C’est au XVIIIe siècle que la Tzarine Catherine II, dite « la Grande Catherine », décide que l’accès à la Méditerranée de l’empire sur lequel elle règne est une exigence majeure. Cet accès suppose trois conditions : disposer d’un port digne de ce nom en Mer Noire, préserver la possibilité de passage permanent des navires à travers les détroits du Bosphore et des Dardanelles, et trouver des points d’appui en Méditerranée pour les navires russes.
A l'époque de la Grande Catherine
C’est en ce temps-là que la Russie des Tzars s’empare de la Crimée et que le Prince Potemkine fait construire en 1783 la ville et le port de Sébastopol. Le site offre un abri particulièrement favorable, formé de huit calanques en eaux profondes. Une flotte russe est entretenue depuis cette époque en Mer Noire.
La deuxième étape consistait à négocier avec l’empire Ottoman le passage des navires russes dans les détroits. Cette exigence a conduit à une histoire chaotique des contacts entre la Russie et l’empire Ottoman pour commencer, puis entre la Russie et la Turquie.
Enfin, troisième étape, la recherche d’abris en Méditerranée pour la flotte russe. Dès le règne de Catherine II, l’affaire est compliquée. Anna Moretti, professeure au lycée de Corte et russe d’origine raconte cette histoire dans un livre sur la Grande Catherine. « Catherine cherche alors désespérément en Méditerranée des ports où ses vaisseaux puissent faire escale. Ses proches attirent son attention sur la Corse, une île très bien située ». La Corse aux yeux des conseillers de la tzarine, outre sa position, a l’avantage en ce temps-là d’être en révolte contre la République de Gênes. Le petit Etat proclamé par Pascal Paoli a besoin de soutiens face notamment aux appétits de la monarchie française. Catherine est d’autant plus séduite par cette idée qu’elle ne s’entend pas avec Louis XV. Peut-on imaginer que l’intérêt de la Grand Catherine a décuplé l’intérêt que le roi Louis XV a lui-même manifesté pour notre île ? On connait la suite, ce n’est pas Catherine qui a gagné.
Cette exigence inaugurée par Catherine II va devenir une constante. Qu’il s’agisse de la Russie des Tzars, de la Russie soviétique ou de la Russie post-soviétique, le souci des dirigeants du Kremlin en direction de cet accès à la Méditerranée ne s’est jamais démenti. Vladimir Poutine de ce point de vue est le digne successeur des Tzars.
La deuxième étape consistait à négocier avec l’empire Ottoman le passage des navires russes dans les détroits. Cette exigence a conduit à une histoire chaotique des contacts entre la Russie et l’empire Ottoman pour commencer, puis entre la Russie et la Turquie.
Enfin, troisième étape, la recherche d’abris en Méditerranée pour la flotte russe. Dès le règne de Catherine II, l’affaire est compliquée. Anna Moretti, professeure au lycée de Corte et russe d’origine raconte cette histoire dans un livre sur la Grande Catherine. « Catherine cherche alors désespérément en Méditerranée des ports où ses vaisseaux puissent faire escale. Ses proches attirent son attention sur la Corse, une île très bien située ». La Corse aux yeux des conseillers de la tzarine, outre sa position, a l’avantage en ce temps-là d’être en révolte contre la République de Gênes. Le petit Etat proclamé par Pascal Paoli a besoin de soutiens face notamment aux appétits de la monarchie française. Catherine est d’autant plus séduite par cette idée qu’elle ne s’entend pas avec Louis XV. Peut-on imaginer que l’intérêt de la Grand Catherine a décuplé l’intérêt que le roi Louis XV a lui-même manifesté pour notre île ? On connait la suite, ce n’est pas Catherine qui a gagné.
Cette exigence inaugurée par Catherine II va devenir une constante. Qu’il s’agisse de la Russie des Tzars, de la Russie soviétique ou de la Russie post-soviétique, le souci des dirigeants du Kremlin en direction de cet accès à la Méditerranée ne s’est jamais démenti. Vladimir Poutine de ce point de vue est le digne successeur des Tzars.
Comment arrive-t-on à la Guerre en Ukraine ?
Cela, bien sûr, n’excuse en rien le choix qu’il a fait d’envahir l’Ukraine en ce début d’année 2022. Certes, après l’intégration à l’OTAN de la presque totalité des anciens partenaires du pacte de Varsovie, la perspective de plus en plus présente de voir l’Ukraine rejoindre l’alliance Atlantique était difficile à avaler pour les dirigeants du Kremlin. Une telle perspective renforcerait considérablement le poids des dirigeants ukrainiens dans leur volonté de considérer la Crimée comme partie intégrante de leur pays. Les intérêts commerciaux des Russes en Méditerranée et les exigences de leurs propre sécurité militaire seraient ainsi, de leur point de vue, terriblement fragilisés.
Le débarquement en 2006 de troupes et de matériels de l’OTAN dans un port ukrainien au prétexte d’un exercice militaire conjoint puis, beaucoup plus tard, le positionnement affiché du Président Zelensky en faveur d’une adhésion de son pays à l’OTAN ont exacerbé chez Vladimir Poutine de vieux réflexes impériaux. Mais le monde a changé et ce faisant, ce successeur des Tzars et de Staline prend le risque fou d’enclencher des engrenages incontrôlables, de donner le spectacle d’un massacre des populations civiles et de crimes de guerre, de réactiver dans le camp d’en face, en Europe, de vieux réflexes de défense, de faire apparaître la nouvelle Russie comme un simple prolongement nostalgique de l’ancienne Union Soviétique. Au-delà d’un certain degré d’engagement, les guerres ne se gagnent plus seulement sur les champs de bataille mais dans l’espace médiatique. L’agresseur a toujours tort, le faible et la victime ont nécessairement raison.
Un coup d’œil sur l’histoire, par ailleurs, nous apprend aussi que cette question de l’accès de la flotte russe à la Méditerranée a constamment ressurgi à l’occasion de conflits. Lorsque règne la paix et que la Russie et l’empire Ottoman ou la Turquie s’entendent, les détroits s’ouvrent. Lorsque se profile la guerre, que la Russie est plutôt du côté de la France et de l’Angleterre, les détroits se ferment.
Le débarquement en 2006 de troupes et de matériels de l’OTAN dans un port ukrainien au prétexte d’un exercice militaire conjoint puis, beaucoup plus tard, le positionnement affiché du Président Zelensky en faveur d’une adhésion de son pays à l’OTAN ont exacerbé chez Vladimir Poutine de vieux réflexes impériaux. Mais le monde a changé et ce faisant, ce successeur des Tzars et de Staline prend le risque fou d’enclencher des engrenages incontrôlables, de donner le spectacle d’un massacre des populations civiles et de crimes de guerre, de réactiver dans le camp d’en face, en Europe, de vieux réflexes de défense, de faire apparaître la nouvelle Russie comme un simple prolongement nostalgique de l’ancienne Union Soviétique. Au-delà d’un certain degré d’engagement, les guerres ne se gagnent plus seulement sur les champs de bataille mais dans l’espace médiatique. L’agresseur a toujours tort, le faible et la victime ont nécessairement raison.
Un coup d’œil sur l’histoire, par ailleurs, nous apprend aussi que cette question de l’accès de la flotte russe à la Méditerranée a constamment ressurgi à l’occasion de conflits. Lorsque règne la paix et que la Russie et l’empire Ottoman ou la Turquie s’entendent, les détroits s’ouvrent. Lorsque se profile la guerre, que la Russie est plutôt du côté de la France et de l’Angleterre, les détroits se ferment.
L'accès de la flotte russe en Méditerranée : quelques jalons, et quelques liens avec la Corse
Le naufrage de La Sémillante dans Histoire des vaisseaux par J-M Cayla. Editions Boisgard Paris (1855).
En 1854, un grave conflit éclate entre la Russie du Tzar Nicolas 1er et l’empire Ottoman. La France et l’Angleterre décident de soutenir les Ottomans contre l’expansionnisme russe. Des troupes importantes sont envoyées par les deux pays pour attaquer la base de Sébastopol, en Crimée, qui abrite la flotte russe de la Mer Noire. Un souvenir douloureux de cette expédition demeure en Corse : le navire la Sémillante, chargé de troupes, destinées au siège de Sébastopol, fait naufrage dans les Bouches de Bonifacio. La mémoire de ces soldats git dans deux petits cimetières des îles Lavezzi.
En 1914, la Russie cette fois est du côté de la France et de l’Angleterre. La Turquie, qui est du côté de l’Allemagne, ferme les détroits du Bosphore et des Dardanelles à la flotte russe. France et Angleterre envoient alors des troupes aux Dardanelles pour venir au secours de la Russie… Nous sommes nombreux encore à avoir entendu un grand-père ou un grand-oncle raconter quelque campagne aux Dardanelles ou même en Crimée. Quand mon grand-père, en 1914, fut mobilisé sur le front de l’Est, son frère, l’oncle Félix, était envoyé pour sa part aux Dardanelles. Enfin, en ce moment même, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, désapprouvant l’agression russe en Ukraine a, dans le respect des conventions, interdit le passage des détroits aux navires de guerre russes.
En 1917, la révolution d’Octobre conduit au renversement du Tzar et à la prise de pouvoir du régime soviétique. La guerre civile fait rage partout en Russie. En Crimée, les généraux Dénikine et Wrangel tentent, en vain, de résister à l’avancée des troupes communistes. Battue, l’armée blanche évacue la Crimée en s’embarquant sur les navires de la flotte russe, direction Constantinople puis la Méditerranée. De nombreux navires arriveront à Bizerte en Tunisie. Un navire, le vieux paquebot Rion, embarque, à Constantinople, 3422 réfugiés censés partir pour le Brésil.
Sur la route en direction de l’Atlantique, il fait escale à Ajaccio. Il y restera plusieurs semaines avant de reprendre la direction du Brésil. En septembre, un second navire chargé de réfugiés russes fait lui aussi escale en Corse. De nombreux passagers ont débarqué à Ajaccio à l’occasion de ces deux escales. Les uns ont été logés dans la caserne Livrelli. Une partie d’entre eux forcera les portes de cette caserne et s’installera dans le pays. D’autres parfois ont quitté subrepticement les navires à la nage. Il est très difficile de dire combien ils furent à rester en Corse. Depuis ce temps-là les noms de familles d’origine russe sont nombreux dans l’île : Maiboroda, Voropaief, Baranovsky, Popoff, Ivassenko, Amolsky… ou encore Youssoupof et Kerefoff…
En 1914, la Russie cette fois est du côté de la France et de l’Angleterre. La Turquie, qui est du côté de l’Allemagne, ferme les détroits du Bosphore et des Dardanelles à la flotte russe. France et Angleterre envoient alors des troupes aux Dardanelles pour venir au secours de la Russie… Nous sommes nombreux encore à avoir entendu un grand-père ou un grand-oncle raconter quelque campagne aux Dardanelles ou même en Crimée. Quand mon grand-père, en 1914, fut mobilisé sur le front de l’Est, son frère, l’oncle Félix, était envoyé pour sa part aux Dardanelles. Enfin, en ce moment même, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, désapprouvant l’agression russe en Ukraine a, dans le respect des conventions, interdit le passage des détroits aux navires de guerre russes.
En 1917, la révolution d’Octobre conduit au renversement du Tzar et à la prise de pouvoir du régime soviétique. La guerre civile fait rage partout en Russie. En Crimée, les généraux Dénikine et Wrangel tentent, en vain, de résister à l’avancée des troupes communistes. Battue, l’armée blanche évacue la Crimée en s’embarquant sur les navires de la flotte russe, direction Constantinople puis la Méditerranée. De nombreux navires arriveront à Bizerte en Tunisie. Un navire, le vieux paquebot Rion, embarque, à Constantinople, 3422 réfugiés censés partir pour le Brésil.
Sur la route en direction de l’Atlantique, il fait escale à Ajaccio. Il y restera plusieurs semaines avant de reprendre la direction du Brésil. En septembre, un second navire chargé de réfugiés russes fait lui aussi escale en Corse. De nombreux passagers ont débarqué à Ajaccio à l’occasion de ces deux escales. Les uns ont été logés dans la caserne Livrelli. Une partie d’entre eux forcera les portes de cette caserne et s’installera dans le pays. D’autres parfois ont quitté subrepticement les navires à la nage. Il est très difficile de dire combien ils furent à rester en Corse. Depuis ce temps-là les noms de familles d’origine russe sont nombreux dans l’île : Maiboroda, Voropaief, Baranovsky, Popoff, Ivassenko, Amolsky… ou encore Youssoupof et Kerefoff…
En guise de conclusion
C’est toujours sous la pression de guerres, de famines ou de crises économiques que des individus migrent en Méditerranée, d’Ouest en Est pour les Juifs d’Espagne en 1492, du nord vers le sud pour les Alsaciens après 1870, du sud vers le nord pour les Africains après la décolonisation, d’Est en Ouest pour les Russes de Crimée en 1917 ou pour les Syriens de nos jours …
Enfin, dernière remarque sur l’existence d’une mémoire liée aux évènements de la Crimée. Puisque la terreur des pandémies a effectué un grand retour en ce début du XXIe siècle, rappelons que bien avant Catherine II, au XIVe siècle, c’est de Crimée que part la terrible épidémie de peste noire qui décimera le quart de la population de l’Europe. Les Génois à l’époque, grands navigateurs et grands commerçants devant l’éternel, avaient établi un comptoir dans un port de Crimée. En ce temps-là déjà, le lieu est convoité. Une horde mongole veut les en chasser et assiège le port. C’est au cours de ce siège qu’apparait la maladie.
Elle a été transmise aux combattants des deux camps par des rats. Les dégâts alors sont si importants que les belligérants doivent arrêter les combats et signer une trêve. Les Génois qui repartent en bateau transmettent la maladie à Constantinople, à Messine, à Gênes, à Marseille. En quelques années le fléau gagne toute l’Europe, l’Afrique, le Proche et le Moyen Orient. L’épidémie a fini par s’éteindre mais à partir de ce moment, le mal réapparaissait en Méditerranée et en Europe à intervalles réguliers tous les dix ou quinze ans. Et c’est depuis ce temps-là, pour remercier la Madone d’avoir en une occasion épargné leur cité, que les Ajacciens portent chaque année la statue de la Madonuccia à travers la ville. La Madonuccia aujourd’hui nous préservera-t-elle aussi d’une contagion de la guerre ?
Enfin, dernière remarque sur l’existence d’une mémoire liée aux évènements de la Crimée. Puisque la terreur des pandémies a effectué un grand retour en ce début du XXIe siècle, rappelons que bien avant Catherine II, au XIVe siècle, c’est de Crimée que part la terrible épidémie de peste noire qui décimera le quart de la population de l’Europe. Les Génois à l’époque, grands navigateurs et grands commerçants devant l’éternel, avaient établi un comptoir dans un port de Crimée. En ce temps-là déjà, le lieu est convoité. Une horde mongole veut les en chasser et assiège le port. C’est au cours de ce siège qu’apparait la maladie.
Elle a été transmise aux combattants des deux camps par des rats. Les dégâts alors sont si importants que les belligérants doivent arrêter les combats et signer une trêve. Les Génois qui repartent en bateau transmettent la maladie à Constantinople, à Messine, à Gênes, à Marseille. En quelques années le fléau gagne toute l’Europe, l’Afrique, le Proche et le Moyen Orient. L’épidémie a fini par s’éteindre mais à partir de ce moment, le mal réapparaissait en Méditerranée et en Europe à intervalles réguliers tous les dix ou quinze ans. Et c’est depuis ce temps-là, pour remercier la Madone d’avoir en une occasion épargné leur cité, que les Ajacciens portent chaque année la statue de la Madonuccia à travers la ville. La Madonuccia aujourd’hui nous préservera-t-elle aussi d’une contagion de la guerre ?