Montemaggiore 1978, Sampiero Sanguinetti
C’était en 1978 ou 1979, à Montemaggiore en Balagne, des individus avaient écrit sur un mur : "FLNC-Boum" et avaient dessiné une bombe. La signature du FLNC ou le slogan IFF, "I Francesi Fora", étaient des choses très courantes en ce temps-là, partout dans l’île. Ce qui me paraissait distinguer cette inscription à Montemaggiore était ce que j’interprétais comme une forme d’humour. Or l’humour n’était pas véritablement ce qui caractérisait les militants nationalistes occupés à barbouiller les murs ou à poser des bombes. Dans ma tête, en souriant, j’intitulais cette inscription : « programme de gouvernement ».
Mais j’hésitais dans l’interprétation qu’il était possible d’en donner. Soit le militant qui avait réalisé cette inscription annonçait tout simplement la couleur : « le sigle FLNC est inséparable de l’idée d’une bombe », soit de manière plus subtile venait-il d’inventer le moyen de perpétrer un attentat sans violence. Il avait posé une bombe clairement représentée, il l’avait fait exploser en écrivant « Boum » et il avait signé son acte du sigle de l’organisation clandestine.
Était-ce une forme de distance avec son propre militantisme ? Était-ce l’expression d’un doute qui l’aurait conduit à penser que le FLNC ne pouvait servir qu’à poser des bombes ? Ou était-ce une manière de dire : "j’écris ce que j’aurais pu faire, c’est toujours moins dangereux que de le faire vraiment, mais tenez-vous le pour dit". Sans doute ne le savait-il pas lui-même. Chacun était libre d’interpréter ce message comme il le voulait.
Mais j’hésitais dans l’interprétation qu’il était possible d’en donner. Soit le militant qui avait réalisé cette inscription annonçait tout simplement la couleur : « le sigle FLNC est inséparable de l’idée d’une bombe », soit de manière plus subtile venait-il d’inventer le moyen de perpétrer un attentat sans violence. Il avait posé une bombe clairement représentée, il l’avait fait exploser en écrivant « Boum » et il avait signé son acte du sigle de l’organisation clandestine.
Était-ce une forme de distance avec son propre militantisme ? Était-ce l’expression d’un doute qui l’aurait conduit à penser que le FLNC ne pouvait servir qu’à poser des bombes ? Ou était-ce une manière de dire : "j’écris ce que j’aurais pu faire, c’est toujours moins dangereux que de le faire vraiment, mais tenez-vous le pour dit". Sans doute ne le savait-il pas lui-même. Chacun était libre d’interpréter ce message comme il le voulait.
Comme beaucoup de gens, je vivais dans un monde suffisamment sécurisé pour me dire que la violence, quelles qu’en soient les raisons, est toujours une erreur. J’ai toutefois pensé que « si humour il y avait », tout espoir n’était pas perdu. J’ai donc introduit de la couleur sur la façade de l’église et dans le ciel qui surplombent cet « attentat ».
Avec le recul des quarante-cinq ans qui me séparent de cette photographie beaucoup de choses ont évolué. L’espoir d’un apaisement a paru se dessiner parfois, mais les drames par lesquels il a fallu passer m’apparaissent comme un tribut bien trop lourd concédé à une cause importante, certes, mais qui pouvait peut-être passer par d’autres voies. Je n’ai pas dit sans doute, j’ai dit peut-être…
Avec le recul des quarante-cinq ans qui me séparent de cette photographie beaucoup de choses ont évolué. L’espoir d’un apaisement a paru se dessiner parfois, mais les drames par lesquels il a fallu passer m’apparaissent comme un tribut bien trop lourd concédé à une cause importante, certes, mais qui pouvait peut-être passer par d’autres voies. Je n’ai pas dit sans doute, j’ai dit peut-être…
Les autorités de leur côté n’avaient aucun humour. La simple existence d’une telle contestation leur était insupportable et un État, quel qu’il soit, ne plaisante pas avec ce qu’il appelle « le terrorisme ».
La photographie que j’ai prise à Montemaggiore en 1978 et l’interprétation que j’en donne ne sont donc pas de nature à rendre compte de l’atmosphère qui régnait alors en Corse. Je l’ai pourtant conservée et j’aime bien m’en remémorer l’existence. Elle me rappelle que si des drames épouvantables ont marqué l’histoire de ces années en Corse, si un préfet a été assassiné, si des gendarmes et de très nombreux militants nationalistes ont perdu la vie, si d’autres militants ont fait des années et des années de prison, si de simples citoyens ont été menacés, si, enfin, Yvan Colonna a été assassiné en prison, tout cela aurait dû être évité.
Rien de tout cela n’était inéluctable. Il existait à mon sens en France et en Corse des marges de manœuvre qui n’existent pas sur tous les théâtres de conflits dans le monde. À condition, bien sûr, que les parties en présence veuillent bien s’en emparer. Du côté des nationalistes, les militants concernés me répondront à juste titre qu’il est un peu facile de formuler à posteriori de telles affirmations.
La photographie que j’ai prise à Montemaggiore en 1978 et l’interprétation que j’en donne ne sont donc pas de nature à rendre compte de l’atmosphère qui régnait alors en Corse. Je l’ai pourtant conservée et j’aime bien m’en remémorer l’existence. Elle me rappelle que si des drames épouvantables ont marqué l’histoire de ces années en Corse, si un préfet a été assassiné, si des gendarmes et de très nombreux militants nationalistes ont perdu la vie, si d’autres militants ont fait des années et des années de prison, si de simples citoyens ont été menacés, si, enfin, Yvan Colonna a été assassiné en prison, tout cela aurait dû être évité.
Rien de tout cela n’était inéluctable. Il existait à mon sens en France et en Corse des marges de manœuvre qui n’existent pas sur tous les théâtres de conflits dans le monde. À condition, bien sûr, que les parties en présence veuillent bien s’en emparer. Du côté des nationalistes, les militants concernés me répondront à juste titre qu’il est un peu facile de formuler à posteriori de telles affirmations.
Cette photographie est aussi pour moi la preuve ou le témoignage d’un état d’esprit qui m’habitait. J’étais, pour des raisons que j’ignore, en mesure de porter un regard distancié sur les évènements auxquels nous étions confrontés. J’étais enclin à sourire d’une inscription posée sur un mur alors que la même inscription était surtout de nature à exaspérer une grande partie de mes compatriotes. Le sourire permet de mettre un peu de distance avec le drame.
Mais j’avais eu confirmation de la propension plus fréquente à l’exaspération qu’au sourire lorsque j’avais raconté une anecdote à l’un de mes amis, Paul, et que j’avais perçu le fossé qui existait entre nos deux regards. Je lui avais raconté ce qui m’était arrivé lors d’un voyage en Afrique. Je me trouvais sur un marché à Ziginchor, dans le sud du Sénégal, en Casamance. « Je marchais en faisant attention d’éviter le regard des marchands qui m’appelaient. Avec ma peau blanche et une infinité de détails « monstrueux », mon mode vestimentaire, mes appareils photo, j’étais très repérable.
Je voulais éviter à tout prix d’entamer la palabre. J’étais là pour le travail, je ne désirais pas acheter quoi que ce soit et je savais parfaitement qu’ils sont meilleurs vendeurs que je ne suis acheteur. Je suis une proie facile. Je passais donc très vite, l’air faussement dégagé.
C’est alors qu’un jeune homme qui marchait derrière moi depuis quelques instants mit ses pas dans les miens. Rendu à ma hauteur il se tourna vers moi sans cesser de marcher et me fit un sourire. Je ne répondis pas ou du moins presque pas : une mimique crispée. Demeurant dans mes pas, après quelques instants, il me dit bonjour, un bonjour très poli.
Je voulais résister, or ma civilité, civilité inquiète, m’ordonnait de répondre. Allons, qu’est-ce que ça coûte de répondre bonjour !? Je marmonnais « bonjour » sans aucun enthousiasme. Il enchaina très vite en demandant « ça va ? ». Un « ça va » naturel et jovial qui attira mon regard. En croisant le sien je lâchais, un peu las, « ça va, merci, ça va… » J’avais le sentiment d’avoir dit mon « ça va » suffisamment clairement, sur le ton de l’ennui, pour qu’il lâchât prise. En y repensant bien, c’est à ce moment-là qu’il m’a sans doute ferré : « Et comment tu t’appelles ? » Je regardais ailleurs, feignant difficilement n’avoir pas entendu.
« Dis, comment tu t’appelles ? »… Il avait répété sa question comme s’il demandait une sorte de faveur. Il me fallait répondre. « Je m’appelle Sampiero ». Il marqua un arrêt : « C’est un drôle de prénom. Ca vient d’où Sampiero ? » - « Ca vient de la Corse » - « La Corse ? C’est quoi la Corse ? » Je m’étais arrêté et je le regardais. Il avait seize ans, peut-être dix-sept et il me parut sincère dans son questionnement. « La Corse est une île en Méditerranée, entre la France et l’Italie » - « Entre la France et l’Italie ? Mais alors par qui tu es colonisé ? »
Mais j’avais eu confirmation de la propension plus fréquente à l’exaspération qu’au sourire lorsque j’avais raconté une anecdote à l’un de mes amis, Paul, et que j’avais perçu le fossé qui existait entre nos deux regards. Je lui avais raconté ce qui m’était arrivé lors d’un voyage en Afrique. Je me trouvais sur un marché à Ziginchor, dans le sud du Sénégal, en Casamance. « Je marchais en faisant attention d’éviter le regard des marchands qui m’appelaient. Avec ma peau blanche et une infinité de détails « monstrueux », mon mode vestimentaire, mes appareils photo, j’étais très repérable.
Je voulais éviter à tout prix d’entamer la palabre. J’étais là pour le travail, je ne désirais pas acheter quoi que ce soit et je savais parfaitement qu’ils sont meilleurs vendeurs que je ne suis acheteur. Je suis une proie facile. Je passais donc très vite, l’air faussement dégagé.
C’est alors qu’un jeune homme qui marchait derrière moi depuis quelques instants mit ses pas dans les miens. Rendu à ma hauteur il se tourna vers moi sans cesser de marcher et me fit un sourire. Je ne répondis pas ou du moins presque pas : une mimique crispée. Demeurant dans mes pas, après quelques instants, il me dit bonjour, un bonjour très poli.
Je voulais résister, or ma civilité, civilité inquiète, m’ordonnait de répondre. Allons, qu’est-ce que ça coûte de répondre bonjour !? Je marmonnais « bonjour » sans aucun enthousiasme. Il enchaina très vite en demandant « ça va ? ». Un « ça va » naturel et jovial qui attira mon regard. En croisant le sien je lâchais, un peu las, « ça va, merci, ça va… » J’avais le sentiment d’avoir dit mon « ça va » suffisamment clairement, sur le ton de l’ennui, pour qu’il lâchât prise. En y repensant bien, c’est à ce moment-là qu’il m’a sans doute ferré : « Et comment tu t’appelles ? » Je regardais ailleurs, feignant difficilement n’avoir pas entendu.
« Dis, comment tu t’appelles ? »… Il avait répété sa question comme s’il demandait une sorte de faveur. Il me fallait répondre. « Je m’appelle Sampiero ». Il marqua un arrêt : « C’est un drôle de prénom. Ca vient d’où Sampiero ? » - « Ca vient de la Corse » - « La Corse ? C’est quoi la Corse ? » Je m’étais arrêté et je le regardais. Il avait seize ans, peut-être dix-sept et il me parut sincère dans son questionnement. « La Corse est une île en Méditerranée, entre la France et l’Italie » - « Entre la France et l’Italie ? Mais alors par qui tu es colonisé ? »
Il m’avait jeté ça avec une assurance un peu déconcertante, comme une chose normale, normale et naturelle. Le destin de nos îles dans son univers à lui n’était pas scandaleux mais dans l’ordre des choses. Fallait-il discuter ? Contester sa version de l’histoire des peuples ?
Il était Africain. Ce que veulent les Blancs, on ne la leur fait pas, ils ont de l’expérience… Ce que veulent les Blancs dans sa vision d’Africain, c’est toujours la même chose, ce n’est pas un mystère, c’est poser les jalons d’une souveraineté, c’est avoir, posséder. J’étais estomaqué.
La spontanéité de cette répartie me déstabilisait. Je riais franchement. Et j’hésitais un instant… que pouvais-je répondre ? Je lâchais la version la plus synthétique qui me vint à l’esprit : « Qui m’a colonisé ? Pour l’instant c’est la France »… « C’est comme moi », me dit-il du tac-au-tac, l’air vraiment satisfait de cette identité censée nous rapprocher l’un de l’autre.
Pour ne pas oublier cet instant étrange, ou bien le remercier de m’avoir fait sourire, je lui ai demandé de me vendre une statuette (n’avait-il pas gagné ?). Elle n’était pas bien grosse, elle n’était pas bien belle, elle ne l’est toujours pas mais elle veille chez moi dans un coin de mon bureau.
En racontant cela, je vis que, contrairement à moi, ça ne faisait pas du tout rire mon ami Paul. L’association de "Corse" et de "colonie" l’insupportait, un point c’est tout ! Je ne lui en voulais pas de ce que j’estimais être un manque d’humour et je crois qu’il ne m’en voulait pas de ce qu’il estimait être un humour déplacé. L’incident était intéressant ; il était révélateur.
Mon regard amusé était vu par lui comme une forme d’indulgence à l’égard de ce qui, pour son compte, l’exaspérait, le révulsait, l’inquiétait, l’angoissait… Il y avait des choses, pour lui, avec lesquelles on ne plaisante pas !
Il y avait des choses, pour moi, avec lesquelles il faut impérativement savoir apprendre à sourire. Ce n’est pas manque de considération à l’égard de la gravité des faits. C’est encore moins un manque de respect à l’égard des victimes. C’est une manière de ne pas être submergé par l’ampleur des drames, de ne pas plier face à la tragédie, de ne pas sombrer dans le désir de vengeance, de ne pas désespérer de l’avenir, de conserver intact l’impératif de chercher une solution.
Il était Africain. Ce que veulent les Blancs, on ne la leur fait pas, ils ont de l’expérience… Ce que veulent les Blancs dans sa vision d’Africain, c’est toujours la même chose, ce n’est pas un mystère, c’est poser les jalons d’une souveraineté, c’est avoir, posséder. J’étais estomaqué.
La spontanéité de cette répartie me déstabilisait. Je riais franchement. Et j’hésitais un instant… que pouvais-je répondre ? Je lâchais la version la plus synthétique qui me vint à l’esprit : « Qui m’a colonisé ? Pour l’instant c’est la France »… « C’est comme moi », me dit-il du tac-au-tac, l’air vraiment satisfait de cette identité censée nous rapprocher l’un de l’autre.
Pour ne pas oublier cet instant étrange, ou bien le remercier de m’avoir fait sourire, je lui ai demandé de me vendre une statuette (n’avait-il pas gagné ?). Elle n’était pas bien grosse, elle n’était pas bien belle, elle ne l’est toujours pas mais elle veille chez moi dans un coin de mon bureau.
En racontant cela, je vis que, contrairement à moi, ça ne faisait pas du tout rire mon ami Paul. L’association de "Corse" et de "colonie" l’insupportait, un point c’est tout ! Je ne lui en voulais pas de ce que j’estimais être un manque d’humour et je crois qu’il ne m’en voulait pas de ce qu’il estimait être un humour déplacé. L’incident était intéressant ; il était révélateur.
Mon regard amusé était vu par lui comme une forme d’indulgence à l’égard de ce qui, pour son compte, l’exaspérait, le révulsait, l’inquiétait, l’angoissait… Il y avait des choses, pour lui, avec lesquelles on ne plaisante pas !
Il y avait des choses, pour moi, avec lesquelles il faut impérativement savoir apprendre à sourire. Ce n’est pas manque de considération à l’égard de la gravité des faits. C’est encore moins un manque de respect à l’égard des victimes. C’est une manière de ne pas être submergé par l’ampleur des drames, de ne pas plier face à la tragédie, de ne pas sombrer dans le désir de vengeance, de ne pas désespérer de l’avenir, de conserver intact l’impératif de chercher une solution.