Persian Demons from a Book of Magic and Astrology (1921)
U Diavule a face fà è po dopu a palesa.
Le Diable (te) fait faire (les choses) et après (te) dénonce.
Ce que désigne ici une société très soucieuse des règles de respect de la parole donnée, c’est le danger de la traîtrise, profondément indigne parce qu’elle rend impossible toute relation sociale cohérente. Une existence relationnelle satisfaisante est faite d’un tissu complexe de liens, fonction des deux valeurs essentielles que sont la parentia (la parenté qui institue droits, devoirs et obligations d’après les règles de la consanguinité et de l’alliance) et l’amicizia (l’amitié, idéalement fondée sur le libre choix individuel et, de fait, très valorisée). S’y instaurent des loyautés. Mais tout cela n’est viable et ne peut fonctionner que sur des arguments de bonne foi, où la vigilance est de mise (car A lingua ùn hà osse ma e face truncà : La langue n’a pas d’os mais les fait briser).
Après cette mise en garde claire contre un travers fondamental, il advient que le Diable, ce faux-jeton donc, s’adresse à nous directement. Il nous menace. Son souffle est soudain perceptible.
« Quandu Pasqua cascherà di maghju, tandu mi scatineraghju ! », dice un Diavule.
« Lorsque Pâques tombera en mai, alors je me déchaînerai ! », dit le Diable.
Il y a là, bien évidemment, un effet dramatique, une astuce de formulation rendant plus pressant le danger. Un tel énoncé n’en frappera que mieux les imaginations pour s’inscrire dans les mémoires.
Alors qu’auparavant on se contentait de décrire l’une de ses habitudes de parole, pour mieux soutenir la défiance, rendre palpable et dénoncer son caractère de violence létale, ce proverbe donne carrément voix au Diable. L’appel à la vigilance est donc formulé selon un procédé de rhétorique plus complexe, qui va jouer de l’antiphrase : il ne conviendrait pas d’être d’accord avec le Diable.
Déséquilibre
C’est qu’en effet, dans la mesure où les fêtes mobiles (Ascension, Pentecôte, Trinité, Fête-Dieu) sont réglées en prenant pour point de départ le jour de la solennité pascale, "Pâques au mois de mai" serait une remise en cause radicale de la cohérence du calendrier ecclésiastique. Plus largement, cela signifierait la mise à bas de l’institution religieuse elle-même, rempart contre le mal et garantie de rédemption.
Le danger essentiel que constitue "le Diable" est le déséquilibre. La moindre brèche dans le système ouvre au risque de submersion, par des forces que l’on ne saurait précisément décrire, mais sûrement insoutenables.
Dans cette formule de mise en garde nous sont figurés les grands traits d’une procédure qui vise à la stabilité des énergies du Mal par les forces du Bien. Et ce proverbe de nous dire, pour autant qu’on le décrypte, que l’ordre religieux, parce que cyclique et régulier, maintient le négatif au loin. Son rythme est décisif pour garantir cette distance.
Une fois le Diable assigné à sa place – celle d’un Mal en tension qui peut piéger dans l’existence et venir tourmenter les êtres – se voient structurés la nature et ce qu’il en va du monde, et donc, ainsi, le temps. Fêtes publiques et actes de piété plus intimes le rappellent.
Les personnes s’insèrent dans un réseau de protection. Elles sont vouées à des saint(e)s particulier(ère)s – souvent saint Antoine (ce « saint plus coté que les autres » selon la jolie formule d’une dame de San Gavinu). Elles sont soutenues, prises en charge par un ange gardien - à qui elles remettent souvent, de bon gré, leur âme en lui dédiant une prière, avant de sombrer dans l’indicible du sommeil.
Élément crucial du système, l’intégrité de la Vierge offre valeurs et certitudes. Et d’ailleurs, traditionnellement, ce mois de mai où le Diable se déchaînerait s’il n’était efficacement ligoté est le mois de la Vierge, u mese di Maria ; celui pendant lequel on ne se marie pas, d’après un interdit pieux encore volontiers respecté. C’est donc très particulièrement à la mère du Christ et à sa dévotion que les menaces diaboliques sont destinées.
Figure du recours et de l’aide à l’action, et disposée comme en surplomb, elle est une garantie de secours contre les embûches et la maladie, les dangers des voyages et de l’adversité. Vierge et mère, et des plus légitimes [1], elle est en position de force dans une société qui s’inscrit dans un souci constant de la pureté comme valeur (le sang "pur" de la lignée ; la chasteté des femmes ; les inquiétudes de l’alliance qui mélangerait trop).
Selon cette représentation qui se pare d’atours religieux (et pour sa perpétuation), la crainte d’une force déstabilisante – "toujours-déjà-là" ; en amorce de déchaînement – ne saurait abandonner les consciences un instant.
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Le danger essentiel que constitue "le Diable" est le déséquilibre. La moindre brèche dans le système ouvre au risque de submersion, par des forces que l’on ne saurait précisément décrire, mais sûrement insoutenables.
Dans cette formule de mise en garde nous sont figurés les grands traits d’une procédure qui vise à la stabilité des énergies du Mal par les forces du Bien. Et ce proverbe de nous dire, pour autant qu’on le décrypte, que l’ordre religieux, parce que cyclique et régulier, maintient le négatif au loin. Son rythme est décisif pour garantir cette distance.
Une fois le Diable assigné à sa place – celle d’un Mal en tension qui peut piéger dans l’existence et venir tourmenter les êtres – se voient structurés la nature et ce qu’il en va du monde, et donc, ainsi, le temps. Fêtes publiques et actes de piété plus intimes le rappellent.
Les personnes s’insèrent dans un réseau de protection. Elles sont vouées à des saint(e)s particulier(ère)s – souvent saint Antoine (ce « saint plus coté que les autres » selon la jolie formule d’une dame de San Gavinu). Elles sont soutenues, prises en charge par un ange gardien - à qui elles remettent souvent, de bon gré, leur âme en lui dédiant une prière, avant de sombrer dans l’indicible du sommeil.
Élément crucial du système, l’intégrité de la Vierge offre valeurs et certitudes. Et d’ailleurs, traditionnellement, ce mois de mai où le Diable se déchaînerait s’il n’était efficacement ligoté est le mois de la Vierge, u mese di Maria ; celui pendant lequel on ne se marie pas, d’après un interdit pieux encore volontiers respecté. C’est donc très particulièrement à la mère du Christ et à sa dévotion que les menaces diaboliques sont destinées.
Figure du recours et de l’aide à l’action, et disposée comme en surplomb, elle est une garantie de secours contre les embûches et la maladie, les dangers des voyages et de l’adversité. Vierge et mère, et des plus légitimes [1], elle est en position de force dans une société qui s’inscrit dans un souci constant de la pureté comme valeur (le sang "pur" de la lignée ; la chasteté des femmes ; les inquiétudes de l’alliance qui mélangerait trop).
Selon cette représentation qui se pare d’atours religieux (et pour sa perpétuation), la crainte d’une force déstabilisante – "toujours-déjà-là" ; en amorce de déchaînement – ne saurait abandonner les consciences un instant.
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[1] Sur ce caractère fort dans les représentations insulaires, rappelons la décision de la consulta de Corti qui, le 30 janvier 1735, décide de placer "la patrie" et "le royaume de Corse" tout entier sous la protection de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie. Sur les documents concernant la "constitution de 1735", première organisation autonome d’un véritable gouvernement insulaire, voir la notice développée de Jean-Yves Coppolani pour le Dictionnaire historique de la Corse.
Sang-Froid
Mais, attention, il ne faut pas pour autant céder à la panique. Il faut veiller à garder son sang-froid et ne pas agir au hasard (pour ne pas risquer de brusquer l’ordre de succession des faits) :
Ùn ci vole micca à fassi croce prima di vede u Diavule.
Il ne faut pas se signer avant de voir le Diable.
À ce propos, rappelons comment Jean-Marc Salvadori, dans ses Cent et un contes corses, évoque la mésaventure d’un berger persuadé d’avoir rencontré le Diable, un jour d’été, au crépuscule. Il était seul. Il a eu peur.
Mis au courant et d’abord incrédules, ses compagnons sont bientôt convaincus. Et, pourtant, « Pâques n’est pas tombé au mois de mai ! Le Diable est encore enchaîné ! » Une expédition est organisée. Le lendemain, au fond d’une excavation, c’est un bouc inanimé tout à fait banal qu’on retrouve. Le conteur ironise : on s’était effrayé trop tôt.
S’inquiéter pour des riens expose au ridicule et, de toute manière, si le berger craintif avait médité ses proverbes, il aurait vite compris que l’événement était impossible, les indices trop incertains.
Car, nous enseigne la tradition, les proverbes ne se trompent jamais (I pruverbii sò santi è ghjusti). Mais le croit qui veut, s’il le peut…
Ùn ci vole micca à fassi croce prima di vede u Diavule.
Il ne faut pas se signer avant de voir le Diable.
À ce propos, rappelons comment Jean-Marc Salvadori, dans ses Cent et un contes corses, évoque la mésaventure d’un berger persuadé d’avoir rencontré le Diable, un jour d’été, au crépuscule. Il était seul. Il a eu peur.
Mis au courant et d’abord incrédules, ses compagnons sont bientôt convaincus. Et, pourtant, « Pâques n’est pas tombé au mois de mai ! Le Diable est encore enchaîné ! » Une expédition est organisée. Le lendemain, au fond d’une excavation, c’est un bouc inanimé tout à fait banal qu’on retrouve. Le conteur ironise : on s’était effrayé trop tôt.
S’inquiéter pour des riens expose au ridicule et, de toute manière, si le berger craintif avait médité ses proverbes, il aurait vite compris que l’événement était impossible, les indices trop incertains.
Car, nous enseigne la tradition, les proverbes ne se trompent jamais (I pruverbii sò santi è ghjusti). Mais le croit qui veut, s’il le peut…
Ce texte est une relecture « Des façons de parler du Diable », paru dans Le Bulletin de l’ADECEM (Centre d’Etudes Corses, Université de Provence, Aix-en-Provence), n°1 (janvier 1984) : 6-8. À dire vrai, j’ai retrouvé le souvenir de cette publication des plus confidentielles grâce à Jean-Guy Talamoni qui l’a repérée et citée dans la bibliographie de son Dictionnaire commenté des expressions corses, Ajaccio, éd. DCL, 2004.
Ce petit texte dédié aux usages diaboliques de la parole, n’était alors fait que de quelques notes d’un travail en cours : l’étude d’un corpus de « proverbes » et « dictons » recueillis en 1974 et 1975 à U Poghju, hameau du Castel d’Acqua en Ampugnani. Une partie de cette collecte a fourni la matière de mon ouvrage Pruverbii è detti corsi, Marseille, Rivages, 1984 (4e éd., Paris, 2004).
Références
Jean-Marc Salvadori, dans ses Cent et un contes corses, Aiacciu, 1936, t.2.