Corte 28 janvier 1932
Un train de Luna Park
J’ai pris à Bastia ce train que toutes les descriptions de la Corse ont rendu célèbre. Un train de Luna Park, un train jouet, qui sitôt entamée son épuisante traversée de la cruauté des monts, ne fera qu'accroître la conscience lilliputienne que j’ai de la petitesse de l’homme et des moyens dont il dispose. Si comme je l’espère, je devais me retrouver un jour sur ces routes, je voudrais les parcourir à pied ou sur le dos d’un de ces petits ânes, frères des chèvres, qui savent vous conduire en des lieux où, à l’ombre d’un châtaignier, on trouve la plénitude du repos et où le regard ouvre la voie à l'imagination. Je pourrais alors tout à loisir reprendre les réflexions que beaucoup d’Italiens ont appris à pratiquer dans les tranchées. « Vint Giotto » me mettrais-je à penser avec Léonard « qui, né dans des montagnes solitaires seulement peuplées de chèvres et de semblables bêtes, commença à dessiner sur les rochers les attitudes des chèvres qu’il gardait, et se mit peu à peu à faire de même avec tous les animaux du pays, si bien qu’après de longues études, il en vint à surpasser non seulement les plus grands maîtres de son temps, mais aussi ceux des siècles passés. Par la suite, l’art tomba en décadence car tous ne faisaient qu’imiter des peintures existantes, et il ne cessa de décliner ainsi au fil des siècles jusqu’à ce que le Florentin Tommaso, surnommé Masaccio, montrât à la perfection comment ceux qui prenaient d'autres modèles que la Nature elle-même, maître parmi les maîtres, se fatiguaient en pure perte. Il me plairait d’entendre dire, et dans un lieu adéquat et dans la bouche d’un de ceux que l’on peut considérer comme l'intellectuel par excellence, combien est vraie l’opinion selon laquelle le monde d’aujourd’hui va de travers non pas parce que la logique est encore entravée par quelque impureté dont il faudrait la débarrasser, mais parce que l’homme se conçoit de moins en moins comme émanation et synthèse de la nature, et de plus en plus comme une construction élaborée de ses propres mains, une machine, le fruit impitoyable de sa propre logique. Voilà pourquoi l’homme d’aujourd’hui n’est plus à la hauteur de la nature, et pourquoi il faut l’exhorter à retrouver sa dignité. A quoi bon prolonger et multiplier nos doigts à l’infini, nous munir d’ailes, voir et entendre aussi bien que les esprits intangibles, si la fatalité de tous ces progrès du savoir tend à nous couper dangereusement de notre âme ? Et ce choc désespéré de systèmes, ces monstres de confusion toujours plus humiliants que l’on dévore et que l’on enfante sans cesse, cette déshumanité n’est-elle pas déjà une peinture de Goya ? L’humanité ne serait-elle bientôt plus qu’une tombe ? Peuplée seulement de vers condamnés à en soulever la dalle ? L’amour, cri du sang, peut encore racheter l’homme. Qui, s’il le veut, peut retrouver en lui comme aux temps de Dante, les rochers et les fleuves, le chant nocturne du rossignol, le tonnerre. L’homme peut retrouver sa dignité, sa puissance d’équilibre, et être de nouveau jugé sur ses œuvres, et non, comme nous sommes désormais réduits à le faire, sur le dévoilement problématique de ses intentions.
Léonard de Vinci, Carnets (Trattato della pittura, C. A. 141 r.b.)
Références
Giuseppe Ungaretti, Il Deserto e dopo, Mondadori, prima edizione 1961.
Traduction française, A partir du désert, Le Seuil, 1965.
Nouvelle traduction réalisée par Vannina Bernard-Leoni sur proposition de Françoise Graziani et Carlo Ossola, autour de la chaire Esprit Méditerranéen de l'Université de Corse.
Premier extrait ici
Deuxième extrait ici
Traduction française, A partir du désert, Le Seuil, 1965.
Nouvelle traduction réalisée par Vannina Bernard-Leoni sur proposition de Françoise Graziani et Carlo Ossola, autour de la chaire Esprit Méditerranéen de l'Université de Corse.
Premier extrait ici
Deuxième extrait ici