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De l’intérêt des fusions de collectivités: genèse, opportunités et risques de la collectivité de Corse (2)


Le 1er janvier 2018 a marqué une nouvelle étape dans le processus de différenciation institutionnelle de la Corse puisque la collectivité territoriale de Corse, qui était déjà une collectivité à statut particulier, a alors fusionné avec les deux conseils départementaux. Cette fusion a pris le nom de collectivité de Corse et on la dénomme encore souvent collectivité unique, expression trompeuse voire abusive au regard de la présence des communes. Même si nous ne disposons pas du recul indispensable à des conclusions affirmées, je vais revenir tant sur l’histoire de cette expérience que sur ses potentialités et risques.



Carte nouvelle de l'isle de Corse avec ses 10 provinces et 4 fiefs par Robert de Vaugondy (1756)
Carte nouvelle de l'isle de Corse avec ses 10 provinces et 4 fiefs par Robert de Vaugondy (1756)
Du fait de l’échec du référendum de 2013 en Alsace, la collectivité de Corse est jusqu’à aujourd'hui le premier et unique cas de fusion entre une autorité régionale et plusieurs autorités départementales en France. Cependant, on doit rappeler, d’une part, qu’en Martinique et Guyane le conseil régional et le conseil départemental ont fusionné au 1er janvier 2016. D’autre part, que la France connaît d’autres collectivités qui cumulent les pouvoirs et ressources de deux échelons. Paris en est l’exemple le plus évident, puisque son conseil exerce depuis 1964 les compétences d’une commune et d’un département. Dans un genre différent, le Département de Mayotte exerce aussi les compétences des régions d’outre-mer depuis 2011, mais dans ce cas-là il n’y a pas eu fusion de collectivités préexistantes.

Dans un premier temps, je ferai quelques remarques liminaires sur la portée politique de ces expériences de fusions entre région et département(s), autorisées par la Constitution depuis 2003.

D’abord, les fusions de collectivités de même nature sont un dispositif très ordinaire, en France ou ailleurs. En revanche, comme je l’écrivais dans ma précédente contribution, les fusions concernant deux niveaux de collectivités sont beaucoup plus rares excepté en Allemagne.

Ensuite, de tels projets de fusion ont une dimension politique nationale, considérant que les collectivités ainsi formées :
- Sont des exceptions au sein de l’organisation unitaire de la République ;
- Créent une nouvelle institution régionale aux ressources et compétences bien plus étendues que l’ancienne.
- Fondent une représentation régionale unifiée, théoriquement plus légitime et influente.
 

Sur l'histoire et la signification de la fusion

Dans un deuxième temps, je vais revenir sur l’histoire et la signification de cette réforme en Corse.

Je retrouve la première fois l’idée de fusion dans le programme de l’Unione di u Populu Corsu pour les premières élections régionales de Corse, en 1982.


Surtout, durant près de vingt ans, cette revendication de fusion a été quasi-exclusivement défendue par le mouvement nationaliste corse, toutes tendances confondues. Aux raisons exposées dans le document ci-dessus, peuvent être ajoutées d’autres raisons plus ou moins officielles mais décisives :

D’une part, le mode de scrutin majoritaire utilisé était extrêmement défavorable aux nationalistes, qui avaient alors un potentiel électoral et un potentiel de coalition infiniment inférieur à celui dont ils disposent aujourd’hui. Dans les années 1980 et 1990, voir un nationaliste être élu conseiller général était quasi-impensable. Un seul a pu l’être, Dominique Cervoni, en se présentant officiellement sans étiquette…

D’autre part, les conseils généraux étaient la plus puissante structure du pouvoir politique en Corse – en d’autres termes les garants de la reproduction du système – à travers deux armes surpuissantes : la gestion de l’aide sociale dans la relation avec les particuliers, et les aides aux communes et intercommunalités dans la relation avec un tissu d’élus locaux extrêmement dense et électoralement très influent.  

Au demeurant, d’autres critiques allaient vite poindre. En 1998, le rapport Glavany a mis en évidence la logique du système, où la fragmentation du pouvoir favorise à la fois sa reproduction et son inefficacité. Il posait aussi la question de l’opportunité d’une collectivité dite unique, qui était alors constitutionnellement impossible.

« Dans un système à tendance clanique, plus nombreuses sont les structures, plus il y a de lieux susceptibles de favoriser l’exercice de la solidarité du clan, et plus grande est la proximité du responsable habilité à prendre les décisions avec ceux qui réclament son aide ou son intervention. Plus forte également est la probabilité que les décisions se prennent sans lien avec une stratégie globale, définie pour l’ensemble de la Corse dans l’intérêt de son développement d’ensemble. »

Je ne crois pas que ce rapport ait été très influent mais on a bien assisté à une conversion brutale, pas forcément attendue, des principales forces politiques corses en 2000. Pour la première fois, le gouvernement Jospin avait mené une discussion institutionnelle très ouverte, avec toutes les forces politiques représentatives de l’île. Et pour la première fois, la grande majorité des élus territoriaux (44/51) se déclara favorable à la fusion. Le gouvernement y a adhéré aussi, sous réserve de l’indispensable révision constitutionnelle préalable.

Suite à la défaite de Lionel Jospin aux présidentielles de 2002, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy a repris le flambeau et proposé une « collectivité unique déconcentrée », en s’appuyant sur les nouvelles possibilités ouvertes par la Constitution. Néanmoins, le consensus observé en 2000 n’était plus qu’un souvenir. La fusion n’était plus soutenue que par 33 conseillers sur 51 à l’Assemblée de Corse, les deux conseils généraux y étaient hostiles, et les maires étaient si partagés qu’ils ont préféré ne pas voter et prendre position en Corse-du-Sud.

Face à cette situation, Nicolas Sarkozy a fait un choix qui n’était pas imposé : celui de consulter la population. Le pari a été perdu, de peu – 2% des voix – mais perdu quand même. Dès lors, on pouvait croire que la perspective serait enterrée pour longtemps mais il n’en fut rien. En Martinique, les choses sont allées encore plus vite mais il a fallu un second vote populaire, en 2010, pour revenir sur le rejet exprimé en 2003. En Corse, ce parallélisme des formes n’a pas été respecté.

Durant la mandature 2010-2015, sous une majorité de gauche, l’Assemblée de Corse a voté en faveur de plusieurs évolutions très profondes du statut de l’île. Même si la fusion de la CTC et des deux conseils départementaux faisait partie des demandes, ce sont les réformes de niveau constitutionnel, comme la co-officialité de la langue corse, qui avaient la priorité. Or, même s’ils l’avaient voulu, les gouvernements de l’époque n’avaient pas les moyens politiques de réviser la Constitution.

Lorsqu’en mars 2015, le ministre de l’Intérieur Cazeneuve annonça à l’Assemblée de Corse que le gouvernement soutenait la demande de fusion, cela apparut facilement comme une sorte de lot de consolation. De plus, contrairement à ce que demandaient les élus territoriaux, le régime des compétences et des ressources, ainsi que le mode de scrutin, n’ont pas été modifiés. Quant à la validation populaire, revendiquée elle aussi, elle a été écartée pour des motifs de rapidité du processus. Le choix de procéder par ordonnances, et non pas par un processus législatif ordinaire, allait lui aussi en ce sens.

Cette fusion montre aussi combien il est dommage de ne concevoir les changements institutionnels que comme le produit de la revendication locale. Pour le gouvernement de Manuel Valls, la demande de fusion était une belle opportunité politique, d’autant qu’elle comprenait peu de risques. Alors que Manuel Valls s’était déclaré favorable à une refonte profonde de l’organisation territoriale de la France, il y avait beaucoup d’avantages à réformer ainsi le statut de la Corse :

1/ La demande politique locale. Nonobstant l’échec du référendum de 2003, cette demande était majoritaire depuis 2000 à l’Assemblée de Corse.

2/ Les données géographiques et démographiques. Au regard du reste de la métropole, la superficie et la population de la Corse n’exigent nullement de division en plusieurs départements.

3/ La singularité déjà existante. Cette réforme n’était que la dernière d’une série initiée en 1982 et ayant progressivement accru le particularisme de l’ile.

4/ L’expérimentation d’un dispositif en discussion au niveau national, dont l’État pourrait retirer de précieux enseignements pour l’ensemble du pays.
 

Potentialités et risques de la réforme

Dans un troisième temps, je vais traiter des potentialités et des risques de la réforme, en rappelant d’abord que la fusion n’ayant été opérée qu’au 1er janvier 2018, il me paraît impossible de dresser un véritable bilan. Au niveau financier, il était même illusoire d’espérer un effet rapide et positif. Sur le continent, la Cour des comptes a montré que les fusions de régions opérées en 2015 n’avaient pas permis d’atteindre cet objectif, bien au contraire. Il n’y a guère de rationalisation de l’organisation administrative et des dispositifs d’intervention, alors même qu’on observe une augmentation mécanique des charges de personnel et une harmonisation des régimes des agents qui se fait forcément par le haut. Ainsi, rien qu’entre 2017 et 2018, dans les régions fusionnées les dépenses indemnitaires ont augmenté de 11,9% (contre 6,1% pour les non fusionnées). Plus récemment, la direction générale des collectivités locales a publié un tableau moins négatif pour la période 2015-2019, sans pour autant constater de recul des dépenses. Quant à la Corse, l’augmentation est nette. En 2017, les charges des trois collectivités s’élevaient à 197 millions d’euros ; dans le budget primitif de 2020, les charges de la nouvelle collectivité unique dépassent les 224 millions.

Cependant, cette fusion permet aussi de nourrir de vrais espoirs. Notons au moins :
1/ que le déficit de coordination des politiques publiques doit fortement reculer ;

2/ que l’on a fondé une collectivité beaucoup plus puissante, financièrement et humainement, et par là-même en capacité d’améliorer la qualité de service public et de créer de nouveaux services publics ;

3/ que de nombreux moyens sont mutualisés, ce qui doit permettre – à terme – de faire des économies, de redistribuer des ressources financières et humaines, et de renforcer la spécialisation et la performance de certains services.

Par exemple, en matière économique et sociale, l’agrégation des compétences économiques de l’ex-collectivité territoriale de Corse et des compétences sociales des ex-départements pourrait être très bénéfique en termes de cohérence et d’efficacité de l’action publique, a fortiori dans notre difficile contexte de pandémie. Je dis bien « pourrait », faute de présumer des effets des politiques adoptées, ainsi que de leur complémentarité avec les mesures nationales.
De l’intérêt des fusions de collectivités: genèse, opportunités et risques de la collectivité de Corse (2)

Trois ans après la création de la nouvelle collectivité, la prudence reste de mise sur la plupart de ces questions, d’autant que l’information est parcellaire et éparse. Certains risques, comme celui des surcoûts, sont bien avérés. D’autres, comme l’intégration d’agents de statuts très divers, semblent avoir été convenablement gérés. Certaines opportunités, comme la redéfinition des rapports avec les agences et offices, seront manifestement difficiles à saisir…

Pour le reste, tout semble encore ouvert. Par exemple, on a pu constater que l’État et les communes seraient de puissantes barrières face à toute volonté hégémonique de la majorité territoriale. Bien évidemment, les divisions internes de cette dernière seraient aussi un obstacle majeur à une prétention de ce type, mais quelle majorité échappe à ce type de divisions ?

En définitive, le principal risque est peut-être que la recherche – indispensable – de compromis politiques se traduise par une neutralisation des enjeux au niveau de la machine administrative, laquelle doit indubitablement gagner en cohérence, proximité et performance. La Corse en a besoin.
 
Dimanche 21 Mars 2021
André Fazi


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