Kees Von Dongen, La femme au miroir, 1925
Gigi se préparait dans la salle de bain, elle faisait sa « mise en beauté » conformément à sa bible audiovisuelle Les reines du shopping. Elle suivait avec assiduité chaque jour les défis des candidates, s’imaginait à leur place, notait scrupuleusement les conseils mode et beauté de Cristina, s’indignait du mauvais goût des candidates, vivait à fond son rêve par procuration, star déchue d’une non-candidature à l’émission des ménagères en mal d’aventures.
Gigi se préparait avec un sérieux digne du festival de Cannes, gestuelle fantasque et maquillage criard, jouait les divas tout en sirotant son muscat pétillant, musique des années 80 en fond sonore. Gigi s’échauffait pour sa soirée, le vendredi soir étant le top départ d’un biathlon d’un genre particulier et orchestré minutieusement. Sa tenue était prête, elle avait reçu dans la semaine sa commande de Zalando, les faux-cils et autres accessoires kitsch avaient enfin fini par arriver de Chine. Wish, c’était pas cher mais qu’est-ce que c’était long et aussi, il fallait se méfier des tailles, les Chinois voyaient tout en rikiki. Tout en sirotant sa coupette, elle textotait avec ses copines qu’elle devait rejoindre au Macumba à 19 heures. Tout était rodé, des années d’entrainement. Gigi avait 55 ans, assez bien conservée, elle essayait de tempérer les altérations inexorables du temps comme elle pouvait. Abonnement à la salle de sport, injections à l’acide hyaluronique, coiffeur. Un budget considérable pour cette petite fonctionnaire discrète. Sa vie se résumait aux week-ends, aux sorties avec les copines d’un temps ou de toujours, son maquillage et ses tenues.
Un univers de paillettes artificielles pour une rêveuse déçue à la conquête de minutes d’oubli. Oublier dans les bras d’un enfant à peine majeur que sa vie est passée et que chaque seconde de répit est une échappatoire bénie n’ayant pas de prix. Oublier les rires et les sarcasmes autour d’elle quand elle danse, décolleté plongeant et talons aiguilles, oublier cette vie à attendre un destin qui lui avait glissé entre les doigts, oublier sa mère besogneuse et son père tyrannique, oublier son Lupinu natal et ses rêves de boulevard, de boutiques chics, de mari et d’enfants. Oublier sa carrière d’avocate fantasmée, oublier son bureau gris et humide bien réel, oublier ses soirées de solitude absolue dans son F1 en placoplatre. Oublier que son seul réconfort est de se donner un soir à de jeunes hommes qui lui promettent de la rappeler mais qui ne le feront jamais. Et pourtant, elle voudrait bien y croire un instant, quelques secondes. Gigi voudrait aussi oublier qu’elle s’appelle Ginette et que jusqu’à il n’y a pas si longtemps, tout le monde l’appelait Nenette. Nenette de Lupinu, c’était elle. Une caricature parmi d’autres caricatures… Tout un monde populaire, ni citadin ni paysan, des exilés du village en périphérie d’une ville bourgeoise. Une Nenette qui croyait échapper à une vie médiocre parce qu’elle était plutôt jolie et ambitieuse.
Mais les années avaient filé et avec elles les rêves de construction, d’élévation mais tout bêtement, ses simples rêves de bonheur. Elle avait vu ses amies se marier, avoir des enfants, se consacrer à des hommes des vies durant.
Elle les avait écoutées évoquer leurs frustrations, leurs peines face à des enfants ingrats qui avaient grandi trop vite, des maris choyés qui les avaient quittées après vingt ans de mariage pour des plus jeunes qu’elles. Vingt ans de bons et loyaux services au cours desquels elles avaient accumulé des kilos, des rides et des rêves inachevés à n’en plus finir.
Elle avait assisté, témoin figé d’un scénario vieux comme la nuit des temps, à l’injustice du sort des femmes qui donnaient tout à des êtres qui, un jour, leur tournaient le dos aussi facilement que si elles avaient été de simples passantes croisées le temps d’un instant fugitif. Et encore, certaines passantes obtenaient plus de considération que ces femmes, ces mères qui avaient abimé leurs ventres, leurs seins, leurs âmes et leurs cœurs, qui avaient nourri d’amour et de nourriture leurs futurs bourreaux. Les passantes avaient les chansons qui racontaient la magie de ce qui aurait pu être, un souvenir fugace d’un moment de grâce, les rêves nés d’une rencontre, les espoirs croisés dans un regard… Personne ne chantait les femmes généreuses et sacrificielles, personne ne rêvait sur ces kilos accumulés, sur ces corps abimés et ces vies dédiées à d’autres. Elles avaient tout donné car c’est comme ça que ça fonctionnait jusqu’à présent, pas assez courageuses pour vivre pour elles, libres d’aimer ou pas, de donner sans s’oublier, de s’accorder du temps, pour s’accomplir, pour rêver aux passants elles-aussi. Ces femmes avaient reproduit des millénaires de soumission, avaient élevé plus ou moins bien de futures victimes et de futurs tyrans domestiques, sans le savoir, innocemment, elles avaient perpétué une mélodie du malheur.
Gigi avait été une amie fidèle et fiable, elle avait réussi à mettre de côté ses propres frustrations pour écouter sans s’en réjouir celles de ces confidentes. C’est vrai qu’au fil du temps, assister aux mariages, naissances, baptêmes et anniversaires de ses amies et de leurs enfants, était devenu une torture. Ses tripes ne supportaient plus d’affronter le vide intérieur mis en relief par un monde qui continuait à tourner sans elle. Son ventre était désespérément stérile de toute vie et son cœur avait aimé les mauvais hommes, ceux qui l’avaient fait attendre. Attendre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à obtenir.
Alors Gigi savourait ses soirées, tant qu’à oublier, autant oublier avec du champagne et des plaisirs. Un gamin du quartier l’avait branchée un soir, un jeune homme très hardi. Elle avait d’abord essayé de le dissuader, de lui faire entendre raison, qu’elle pouvait être sa mère mais être séduite était si bon, une source de jouvence inespérée… C’est ainsi que Gigi apprit à se donner, qu’elle apprit aussi qu’elle était ce qu’on appelait une « cougar ».
Elle trouvait ça plutôt injuste que ce terme au départ plutôt flatteur ait pris une connotation ridicule. D’un félin prédateur on était passé à une image dépréciative comme si une femme ne pouvait incarner la prédation avec prestige. Comme s’il fallait forcément que ce soit glauque et avilissant. Il n’existait d’ailleurs aucun sobriquet pour les hommes qui se tapaient des femmes de vingt ans de moins. C’était soit des Don Juan, soit des connards dans le meilleur des cas. Le Don Juan bien que consommateur gardait un certain panache, il savait manipuler, il avait du talent. Quant à connard, il y avait dans le terme même un substrat affectif lié à toutes les déceptions qu’il avait engendré. Ce mot était en définitive l’incarnation d’un certain pouvoir, celui du mâle dominant.
Elle avait conscience qu’elle provoquait les moqueries. Les jeunes femmes se riaient d’elle mais Gigi savait que la vie se chargerait de rendre ces rires amers de larmes salées, les jeunes hommes se riaient d’elle pensant l’utiliser, jouir de son désespoir et parlaient entre eux de ce coup d’un soir si jubilatoire. Gigi jouait son rôle de potiche à merveille mais avec une lucidité acérée comme une lame de rasoir, elle vengeait ses amies, se vengeait.
Contrairement à ce que tout le monde pensait, elle ne se donnait pas mais c’est elle qui prenait.
Un univers de paillettes artificielles pour une rêveuse déçue à la conquête de minutes d’oubli. Oublier dans les bras d’un enfant à peine majeur que sa vie est passée et que chaque seconde de répit est une échappatoire bénie n’ayant pas de prix. Oublier les rires et les sarcasmes autour d’elle quand elle danse, décolleté plongeant et talons aiguilles, oublier cette vie à attendre un destin qui lui avait glissé entre les doigts, oublier sa mère besogneuse et son père tyrannique, oublier son Lupinu natal et ses rêves de boulevard, de boutiques chics, de mari et d’enfants. Oublier sa carrière d’avocate fantasmée, oublier son bureau gris et humide bien réel, oublier ses soirées de solitude absolue dans son F1 en placoplatre. Oublier que son seul réconfort est de se donner un soir à de jeunes hommes qui lui promettent de la rappeler mais qui ne le feront jamais. Et pourtant, elle voudrait bien y croire un instant, quelques secondes. Gigi voudrait aussi oublier qu’elle s’appelle Ginette et que jusqu’à il n’y a pas si longtemps, tout le monde l’appelait Nenette. Nenette de Lupinu, c’était elle. Une caricature parmi d’autres caricatures… Tout un monde populaire, ni citadin ni paysan, des exilés du village en périphérie d’une ville bourgeoise. Une Nenette qui croyait échapper à une vie médiocre parce qu’elle était plutôt jolie et ambitieuse.
Mais les années avaient filé et avec elles les rêves de construction, d’élévation mais tout bêtement, ses simples rêves de bonheur. Elle avait vu ses amies se marier, avoir des enfants, se consacrer à des hommes des vies durant.
Elle les avait écoutées évoquer leurs frustrations, leurs peines face à des enfants ingrats qui avaient grandi trop vite, des maris choyés qui les avaient quittées après vingt ans de mariage pour des plus jeunes qu’elles. Vingt ans de bons et loyaux services au cours desquels elles avaient accumulé des kilos, des rides et des rêves inachevés à n’en plus finir.
Elle avait assisté, témoin figé d’un scénario vieux comme la nuit des temps, à l’injustice du sort des femmes qui donnaient tout à des êtres qui, un jour, leur tournaient le dos aussi facilement que si elles avaient été de simples passantes croisées le temps d’un instant fugitif. Et encore, certaines passantes obtenaient plus de considération que ces femmes, ces mères qui avaient abimé leurs ventres, leurs seins, leurs âmes et leurs cœurs, qui avaient nourri d’amour et de nourriture leurs futurs bourreaux. Les passantes avaient les chansons qui racontaient la magie de ce qui aurait pu être, un souvenir fugace d’un moment de grâce, les rêves nés d’une rencontre, les espoirs croisés dans un regard… Personne ne chantait les femmes généreuses et sacrificielles, personne ne rêvait sur ces kilos accumulés, sur ces corps abimés et ces vies dédiées à d’autres. Elles avaient tout donné car c’est comme ça que ça fonctionnait jusqu’à présent, pas assez courageuses pour vivre pour elles, libres d’aimer ou pas, de donner sans s’oublier, de s’accorder du temps, pour s’accomplir, pour rêver aux passants elles-aussi. Ces femmes avaient reproduit des millénaires de soumission, avaient élevé plus ou moins bien de futures victimes et de futurs tyrans domestiques, sans le savoir, innocemment, elles avaient perpétué une mélodie du malheur.
Gigi avait été une amie fidèle et fiable, elle avait réussi à mettre de côté ses propres frustrations pour écouter sans s’en réjouir celles de ces confidentes. C’est vrai qu’au fil du temps, assister aux mariages, naissances, baptêmes et anniversaires de ses amies et de leurs enfants, était devenu une torture. Ses tripes ne supportaient plus d’affronter le vide intérieur mis en relief par un monde qui continuait à tourner sans elle. Son ventre était désespérément stérile de toute vie et son cœur avait aimé les mauvais hommes, ceux qui l’avaient fait attendre. Attendre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à obtenir.
Alors Gigi savourait ses soirées, tant qu’à oublier, autant oublier avec du champagne et des plaisirs. Un gamin du quartier l’avait branchée un soir, un jeune homme très hardi. Elle avait d’abord essayé de le dissuader, de lui faire entendre raison, qu’elle pouvait être sa mère mais être séduite était si bon, une source de jouvence inespérée… C’est ainsi que Gigi apprit à se donner, qu’elle apprit aussi qu’elle était ce qu’on appelait une « cougar ».
Elle trouvait ça plutôt injuste que ce terme au départ plutôt flatteur ait pris une connotation ridicule. D’un félin prédateur on était passé à une image dépréciative comme si une femme ne pouvait incarner la prédation avec prestige. Comme s’il fallait forcément que ce soit glauque et avilissant. Il n’existait d’ailleurs aucun sobriquet pour les hommes qui se tapaient des femmes de vingt ans de moins. C’était soit des Don Juan, soit des connards dans le meilleur des cas. Le Don Juan bien que consommateur gardait un certain panache, il savait manipuler, il avait du talent. Quant à connard, il y avait dans le terme même un substrat affectif lié à toutes les déceptions qu’il avait engendré. Ce mot était en définitive l’incarnation d’un certain pouvoir, celui du mâle dominant.
Elle avait conscience qu’elle provoquait les moqueries. Les jeunes femmes se riaient d’elle mais Gigi savait que la vie se chargerait de rendre ces rires amers de larmes salées, les jeunes hommes se riaient d’elle pensant l’utiliser, jouir de son désespoir et parlaient entre eux de ce coup d’un soir si jubilatoire. Gigi jouait son rôle de potiche à merveille mais avec une lucidité acérée comme une lame de rasoir, elle vengeait ses amies, se vengeait.
Contrairement à ce que tout le monde pensait, elle ne se donnait pas mais c’est elle qui prenait.