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Droit du sol, droit du sang



Depuis des années, les questions migratoires sont au centre de l'actualité et alimentent des volontés de remise en cause de l'acquisition de la nationalité par le droit du sol, donc sur la base du lieu de naissance. Du reste, l'actuel gouvernement préconise aujourd'hui de renoncer à ce principe emblématique de la République française en ce qui concerne l'île de Mayotte.
En Corse, les remises en question de l'idée du peuple corse comme communauté de destin, consacrée dans les années 1980, renvoient à une problématique voisine. Il n'y aurait plus à considérer le lieu de naissance ni le choix de l'individu; l'appartenance à la communauté ne procèderait que de l'hérédité. Tonì Casalonga nous propose ici une perspective différente.



Antoine Giacomoni, La Corse à travers le miroir
Antoine Giacomoni, La Corse à travers le miroir
À l’heure où certains remettent en question la notion de communauté de destin, où l’on parle à nouveau d’un statut de résident, et où la notion même d’"identité culturelle" qui fonda la loi portant statut particulier de la Corse devient de plus en plus floue, n’est-ce pas la clarification, voire la contradiction qu’il faut apporter aux propos qui visent à remplacer simplement le droit du sol par le droit du sang ? En Corse comme autre part !
Tout d’abord, soyons clairs : il ne s’agit pas d’opposer les deux notions, qui ont chacune des fondements et des champs d’applications différents mais qui, chacune, ont leur pertinence. Le droit du sang prend tout son sens dans le domaine domestique et la filiation naturelle reste le ciment initial qui unit les rapports humains. Mais l’on sait bien que les choses ne sont pas si simples, et que l’adoption produit aussi, nous le voyons tous les jours, de merveilleux amours filiaux. Et l’on sait aussi, dans une famille de sang, quelles haines, quels crimes peuvent se produire. Caïn, Œdipe, Hamlet et tant d’autres plus près de nous peuvent en témoigner.

Le droit du sol, lui, prend appui sur un fait matériel : le lieu où l’on vit. Et vivre, cela suppose une certaine permanence, ce n’est pas un moment, un passage quelque part pour des raisons d’opportunité, d’obligations ou quelque autre que ce soit. Vivre, c’est compter avec le temps. Mais on peut vivre quelque part, y habiter physiquement, tout en étant autre part. « Un prisonnier, disait un jour Jean-Toussaint Desanti, habite-t-il sa prison ? Non, il habite son rêve de liberté. » Habiter peut-être aussi, et c’est souvent le cas, le fruit d’un hasard : une naissance, un travail, un amour ici et pas ailleurs. Le temps seul transformera le hasard en droit, quand il deviendra un choix.
Car on peut habiter-vivre-être quelque part en y étant étranger, c'est-à-dire en n’en partageant rien de ce qui en constitue la densité de l’espace, c'est-à-dire sa nature et sa culture. « Ce qui fait que je suis ce que je suis, c’est la manière dont j’ai hérité d’un passé que je n’ai pas vécu, dont j’ai hérité d’un esprit qui me hante, reçu de l’expérience de mes ancêtres, que l’on appelle la culture, et qui a donné lieu à des manières de vivre qui constituent mon passé propre, mon passé vécu » [1]. Mais la culture n’est pas que le passé, elle est aussi la manière dont au présent on participe à la mutation permanente de l’héritage, en choisissant ce que l’on en garde, ce que l’on en rejette et, parce que on ne l’a pas trouvé dans l’héritage, ce que l’on adopte venant de l’autre et d’ailleurs. 
Quant à la nature, les conditions dans lesquelles elle agit sur nous « ne sont pas subies. Qui plus est, elles n’ont pas d’existence propre, car elles sont fonction des techniques et du genre de vie de la population qui les définit et qui leur donne un sens, en les exploitant dans une direction déterminée. La nature n’est pas contradictoire en soi ; elle peut l’être seulement dans les termes de l’activité humaine particulière qui s’y inscrit ; et les propriétés du milieu acquièrent des significations différentes, selon la forme historique et technique qu’y prend tel ou tel genre d’activité. D’autre part, et même promu à ce niveau qui peut seul leur conférer l’intelligibilité, les rapports de l’homme avec le milieu naturel jouent le rôle d’objets de pensée : l’homme ne les perçoit pas passivement, il les triture après les avoir réduits en concepts, pour en dégager un système qui n’est jamais prédéterminé : à supposer que la situation soit la même, elle se prête toujours à plusieurs systémisations possibles » [2]. On mesure bien, à l’heure de la spéculation sur l’usage de la terre, combien ces propos sont lourds de signification.

Alors, le Corse, constitué en peuple, quel est-il ? Nous soutenons qu’il répond à deux conditions : la première est qu’il habite la Corse. La seconde est qu’il soit habité par elle, et que dans le secret de sa pensée il ait fait à lui-même le serment que proposa en son temps Jean-Jacques Rousseau quand il réfléchissait à la meilleure manière de « policer un peuple plein d’esprit, de valeurs et d’autres qualités tels que les Corses » [3] : « par un serment sacré et irrévocable je m’unis de corps, de bien, de volonté et de toute ma puissance à la nation corse pour lui appartenir en toute propriété, moi et tout ce qui dépend de moi. Je jure de vivre et de mourir pour elle, d’observer toutes ses lois et d’obéir à ses chefs et magistrats légitimes en tout ce qui sera conforme aux lois » [4].
Selon que l’on partage ou non ce serment, on peut être corse, ou ne plus l’être. On peut aussi, et c’est ainsi que se forge une communauté de destin, devenir corse ou le redevenir.
 

[1] Bernard Stiegler, Philosopher par accident, Paris, Galilée, 2004.
[2] Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, La Pléiade, 2008.
[3] F. M. Grimm, Correspondance littéraire, F. Buisson, 1813, IV, pp. 247-248.
[4] J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, p. 943.

 
Lundi 26 Février 2024
Tonì Casalonga


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