes à la construction européenne est très variable. Certains la voient comme un vecteur d’émancipation, d’autres comme un nouveau carcan se rajoutant au carcan étatique, et les positionnements ont parfois radicalement changé depuis les années 1960. Même en Corse, les tendances qui apparaissent aujourd’hui les plus européistes ont longtemps affirmé leur scepticisme voire leur rejet des institutions européennes. Nous allons essayer ici de comprendre ces évolutions.
 

Nationalisme versus européisme

Selon Anthony D. Smith, le nationalisme se comprend avant tout à travers trois dimensions essentielles que sont la singularité, l’unité et l’autonomie – entendue comme capacité de choisir son destin politique – d’une communauté. Or, l’adhésion à une organisation supranationale implique forcément des risques pour cette autonomie.
On comprend ainsi facilement que les nationalismes étatiques, quel que soit l’État membre, soient des adversaires acharnés du processus d’intégration européenne, qu’on peut définir comme l’exercice en commun de compétences de plus en plus nombreuses, sous le contrôle des organes supranationaux que sont la Commission et les tribunaux européens. Pour ces nationalismes-là, l’Europe devrait essentiellement se limiter à des coopérations volontaires entre des États qui resteraient libres d’appliquer ou pas les textes collectivement définis. De façon plus simple : les contraintes pesant sur les États membres devraient être minimales, voire nulles. On comprend ainsi pourquoi la sortie du Royaume-Uni, présentée comme une réaffirmation éclatante de la souveraineté nationale, a suscité chez eux tant de réjouissances, du moins jusqu’aux premières grandes difficultés.

Au contraire, pour les nationalismes non-étatiques, autonomistes ou indépendantistes, la construction européenne a souvent été vue comme une opportunité stratégique, devant les aider à concrétiser leurs objectifs. Par exemple, selon la motion politique du Parti nationaliste basque en 1977, les États européens « ne disposent déjà plus de la capacité de décision souveraine dont ils jouissaient encore il y a peu », ce qui commandait un rejet de l’indépendantisme, jugé désormais anachronique, mais aussi un fort engagement « pour que cette nouvelle structure politique européenne, encore à construire, soit démocratique et plurinationale, une Europe où chaque peuple puisse s’épanouir pleinement ». Du reste, les nationalistes étatiques agitent souvent l’épouvantail d’une Europe des régions qui tendrait à la désintégration progressive des États membres, progressivement vidés de leur substance politique – la souveraineté – tant par l’échelon européen que par l’échelon régional.

En vérité, les États membres sont restés maîtres de leur organisation territoriale. Néanmoins, l’intégration européenne a bien eu des effets politiques significatifs d’un point de vue régional. De façon générale, elle génère des contraintes pour les États membres et incite ces derniers à se réinventer en partageant leur pouvoir, ce qui peut être favorable aux aspirations régionales.
Seth Jolly rajoute que la construction européenne accroît la viabilité des petits États, en les intégrant dans un marché commun et en leur faisant bénéficier automatiquement d’une protection militaire, et elle renforce par là-même l’acceptabilité et la crédibilité des projets indépendantistes. En Catalogne et en Écosse, de nombreuses enquêtes ont montré que le soutien à l’indépendance baisserait sensiblement si l’un des prix à payer était la sortie de l’Union européenne.
Toutefois, d’une part, il est exclu de présenter tous les partis autonomistes et indépendantistes comme naturellement européistes (ou intégrationnistes). D’autre part, plusieurs mouvements ont montré des repositionnements très sensibles. C’est notamment le cas de l’autonomisme corse.
 

Le rejet initial

Depuis l’élection de Max Simeoni au Parlement européen en 1989, l’Unione di u Populu Corsu [UPC], née en 1977 et pilier de l’ALE, apparaît généralement comme un parti très européiste, même si elle souhaite que l’Europe des États cède la place à celle des régions. Les continuateurs de l’UPC, Partitu di a Nazione Corsa et Femu a Corsica, ont maintenu cette ligne jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, cette branche autonomiste, souvent qualifiée de modérée, a été longtemps très critique puis a montré des incertitudes, voire des atermoiements, qui laissent supposer que les positionnements vis-à-vis de l’Europe étaient largement inspirés par des considérations stratégiques jugées plus importantes.

Lorsque le Comité d’Études et de Défense des Intérêts de la Corse [CEDIC], fondé par Max Simeoni et Paul-Marc Seta en 1964, publie la même année son Manifeste pour l’ethnie corse , la construction européenne n’est pas présentée comme une chance mais comme un grave danger, du moins si la Corse n’accédait pas à « l’autonomie de gestion ». Les Corses étaient déjà insuffisamment protégés face aux capitaux et aux travailleurs venus de France continentale, et l’ouverture des frontières ne ferait qu’amplifier gravement le péril de dépossession. Selon Max Simeoni, cette analyse était celle du rédacteur, Paul-Marc Seta, qui était cadre dirigeant d’une grande société, vivait à Paris et avait un niveau d’information très supérieur à la moyenne sur cette question.
« Et quand on pense que, dans quelques années, l’ouverture des frontières, grâce au Marché Commun, permettra l’entrée sans contrôle de groupes d’immigrants, autorisera la circulation des capitaux et donc facilitera les investissements des groupes financiers, on peut se demander comment les Corses résisteront à l’afflux des hommes et des capitaux, si l’ethnie corse maintiendra sa place et jouera un rôle quelconque dans cette grande aventure qui se prépare et qui d’ailleurs, s’est amorcée, particulièrement dans le domaine hôtelier. Il se pourrait donc que dans les secteurs essentiels, celui du Tourisme et de l’agriculture, les Corses se trouvassent exclus systématiquement par la force des choses et surtout de la Finance. »
 
Chez les régionalistes et autonomistes de gauche, inspirés par l’historien occitan Robert Lafont, la critique était assez voisine. Le libéralisme transnational serait forcément un outil créé par les puissants au service des puissants, dans le domaine économique comme dans le domaine politique.
En 1971, le Front régionaliste corse, dans Main basse sur une îledénonce « les périls d’une telle confédération où l’éloignement entre le centre politique et les gouvernés s’accroît encore, conduisant à une super-centralisation et une super-massification parées l’une et l’autre de bonne conscience idéologique ». Cela alimenterait naturellement un « technocratisme qui continuera à un échelon supérieur de tailler dans le vif des unités locales, comme l’a fait en plus petit la technocratie politique d’inspiration jacobine ».
 

Les débuts de l’européanisation

Les années 1970 donneront les premiers signes d’un changement d’orientation au sein de la tendance incarnée par les frères Max et Edmond Simeoni. Dans le livre Autonomia, publié par l’Azzione per a Rinascita Corsa en 1974, la construction européenne ne fait l’objet d’aucune mention négative. Le marché commun n’est présenté que comme une opportunité nouvelle, ouvrant d’intéressantes perspectives pour les producteurs agricoles corses (agrumes, vin, etc.), les financements publics, les échanges culturels, etc.
Lors d'un entretien, Edmond Simeoni me confia que dix-sept ans après le traité de Rome, les autonomistes avaient pu constater que les problèmes de la Corse n’avaient pas été aggravés par la construction européenne, et que leurs craintes initiales étaient dépassées. Cependant, le basculement peut être aussi rattaché à la perspective générale de l’ouvrage, qui visait à démontrer que la Corse avait parfaitement les ressources nécessaires pour assumer la large autonomie qui était revendiquée. La crédibilité économique du projet ne devait pas être mise en doute.

Il manquait néanmoins une vision politique de l’Europe, que l’on verra apparaître en deux temps. D’abord, en 1977, dans un contexte difficile pour les autonomistes, qui subissaient à la fois de nombreux attentats derrière lesquels ils voyaient la main de l’État, et la concurrence de plus en plus puissante des clandestins indépendantistes du FLNC. L’option présentée lors du congrès fondateur de l’UPC, en août 1977, fut celle de «l’internationalisation du problème corse», érigée en «arme centrale de la lutte», «en vue d’y rechercher la compréhension, la fraternité, la solidarité de tous les peuples épris de paix, de démocratie». Cela suggérait forcément la constitution d’un réseau de partis alliés, d’autant que les premières élections au Parlement européen étaient prévues pour 1979
En mars 1979, le Projet pour la Corse de l’UPC annonçait en termes quasi-messianiques le remplacement de l’Europe des États par l’Europe des peuples.
« L’Europe de demain se construit. Elle remplacera inéluctablement l’Europe actuelle des États, essentiellement mercantile, donc dépourvue de véritable grandeur. L’Europe de demain sera celle de tous les peuples du vieux continent. […]. Dans le concert futur des peuples européens, la Corse se trouvera naturellement associée aux liaisons et échanges entre l’Europe industrielle et le tiers-monde. […]. Les mutations profondes qui s’opèrent sous nos yeux, en cette fin de millénaire, condamnent à terme toutes les conceptions basées sur les structures et les appétits actuels des États européens. »
 
Néanmoins, restait à savoir si le mouvement acceptait de participer à ce système dont il annonçait l’effondrement, et la réponse fut non seulement négative mais d’une virulence rare. L’UPC dénonçait le mode de scrutin choisi en France, où le seuil de 5% des exprimés ôtait quasiment toute chance de représentation aux forces régionalistes et autonomistes, mais portait aussi de lourdes attaques contre la Communauté économique européenne, qui serait une « fausse Europe », « vassale de l’impérialisme des États-Unis », « essentiellement mercantile » et où « chacun se méfie de l’autre », et peut-être surtout solidaire et garante du colonialisme français (Arritti, n° 653, 24 mai 1979).
Ailleurs en Europe, des partis semblables firent un choix différent, et invitèrent l’UPC à une coopération permanente. Dès août 1979, c’est à Bastia que l’UPC, avec la Volksunie flamande, le Parti nationaliste basque, l’Union valdotaine, etc., pose les bases de la future ALE. Puis ce même mois, lors du congrès de l’UPC à Ajaccio, Maurits Coppieters, député européen de la Volksunie, y déclare qu’il serait le député de la Corse devant des militants autonomistes plutôt enthousiastes. Pourtant, là encore, la nouvelle orientation ne fut pas immédiatement concrétisée.

Le mouvement avait ainsi acquis une vraie dimension européenne, dans le discours comme dans ses relations avec d’autres organisations, ce qui permet de dire qu’il s’était européanisé. En revanche, il demeurait terriblement critique vis-à-vis du système européen déjà établi, et ne pouvait donc être qualifié d’européiste.
 

Un basculement complexe

La stratégie internationale de l’UPC a eu pour don d’irriter les autorités françaises. La présidente du Parlement européen, Simone Veil, tentera en vain d’empêcher la tenue d’une conférence de presse d’Edmond Simeoni en ses murs. Puis il sera refusé de procéder, en ce même Parlement européen, à un débat sur la situation de la Corse, ainsi que le proposaient les députés autonomistes des autres pays. Le 18 juin 1980, Le Figaro titrait en première page : « Strasbourg : premier abus. Vingt-et-un députés européens voulaient discuter de la Corse ».
Toutefois, l’arrivée au pouvoir de la gauche menée par François Mitterrand, avec les promesses d’un statut particulier et d’une amnistie, constitua un nouveau frein pour l’engagement européen. Selon Edmond Simeoni, la stratégie d’internationalisation était intrinsèquement agressive, l’avait conduit à dénoncer l’État français de façon brutale et publique dans plusieurs pays européens, et était donc incompatible avec la recherche d’un accommodement avec le nouveau pouvoir. Par conséquent, l’UPC préféra l’interrompre. Pour preuve, en cette même année 1981, l’UPC ne devint pas membre à part entière de l’ALE lors de la création officielle du groupement ; elle préféra le statut de simple membre observateur.

Le véritable tournant européen est donc consécutif aux deuxièmes élections à l’Assemblée de Corse, en août 1984, lorsque l’UPC perd la moitié du capital acquis en 1982 et se retrouve quelques voix derrière la liste Unità Naziunalista des soutiens du FLNC, dont c’était la première participation. Le mouvement, qui a aussi enregistré la démission de son secrétaire général, a besoin de se relancer et l’une des pistes sera le renforcement de l’investissement européen.
En décembre 1984, le comité central de l’UPC décida de l’adhésion pleine et entière à l’ALE. Surtout, c’est dans la seconde moitié des années 1980 que le discours de l’UPC est devenu beaucoup plus favorable à l’intégration européenne, alors qu’à l’inverse les soutiens du FLNC dénonçaient l’Acte unique européen de 1986 – commandant la finalisation du marché commun – comme un très grave danger, de nature à détruire tout ce que la Corse comptait encore d’économie productive.

L’UPC est devenue un véritable pilier de l’ALE, et cela lui a apporté au moins un bénéfice politique net. Depuis 1984, l’ALE formait un groupe avec les écologistes au Parlement européen, et l’élection de Max Simeoni au Parlement européen en 1989 a aussi été permise grâce à une alliance avec les Verts. On pourrait croire que cette alliance était évidente, considérant que les nationalistes corses s’étaient toujours beaucoup mobilisés dans les combats environnementaux, et que les écologistes rejetaient la forme classique de l’État-nation, jugée peu respectueuse des libertés individuelles et des cultures minoritaires.
Toutefois, là encore, les questions d’opportunité ont joué au moins autant que la proximité idéologique. En 1988, le leader écologiste, Antoine Waechter, cherchait des parrainages afin de pouvoir déposer sa candidature aux présidentielles, et l’UPC lui a apporté 19 parrainages corses qui furent décisifs, puisqu’il n’en a obtenu que 504 en totalité… En retour, Max Simeoni a pu négocier une position – troisième – qui assurait son élection sur la liste conduite par le même Antoine Waechter aux élections européennes de 1989.
Sur le fond, les interventions de Max Simeoni devant le Parlement européen démontrent qu’il ne s’était pas converti à un européisme sans nuance. Lors de la présentation du programme de travail de la présidence française, il précise que son groupe ne souhaite pas « la disparition de toute forme d’État » mais affirme tout de même : « Nous rejetons votre Europe. Elle est un monstre congénital. L’Europe du XXIe siècle doit être celle des régions naturelles et des peuples solidaires. » (Arritti, n° 1165, 4-10 août 1989)
 

Un désengagement impossible ?

En somme, l’implication de plus en plus forte dans les affaires européennes, que ce soit au niveau institutionnel comme au niveau partisan, ne saurait être confondue avec l’adhésion inconditionnée à une Europe néo-libérale où les États membres demeurent maîtres des grandes orientations politiques, et où l’organisation territoriale reste une matière intégralement sous contrôle étatique. Pour beaucoup d’autonomistes et d’indépendantistes, le soutien apporté à l’État espagnol, autour du référendum – déclaré illégal – d’indépendance catalan en octobre 2017, a démontré que loin d’être amie de leur cause, l’Union européenne en soutenait la répression.

Pourtant, ce désenchantement – déjà sensible dans les années 2000 – ne se traduit pas par un désengagement européen. Pour les partis autonomistes corses, la fin de la relation privilégiée avec les écologistes change fortement la situation, puisqu'ils n’ont de candidat sur aucune liste en 2024, mais ce retrait pourrait bien être temporaire. Quant à leurs homologues, ils sont toujours présents, et pas seulement pour faire entendre leur vision et leurs propositions. Par exemple, en Espagne, les partis indépendantistes catalan (ERC), basque (EH Bildu) et galicien (BNG) ont renouvelé la coalition qui leur avait permis d’obtenir trois élus en 2019.
Aussi critiqué soit-il, le Parlement européen est une tribune appréciée, autour de laquelle autonomistes et indépendantistes peuvent tisser des liens qu’ils définissent comme utiles à leur combat. Pourquoi l’abandonneraient-ils ?
 
Samedi 1 Juin 2024
André Fazi


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