Il disparut dans la profondeur du navire, laissant les deux seconds qui se regardaient l’un l’autre plus impressionnés que s’ils avaient vu quelque statue de pierre verser une larme de compassion miraculeuse sur les incertitudes de la vie et de la mort.
Joseph Conrad
Joseph Conrad
Je déteste parler de moi, mais ici je veux témoigner au travers de ce texte des rencontres faites avec Dante Alighieri tout au long de ma vie. Forme d’hommage pour les 700 ans de sa disparition à Ravenne où il mourut banni de sa patrie.
Je suis né au-dessus de l’Enfer, un bar de la Basse-Ville. Dans la rue, au soir venu ouvriers et marins sortaient de l’Arsenal par la Porte principale; alors apparaissaient au crépuscule des créatures, féminines. Ce n’était pas le genre d’établissement où l’on rentrait pour boire un café et lire son journal. Sur sa devanture il y avait quatre aplats, sortes de vitraux aux dominantes rouge, représentant des flammes, des corps, nus, des flammes des corps nus, mêlés. Des damnés probablement, foule aux bras levés dans une fosse de bolge.
Le soir, de ma chambre juste au-dessus j’entendais les rires des marins et des filles, les chansons stupides, la musique du juke-box. Au contraire de me gêner, ces musiques interlopes étaient ma berceuse, faites de langues étrangères, de chants de marins et quelquefois de coups de revolver. Au matin je trouvais, sur le chemin de l’école, le corps de celui qui avait péri, dessiné à la craie blanche. Après dix ans de vie là-bas, toujours enfant, je quittais cette rue malfamée pour rejoindre en exil inconsolable un faubourg morne. Je me souviens de la première nuit passée dans cette nouvelle chambre d’enfant, j’avais du mal à m’y endormir. Manquait la musique et la rumeur nocturne de l’enfer.
Il y avait un bouquiniste au nord de la ville, dont la boutique tout en long, était un couloir gagné sur les communs. Ce vieux n’avait pas d’âge, il travaillait avec une femme de trente ans sa cadette, on disait que c’était son ancienne élève. C’est là que j’achetais mon premier exemplaire de L’Enfer dans son édition de 1922, préfacée par Charles Maurras pour la six centième célébration de sa mort… L’œuvre était traduite par une certaine Espinasse-Mongenet, mais je ne savais, à l’époque, distinguer l’importance d’une telle trahison. Je me souviens aussi que dans la préface, Maurras s’interrogeait sur le génie de Dante qui n’était pas français, j’en souris encore aujourd’hui.
Je lus et relus, d’abord l’Enfer puis le Paradis et le Purgatoire, piochant au hasard quelques impressions, et y retrouvant une grande proximité à ma sensibilité constituée de culture latine et de christianisme primitif. Je reconnaissais sans pouvoir le signifier, de cet esprit de saint François insufflé à mon peuple, celui des pauvres gens. Particulièrement aux miens ; ma famille avait ses jardins proches du couvent de Saint Côme et Saint Damien, et Carulina, mon arrière-grand-mère, lavait le linge des Frères.
Un soir, dans un hôtel borgne d’Avignon, accompagné d’un amour de passage, j’ai, au milieu de la nuit, à demi-éveillé, vu le fantôme de Dante dans sa robe rouge, debout au fond de la chambre. En rien je ne fus effrayé.
À cette époque la musique et la chanson étaient pour nous une sorte de religion. Nos saints s’appelaient Fripp, Vander ou Brassens. Alors, un chorégraphe de danse contemporaine me demanda une illustration musicale pour un spectacle prochain. C’était urgent. En deux jours nous avons calé avec Luc une partie du chant des Limbes pour accompagner les danseurs. Je me souviens toujours aujourd’hui des paroles transformées en chanson.
Vero è che ‘n su la proda mi trovai
de la valle d’abisso dolorosa
che ‘ntrono accoglie d’infiniti guai
Et c’est aujourd’hui par la grâce de Guidu Begnini que ces vers ont été traduits dans notre langue ; cette œuvre qui me sembla de prime abord dérisoire par la proximité du toscan et du corse, me fait au contraire, en mesurer la richesse comparative et la puissance poétique.
Da veru mi truvai a l’arice
di a valle di l’abissu dulurosu
duve u tonu accoglie l’infiniti guai
Et me vient aussi ce soir, le souvenir de cette nuit terrible de novembre emplie d’éclairs et du Déluge ; lors d’un veillée de doute, de celle où, jeune, l’on refait le monde qui sombre, inexorablement. Était au mur de la salle de cette maison de hasard, accroché, un masque mortuaire de Dante, réaliste, doux plâtre patiné par le temps. Soudain sur son visage apparut sous l’œil droit, une larme de tristesse. Une telle manifestation autrefois eut été interprétée comme un miracle. L’émotion me saisit. Le toit avait besoin de réparations.
Je ne suis pas de ceux qui construisent des maisons, la cabane et l’errance sont mon chemin. Néanmoins, la seule maisonnette qui m’appartint est agrémentée d’un buste de Dante regardant la Mer Tyrrhénienne.
Dès mon premier roman je voulus rendre hommage au maître, il s’intitule Chutes ou Les mésaventures de M. Durand, le nom de ce personnage est un hommage à Dante, Durante, Durand. Souvent mes écrits sont parcellés de citations de la Comédie.
Longtemps je me suis interrogé sur son passage en Corse. Les traces qu’il consacre à notre île dans son œuvre sont dérisoires, pourtant c’est à chaque fois une joie de citer cet extrait du Chant XVIII du Purgatoire où apparaît notre île :
La lune qui s’était levée tard, presque à minuit
Fit pâlir les étoiles
Tel un grand seau brillant ;
en montant dans le ciel, elle se trouvait là
où le Soleil brille quand les habitants de Rome
le voient se coucher entre Corse et Sardaigne
La luna, quasi amezza notte tarda,
Face le stelle a noi parer piu rade
Fatta com’un secchion che tuttor arda ;
E correa contra i ciel per quelle strade
Che i sole infiamma allor que da Roma
Tra Sardi e Corsi il quando cade.
Voici donc six siècles qu’on t’enterra dans cette terre d’exil de Ravenne, et je mesure aujourd’hui, malgré le temps qui nous sépare, combien tu fus toujours à mes côtés, j’en suis même à me demander si le chemin que tu nous indiquas allant de l’Enfer jusqu’au Paradis n’est pas un guide auquel je n’ai rien saisi, perdu que je suis dans la forêt obscure, et ce depuis toujours.
Je suis né au-dessus de l’Enfer, un bar de la Basse-Ville. Dans la rue, au soir venu ouvriers et marins sortaient de l’Arsenal par la Porte principale; alors apparaissaient au crépuscule des créatures, féminines. Ce n’était pas le genre d’établissement où l’on rentrait pour boire un café et lire son journal. Sur sa devanture il y avait quatre aplats, sortes de vitraux aux dominantes rouge, représentant des flammes, des corps, nus, des flammes des corps nus, mêlés. Des damnés probablement, foule aux bras levés dans une fosse de bolge.
Le soir, de ma chambre juste au-dessus j’entendais les rires des marins et des filles, les chansons stupides, la musique du juke-box. Au contraire de me gêner, ces musiques interlopes étaient ma berceuse, faites de langues étrangères, de chants de marins et quelquefois de coups de revolver. Au matin je trouvais, sur le chemin de l’école, le corps de celui qui avait péri, dessiné à la craie blanche. Après dix ans de vie là-bas, toujours enfant, je quittais cette rue malfamée pour rejoindre en exil inconsolable un faubourg morne. Je me souviens de la première nuit passée dans cette nouvelle chambre d’enfant, j’avais du mal à m’y endormir. Manquait la musique et la rumeur nocturne de l’enfer.
Il y avait un bouquiniste au nord de la ville, dont la boutique tout en long, était un couloir gagné sur les communs. Ce vieux n’avait pas d’âge, il travaillait avec une femme de trente ans sa cadette, on disait que c’était son ancienne élève. C’est là que j’achetais mon premier exemplaire de L’Enfer dans son édition de 1922, préfacée par Charles Maurras pour la six centième célébration de sa mort… L’œuvre était traduite par une certaine Espinasse-Mongenet, mais je ne savais, à l’époque, distinguer l’importance d’une telle trahison. Je me souviens aussi que dans la préface, Maurras s’interrogeait sur le génie de Dante qui n’était pas français, j’en souris encore aujourd’hui.
Je lus et relus, d’abord l’Enfer puis le Paradis et le Purgatoire, piochant au hasard quelques impressions, et y retrouvant une grande proximité à ma sensibilité constituée de culture latine et de christianisme primitif. Je reconnaissais sans pouvoir le signifier, de cet esprit de saint François insufflé à mon peuple, celui des pauvres gens. Particulièrement aux miens ; ma famille avait ses jardins proches du couvent de Saint Côme et Saint Damien, et Carulina, mon arrière-grand-mère, lavait le linge des Frères.
Un soir, dans un hôtel borgne d’Avignon, accompagné d’un amour de passage, j’ai, au milieu de la nuit, à demi-éveillé, vu le fantôme de Dante dans sa robe rouge, debout au fond de la chambre. En rien je ne fus effrayé.
À cette époque la musique et la chanson étaient pour nous une sorte de religion. Nos saints s’appelaient Fripp, Vander ou Brassens. Alors, un chorégraphe de danse contemporaine me demanda une illustration musicale pour un spectacle prochain. C’était urgent. En deux jours nous avons calé avec Luc une partie du chant des Limbes pour accompagner les danseurs. Je me souviens toujours aujourd’hui des paroles transformées en chanson.
Vero è che ‘n su la proda mi trovai
de la valle d’abisso dolorosa
che ‘ntrono accoglie d’infiniti guai
Et c’est aujourd’hui par la grâce de Guidu Begnini que ces vers ont été traduits dans notre langue ; cette œuvre qui me sembla de prime abord dérisoire par la proximité du toscan et du corse, me fait au contraire, en mesurer la richesse comparative et la puissance poétique.
Da veru mi truvai a l’arice
di a valle di l’abissu dulurosu
duve u tonu accoglie l’infiniti guai
Et me vient aussi ce soir, le souvenir de cette nuit terrible de novembre emplie d’éclairs et du Déluge ; lors d’un veillée de doute, de celle où, jeune, l’on refait le monde qui sombre, inexorablement. Était au mur de la salle de cette maison de hasard, accroché, un masque mortuaire de Dante, réaliste, doux plâtre patiné par le temps. Soudain sur son visage apparut sous l’œil droit, une larme de tristesse. Une telle manifestation autrefois eut été interprétée comme un miracle. L’émotion me saisit. Le toit avait besoin de réparations.
Je ne suis pas de ceux qui construisent des maisons, la cabane et l’errance sont mon chemin. Néanmoins, la seule maisonnette qui m’appartint est agrémentée d’un buste de Dante regardant la Mer Tyrrhénienne.
Dès mon premier roman je voulus rendre hommage au maître, il s’intitule Chutes ou Les mésaventures de M. Durand, le nom de ce personnage est un hommage à Dante, Durante, Durand. Souvent mes écrits sont parcellés de citations de la Comédie.
Longtemps je me suis interrogé sur son passage en Corse. Les traces qu’il consacre à notre île dans son œuvre sont dérisoires, pourtant c’est à chaque fois une joie de citer cet extrait du Chant XVIII du Purgatoire où apparaît notre île :
La lune qui s’était levée tard, presque à minuit
Fit pâlir les étoiles
Tel un grand seau brillant ;
en montant dans le ciel, elle se trouvait là
où le Soleil brille quand les habitants de Rome
le voient se coucher entre Corse et Sardaigne
La luna, quasi amezza notte tarda,
Face le stelle a noi parer piu rade
Fatta com’un secchion che tuttor arda ;
E correa contra i ciel per quelle strade
Che i sole infiamma allor que da Roma
Tra Sardi e Corsi il quando cade.
Voici donc six siècles qu’on t’enterra dans cette terre d’exil de Ravenne, et je mesure aujourd’hui, malgré le temps qui nous sépare, combien tu fus toujours à mes côtés, j’en suis même à me demander si le chemin que tu nous indiquas allant de l’Enfer jusqu’au Paradis n’est pas un guide auquel je n’ai rien saisi, perdu que je suis dans la forêt obscure, et ce depuis toujours.