Chaque culture, pour raconter ce que l’on appelle des histoires drôles, a un héros. En Corse, son nom est « Grossu-Minutu », « gros-mince ». Quand j’étais adolescent, à Ajaccio, une de nos distractions favorites était de jouer avec ceux que l’on avait qualifiés de « tonti », les fous. Le plus célèbre d’entre eux était surnommé « Gattu-Toppu », c’est-à-dire « chat-rat ». Avec une innocente cruauté, nous en faisions parfois nôtre souffre-douleur, mais plus souvent le complice des bons tours que l’on jouait au marchant de glace ou à l’agent de police et, je dois l’avouer, parfois même à nos professeurs à la sortie de l’école. Et, avant cela, quand ma mère m’envoyait, encore petit enfant, chercher du pain chez le boulanger Matraja en dessous de chez nous, celui-ci me racontait que son chien était mort fou parce qu’il l’avait nommé « Viens-ici-va-t-en ».
J’étais, il faut l’avouer, fasciné par ce que représentait à la fois ces mots et ces gens, chez lesquels je sentais confusément une forme de sagesse, bien éloignée des préceptes alors en vigueur, et percevais parfois même une sorte de poétique philosophie. Ainsi, l’un des « tonti » répertoriés de la ville, surnommé « Cassemac », assis pensivement sur le mur qui, devant le lycée Fesch, surplombait la mer, auquel un jour pour se moquer de lui nous demandâmes de réciter un poème, improvisa ceci : il se baissa, prit une pierre et la jeta dans l’eau sans mot dire. Et devant notre surprise, il s’expliqua : « Je jette une pierre dans l’eau, ça fait un trou qui se referme aussitôt ».
C’était un autre siècle, où les gens comme lui se promenaient paisiblement dans nos villes et nos villages, et ils pouvaient ainsi, sans peut-être le savoir, nous préparer à la complexité du monde, en faisant de la pierre et de l’eau la métaphore de la relation entre le dur et le tendre, le compact et le fluide, la violence et la douceur. Et peut-être voulait-il ainsi nous faire comprendre que même s’il souffrait de nos moqueries enfantines, il finissait toujours par les oublier et revenir nous voir gambader, rire et chanter au sortir de l’école.
Ce rapprochement des contraires, qui porte le beau nom d’oxymore, est donc plein d’enseignements. Il est également dangereux : on peut en souffrir, on peut même en mourir, comme le chien du boulanger. C’est pourquoi je voudrais m’interroger sur le sens de chacun de ces mots : identité, culture, développement, tourisme. S’agit-il, quand on les rapproche, de la réunion des contraires ?
C’était un autre siècle, où les gens comme lui se promenaient paisiblement dans nos villes et nos villages, et ils pouvaient ainsi, sans peut-être le savoir, nous préparer à la complexité du monde, en faisant de la pierre et de l’eau la métaphore de la relation entre le dur et le tendre, le compact et le fluide, la violence et la douceur. Et peut-être voulait-il ainsi nous faire comprendre que même s’il souffrait de nos moqueries enfantines, il finissait toujours par les oublier et revenir nous voir gambader, rire et chanter au sortir de l’école.
Ce rapprochement des contraires, qui porte le beau nom d’oxymore, est donc plein d’enseignements. Il est également dangereux : on peut en souffrir, on peut même en mourir, comme le chien du boulanger. C’est pourquoi je voudrais m’interroger sur le sens de chacun de ces mots : identité, culture, développement, tourisme. S’agit-il, quand on les rapproche, de la réunion des contraires ?
A propos de modèle de développement
Je crois que la culture, à la différence des biens matériels, est la seule richesse dont le partage augmente la possession, pour l’individu comme pour la société. Et qu’est-ce d’autre que l’identité, si ce n’est ce que l’on peut partager avec l’autre, ce par quoi l’autre nous reconnaît existence, à la fois individuelle et collective ? Quant au tourisme, s’il peut prendre la forme absurde de la consommation de masse, devenir alors illusion du bonheur et n’enrichir alors que quelques intermédiaires, il peut surtout être la manière de mêler le goût du voyage à la plus élégante et la plus efficace forme d’exportation. Que penser, en effet, d’un produit dont le client assurerait lui-même et à ses frais le transport, en venant jusqu’à le chercher personnellement sur place ? À la condition, bien sûr, d’être soi-même producteur, individuellement ou collectivement. Reste le développement. Linéaire et massif, ou capillaire et diffus, c’est avant tout un choix entre cynisme et éthique, pour parler simplement. Car toute demi-mesure, ou tout non choix, ce qui revient au même, ne peut qu’être à termes, voué à l’échec.
Alors, pour rapprocher identité culturelle et développement touristique, il faut s’inspirer plus de Marco Polo que de Phileas Fogg. Le village où je vis, Pigna, en Balagna, qui s’est bâti une nouvelle économie sur de nouvelles activités liées entre elles par la recherche et la création permanente de son identité culturelle et de celle des femmes et des hommes qui y produisent, est une expérience de cinquante années dont on peut mesurer les résultats, aussi bien en termes de démographie que d’emplois, de qualité de vie et de revenus économiques. Et même, pour reprendre le bel oxymore créé par Jacques Derrida, d’hostipitalité en matière de tourisme.
Mais que dire à propos d’une orientation qui pourrait se résumer en une seule phrase empruntée à Archimède : « faire du tourisme le levier du développement, en prenant pour point d’appui la convergence nature/culture » ? Je soutiens que, depuis trop longtemps, une certaine forme de tourisme a vanté la beauté sauvage de la nature en Corse et nié sa culture ou, pire, l’a réduite à un alibi folklorique aussi mortel que le « viens-ici-va-t-en » du boulanger. Tout en contribuant à détruire l’une et l’autre, au lieu de les faire converger et de les consolider l’une par l’autre. Car si la géographie est un destin, la culture est une liberté.
Si ce choix de convergence se traduit dans l’action, alors nous pourrons méditer sur les propos tenus par Laërte à Ulysse, son fils, touriste s’il en fut, au retour de son odyssée : « si le Roi est un jardinier, son royaume sera un jardin. »
Alors, pour rapprocher identité culturelle et développement touristique, il faut s’inspirer plus de Marco Polo que de Phileas Fogg. Le village où je vis, Pigna, en Balagna, qui s’est bâti une nouvelle économie sur de nouvelles activités liées entre elles par la recherche et la création permanente de son identité culturelle et de celle des femmes et des hommes qui y produisent, est une expérience de cinquante années dont on peut mesurer les résultats, aussi bien en termes de démographie que d’emplois, de qualité de vie et de revenus économiques. Et même, pour reprendre le bel oxymore créé par Jacques Derrida, d’hostipitalité en matière de tourisme.
Mais que dire à propos d’une orientation qui pourrait se résumer en une seule phrase empruntée à Archimède : « faire du tourisme le levier du développement, en prenant pour point d’appui la convergence nature/culture » ? Je soutiens que, depuis trop longtemps, une certaine forme de tourisme a vanté la beauté sauvage de la nature en Corse et nié sa culture ou, pire, l’a réduite à un alibi folklorique aussi mortel que le « viens-ici-va-t-en » du boulanger. Tout en contribuant à détruire l’une et l’autre, au lieu de les faire converger et de les consolider l’une par l’autre. Car si la géographie est un destin, la culture est une liberté.
Si ce choix de convergence se traduit dans l’action, alors nous pourrons méditer sur les propos tenus par Laërte à Ulysse, son fils, touriste s’il en fut, au retour de son odyssée : « si le Roi est un jardinier, son royaume sera un jardin. »