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Corse et Sicile, au-delà des évidences



Suite à la publication dans Robba de la traduction en corse d’un extrait de« Il Gattopardo » de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Sampiero Sanguinetti a été frappé par la résonance que ce texte pointait entre les mentalités corse et sicilienne.
Ayant vécu durant quelques années à Palerme, il s’est intéressé à ces traits de ressemblance qui l’ont personnellement interrogé lors de ses allers et retours entre les deux îles. Mais s’il ressentait effectivement l’existence de profondes similitudes, il découvrait aussi dans le même temps l’importance de ce qui nous sépare.



Sampiero Sanguinetti
Sampiero Sanguinetti

En abordant en Sicile, j’avais été cueilli par des formes de connivence avec mes nouveaux camarades siciliens. Nous habitions un même espace de la Méditerranée occidentale, les langues parlées dans nos îles étaient très proches, et en tant qu’insulaires, nous étions dans une même situation de « particularisme » vis-à-vis du « continent ». Un continent que mes camarades appelaient « l’Italie » quand nous l’appelions « la France ». 

La conscience de l’insularité n’est pas une coquetterie et la dépendance vis-à-vis d’un pouvoir extérieur à l’île n’est pas un simple faux plis au plastron de la chemise ou au talon de la chaussette. De même que le sentiment de supériorité des gens du nord par rapport à nous autres méridionaux, des continentaux par rapport aux insulaires et des habitants des métropoles étatiques par rapport aux « provinciaux », ne sont pas des illusions. Ces déclinaisons du sentiment de supériorité se heurtent de plein fouet à la conscience d’exceptionnalité de celui qui vit sur une terre isolée, entourée d’eau et qu’on ne peut aborder qu’après des heures de navigation au gré des vents. Ceux qui ne peuvent être atteints qu’au bénéfice d’un effort spécifique ont le sentiment d’habiter un promontoire à l’écart du monde commun. Un promontoire d’où l’on apercevrait mieux qu’ailleurs la globalité de cette planète et la dérive des continents. .

Au-delà de cette communion, j’ai aussi pris conscience avec le temps de tout ce qui nous sépare. Ces différences étaient pourtant aussi visibles que le nez au milieu de la figure. Le problème c’est que vous ne voyez pas votre propre nez pour le comparer à celui des autres ! Il vous faut donc un moment pour conceptualiser pleinement ce qui vous distingue.
Ces catégories de différences étaient au nombre de trois. Premièrement les mondes dans lesquels nous évoluions ne se situaient pas dans les mêmes dimensions. Deuxièmement l’histoire dont nous portions l’empreinte n’avait pas engendré, de part et d’autre, un même rapport au pouvoir. Troisièmement, le monde du sud de l’Italie est doté d’une force qui fait aussi sa faiblesse et conduit les humains à y sur-jouer les réflexes de l’existence.
Deux incidents apparemment anodins m’ont conjoncturellement aidés à mesurer ce qui nous sépare.
 


Les différences de dimensions

Alors que je me trouvais depuis plusieurs mois en Sicile, nous apprîmes à la rédaction qu’un attentat avait endeuillé mon île d’origine. Mes camarades de la rédaction, siciliens et maltais notamment, me demandèrent de leur expliquer la genèse de tels évènements en Corse. J’avais constaté à plusieurs reprises leur ignorance totale de ce qui nous concernait.
Je leur fis donc remarquer qu’une telle explication devait nécessairement être précédée d’une description suffisamment exhaustive concernant l’histoire et l’état de l’île. - « Eh bien oui, justement, nous ne savons rien concernant ton île » me dit l’un de mes interlocuteurs, - « Par exemple, combien y a-t-il d’habitants en Corse ? » - « 250 000 habitants » répondis-je du tac au tac, conformément aux statistiques en vigueur de l’INSEE à l’époque. Il y eut un silence autour de la table ; - « Non, mais je veux dire dans toute la Corse » précisa Salvatore. - « 250 000 habitants » confirmais-je. - « Mais ce n’est rien, c’est insignifiant ! » s’exclamèrent-ils tous ensemble.

J’étais fortement contrarié par cet « insignifiant » et ne le leur cachais pas. « Je ne vous autorise pas à dire que c’est insignifiant, mais dans le même temps, c’est peut être derrière de tels chiffres que se trouve l’explication du malaise qui règne en Corse ». Le défi m’était donc lancé de tracer un portrait de la Corse suffisamment nuancé pour suggérer que la violence à laquelle nous assistions ressemblait plus à un appel au secours qu’à une forme de folie ou de méchanceté naturelle.
Il y avait ce jour-là autour de la table des Siciliens bien sûr, dont l’île comptait plus de 5 millions d’habitants, un Sarde dont l’île comptait deux millions d’habitants, et un maltais dont l’archipel grand, approximativement en surface, comme le Cap Corse, comptait quatre cent mille habitants. Le peuplement officiel de la Corse correspondait à un quartier de Palerme. Certes, la Corse est l’une des cinq grandes îles de Méditerranée, mais la Sicile et la Sardaigne sont beaucoup plus grandes que la Corse. La taille expliquerait-elle en partie le différentiel ? Non, car si l’on considère le nombre d’habitants au kilomètre carré, la Sicile compte 197 habitants au kilomètre-carré, Chypre 137, la Crète 75, la Sardaigne 69, et la Corse, à l’époque, 25. Après une croissance démographique importante depuis le début du XXI siècle, la Corse compte aujourd’hui 39 habitants au kilomètre carré. Elle reste donc l’une des îles les moins peuplées de Méditerranée quand la Sicile est l’une des plus peuplées après Malte et les Baléares.

Du point de vue de l’économie, les productions sont à la mesure de ce différentiel. La Corse est une montagne abrupte dont l’une des principales richesse, vu de l’extérieur, fut la forêt, alors que la Sicile et la Sardaigne présentent des paysages vallonnés propres à l’agriculture extensive.
Les chiffres varient bien sûr d’une année sur l’autre mais il est possible de donner des ordres de grandeur. En matière d’élevage (ovins, caprins, bovins et porcins réunis) la Corse compte environ trois-cent-mille têtes de bétail quand la Sardaigne en compte quatre millions huit-cent-mille. Quarante mille tonnes de poissons sont pêchées en Sicile chaque année contre mille à mille cinq cent en Corse. Le produit intérieur brut annuel de la Sicile est de 89 milliards d’Euros, celui de la Corse de 9 à 10 milliards. Il me fallut donc un certain temps pour intégrer pleinement ces différences d’échelle.
Savoir tout cela, par contre, ne conduit pas automatiquement à en comprendre la cause. Il était clair que la différence entre la Sicile, la Sardaigne et la Corse tient en partie au relief. Les deux premières îles permettaient l’existence d’une agriculture productive dynamique alors que la Corse, en dehors de sa plaine orientale soumise à la malaria, était principalement vouée à l’agriculture de montagne. L’exploitation d’une main d’œuvre excessivement pauvre ont permis, à travers l’histoire, un enrichissement très considérable des propriétaires terriens Sardes et Siciliens alors que l’agriculture de montagne en Corse forgeait des caractères affirmés et des traits culturels spécifiques mais ne permettait pas un même niveau d’enrichissement.
 


L’histoire et le rapport au pouvoir

Une seconde anecdote quelques années plus tard m’a conduit à conceptualiser plus précisément ces différences de niveau dans la richesse produite et dans le rapport au pouvoir. J’avais quitté la Sicile et m’étais réinstallé avec ma famille dans notre île. Nous habitions aux portes d’Ajaccio. En début d’après-midi, ce jour-là, j’étais au bureau et mon téléphone a sonné.
J’eus la surprise de reconnaitre au téléphone mon ami Mimmo. Mimmo était un Sicilien, technicien et assistant à la RAI Palermo. Nous étions à plusieurs reprises partis ensemble en reportage, notamment au Moyen Orient. - « Ciao Sampiero, come stai ?... Je suis de passage à Ajaccio pour quelques heures avec ma compagne. Et je voulais savoir si tu aurais le temps de prendre un café avec nous ». - « Bien sur Mimmo, ça me fait plaisir de t’entendre. Je te rejoins immédiatement. Dis-moi où tu te trouves ». - « Sono sul lungomare, davanti a una chiesetta ». - « Je suis sur le boulevard qui longe la mer, devant une petite église ». Une rapide revue mentale des petites églises sur le bord de mer me conduisit à penser à la chapelle des Grecs. Je lui suggérais immédiatement de se rapprocher du centre-ville. C’est ainsi qu’il me précisa avoir l’impression d’être déjà au centre-ville. Et c’est ainsi que je finis par comprendre que la « chiesetta » était en réalité ce que nous appelons, nous-autres à Ajaccio, « la Cathédrale ».

Pour la seconde fois, après l’épisode de notre « insignifiance démographique », un Sicilien n’était pas loin de me vexer concernant la stature de notre être. Mais l’image de la cathédrale de Palerme me revint en mémoire et j’esquissais un sourire. La basilica cattedrale della Santa Vergine Maria Assunta est un édifice du XIIe siècle digne des grandes cathédrales de l’occident chrétien, de style en partie arabo-normand, dans lequel dix-huit rois ont été couronnés depuis l’an 1130. Cet édifice est à la mesure des somptueux palais qui structurent la ville et qui témoignent de l’histoire de cette île. Chez nous, les maisons des sgiò ont l’allure massive de celui qui en impose, certes, mais rien à voir avec le luxe et la majesté parfois arrogante des palazzi dans lesquels habitait la noblesse sicilienne.
Le niveau de la richesse, je l’ai déjà dit, n’est pas le même mais cela ne suffit pas à justifier l’écart. Une longue expérience de la magnificence et de l’exercice du pouvoir ont en partie donné à Palerme les caractères d’une capitale étatique. Elle a partagé cette fonction avec la ville de Naples dans la souveraineté sur le royaume des Deux-Siciles.

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque les Deux-Siciles ? Les trois grandes îles italiques, Sicile, Sardaigne et Corse, ont joué un rôle fondamental dans l’histoire de la péninsule. Sardaigne et Sicile assuraient aux Ducs de Savoie et aux Bourbons d’Espagne, premièrement une certaine puissance économique sur laquelle pouvait se fonder leur pouvoir et deuxièmement le prestige d’une présence stratégique en Méditerranée.
Sur le plan symbolique, la Sicile gardait le sud, la Sardaigne gardait le nord. Quand dix-huit rois furent couronnés à Palerme et que la Sardaigne était au fondement de la monarchie italienne, les grandes puissances ont systématiquement interdit à la Corse ce type d’accès à l’histoire. L’expérience d’un roi et celle d’une république y furent étouffées dans l’œuf.

La Corse était aux mains des doges de Gênes. Le territoire de la République n’était pas terrestre mais marin. Ils ne tiraient pas leur richesse de la montagne corse, bien sûr, mais du commerce maritime. La Corse c’était mille kilomètres de côtes et un promontoire face à Rome et à la Toscane. Ce n’était pas un lieu d’enrichissement, c’était le lieu stratégique d’une escale et d’une vigie. L’expérience du pouvoir y est demeuré embryonnaire.
Pascal Paoli a tenté d’y fonder un Etat souverain. La grande Catherine de Russie se voyait bien y prendre la relève des Génois pour y entretenir un port d’attache de la marine des Tsars en Méditerranée. Mais le roi de France mit un veto brutal et sanglant à ces ambitions.

Les deux autres îles sœurs devinrent des références. La Sardaigne était l’un des pivots du royaume de Piémont-Sardaigne (ou Savoie-Sardaigne) sur lequel régnaient, depuis Turin, les ducs de Savoie qui donnèrent les rois d’Italie. Cette terre était tellement distinguée que les Etats continentaux qui formaient le royaume (la Savoie, le Piémont, le Val d’Aoste et le comté de Nice), étaient appelés « Etats Sardes de terre ferme ».  
Quant à la Sicile, elle définissait le Sud. Il s’agissait en réalité du royaume des Deux-Siciles sur lequel ont longtemps régné les Bourbons d’Espagne. Comme il y avait une Corse d’en deçà des monts et une Corse d’au-delà des monts, il y avait la Sicile d’en deçà du phare et la Sicile d’au-delà du phare. Le phare c’est celui du terrible détroit de Messine, véritable charnière entre l’univers de la terre ferme et celui des îles. Point de passage également entre deux mondes volcaniques. De Charybde en Scylla vous quittez l’Etna pour rejoindre le Vésuve ou, en sens inverse, le Vésuve pour rejoindre l’Etna.
Dans l’imaginaire de l’époque, ce n’est pas le continent qui investissait les îles, ce sont les îles qui donnaient leurs noms à des parties du continent : les Sardes de la terre ferme et la seconde Sicile. Simple habileté diplomatique ou reflet d’une vérité ?
 


L’univers des volcans.

En venant du Nord, en approchant de Naples, en foulant le sol de l’ancien territoire du royaume des Deux-Siciles, nous n’abordons pas seulement le Sud, nous n’arrivons pas seulement aux portes de l’Afrique, nous entrons sur les terres éruptives.
Il est impossible de comprendre ce Sud si vous ne conceptualisez pas ce que c’est que de vivre à proximité des volcans. Et quand nous parlons des volcans, il faut dépasser la vision classique des principaux d’entre eux, Vésuve, Etna, Stromboli… Il faut y ajouter les soixante-dix volcans émergés ou immergés dont parlent les spécialistes.

L’un des plus célèbres parmi les volcans sous-marins est celui qui à deux reprises au moins dans l’histoire s’est dressé à la surface de la mer. Il se trouve au large de Sciacca, à proximité de l’île de Lampedusa, entre la côte ouest de la Sicile et la Tunisie. Comme cela s’était déjà produit une fois il y a des siècles, les pêcheurs de Sciacca ont aperçu un matin de juillet 1831 une île qui n’était pas là la veille. Ils en ont sondé le rivage, sont monté au sommet de l’île et y ont planté le drapeau du royaume des Deux-Siciles en la baptisant « isola Ferdinandea » en hommage au roi Ferdinand II.
Mais quelques jours plus tard, les marins d’un vaisseau britannique qui passait par là ont arraché le drapeau des Deux-Siciles et ont planté l’Union Jack  en donnant à l’île le nom du premier lord de l’amirauté, sir James Robert George Graham, « the Graham Island ». Puis ce fut au tour d’une mission scientifique française de donner à l’île le nom de Julia en hommage à la monarchie de Juillet et à Louis-Philippe.
Quelques mois plus tard, sans doute lassé des chamailleries de l’espèce humaine, le volcan a replongé. Il ressortira sans aucun doute un jour. C’est pourquoi à la fin des années 1990, un groupe de plongeurs sous-marins siciliens a décidé de déposer sur le sommet immergé du volcan une plaque de granite sur la quelle ils ont inscrit l’affirmation d’une souveraineté : « Ce morceau de terre, autrefois Ferdinandea, appartenait et appartient toujours aux Siciliens ». Lorsque à nouveau le volcan émergera, les choses ainsi seront dites.

Toutes les histoires de volcans, malheureusement ne sont pas aussi plaisantes. D’abord parce que la terre, dans leur environnement, tremble quasiment en permanence. Pour ne parler que des temps les plus récents, on se souvient des plus graves parmi les séismes, ceux qui ont fait des morts, en 1968, 1976, 1979, 1980, 1990,1997… puis en 2001, 2002, 2009, 2017, 2023…
Quatorze petites villes de Sicile, dans la région du Belice ont été touchées en 1968 et Gibellina a été totalement détruite. Les autorités ont reconstruit une ville de Gibellina neuf kilomètres plus loin et ont demandé à un artiste de concevoir un mémorial au lieu de la petite cité détruite. Alberto Burri [1] a transformé l’ancienne surface de la ville en une gigantesque pierre tombale de béton de 85 000 mètres carrés sur laquelle est inscrit l’ancien tracé des rues. On l’appelle aussi le labyrinthe de la mémoire. Peu importe que ce soit beau ou que ça ne soit pas beau, c’est pesant comme le silence de la mort et c’est là pour que nul n’oublie.
Tous les trois ans environ l’Etna crache des laves menaçantes. Quasiment tous les jours Stromboli en fait autant. Quant aux volcanologues ils promettent une éruption à venir du Vésuve qui renverrait les conséquences des précédentes à un rang secondaire compte tenu de l’expansion prise par la démographie à Naples, autour de Naples et sur les pentes même du volcan.

Les Siciliens comme les Napolitains sont des gens qui savent que rien n’est durable. Il existe un monstre qui sommeille sous leurs pieds et qui peut à chaque instant se réveiller. La fatalité de cette promesse pourrait se traduire par ce que nous appelons en Corse le « lascia corre ». Il n’en est rien. La vie doit être plus forte que tout et puisque la menace est permanente, puisque tout doit disparaitre il faut agir vite, lancer un défi au destin, il faut vivre intensément et dans l’urgence, aimer passionnément et régler ses comptes. Il ne faut pas avoir peur de l’outrance.
« Puppi siamo » disait Luigi Pirandello [2], « Nous ne sommes que des marionnettes »… Mais « Tout Sicilien nait en état de guerre » écrit Andrea Genovese [3], auteur d’un livre intitulé Dans l’utérus du volcan. La guerre, c’est d’abord la guerre contre les fatalités de l’existence, pour tenter de survivre au monstre qui sommeille sous vos pieds.

Il existe, du même coup en Sicile, un rapport spécifique à la mort. À la Toussaint, la veille du jour des morts, les rues de Palerme se remplissent de marchands de jouets. Une débauche de jouets. Nous étions à Palerme avec Elisabeth et notre plus jeune fille, Sara. Nous avons cru qu’elle allait devenir folle. Elle voulait tout acheter.
Or nous n’avions pas les mêmes raisons que les Palermitains pour nous ruiner en jouets deux mois avant Noël. Nous autres n’avions pas de mort à honorer dans les cimetières de Palerme. Ce soir-là en effet, les morts viennent dans la maison embrasser les enfants dans leur sommeil et cacher des paniers de jouets qu’ils découvriront au petit matin avant de se rendre au cimetière pour remercier les chers défunts. « Nous avions le plus grand mal à nous endormir raconte Andrea Camilleri [4], car nous voulions les voir nos morts, au moment où d’un pas léger, ils s’approcheraient de notre lit, nous feraient une caresse, et se pencheraient pour prendre le panier ».
Benito Mussolini a voulu en son temps interdire cette pratique. Ce ne sont pas les morts qu’il faut aimer disait-il en substance, c’est deux mois plus tard la nativité qu’il faut célébrer. L’exposition dans le même temps des cadavres par centaines, accrochés aux murs ou posés sur la pierre, vêtus de leurs plus beaux costumes, dans les catacombes de Palerme, fut interdite. Il est encore possible aujourd’hui de se rendre dans les catacombes des Capucins, au bas d’un interminable escalier, pour déambuler dans les galeries entre les cadavres qui vous observent ou vous snobent et dont le dernier est une petite fille, Rosalia Lombardo, décédée en 1920.

La mort, à l’évidence, est très présente aussi en Corse. Mais les Corses ne vivent pas sous la menace permanente d’un monstre qui peut se réveiller à chaque instant et tout balayer. Il n’y a pas de volcan et les séismes sont très rares.
Je crois qu’il y a plus en Corse un rapport à l’éternité qu’au risque de disparition cataclysmique et brutale. Face aux dangers, face aux envahisseurs, la montagne a toujours été et reste un refuge. Le maquis est un labyrinthe. La nature en Corse est donc protectrice, les humains y occupent une place modeste mais supposée relativement sûre. Les morts y sont les gardiens de la mémoire.
La nature en Sicile couve en son sein une menace permanente. La mort du même coup ne succède pas à la vie, elle n’y est pas un état différent de la vie. La mort est une dimension naturelle de la vie. Les vivants et les morts cohabitent. A moins que les vivants ne soient des morts sur pieds. Les morts ont une présence physique évidente et presque rassurante. « Toutes les manifestations siciliennes sont des manifestations oniriques, même les plus violentes : notre sensualité - c’est le désir de l’oubli ; les coups de feu et les coups de couteau – le désir de la mort ; notre paresse – le désir d’une immobilité voluptueuse : une autre forme du désir de mort, comme nos sorbets à la scorsonère et à la cannelle » [5] dit le prince Sicilien de Salina à son interlocuteur Piémontais.

Le propos lui-même, pourtant, est ambigu. Car les Siciliens aiment bien inquiéter le nouveau-venu, lui présenter d’emblée la face obscure de leur être, « leur fourrer dans la tête ces fameuses histoires de brigands, par lesquelles ils mettent à l’épreuve la résistance nerveuse des nouveaux arrivants » [6]. C’est une manière de se défendre, d’avertir le visiteur, de lui dire qu’il existe au-delà de l’imaginaire classique d’une Sicile solaire, une Sicile que Vittorio Frosini appelle la Sicile lunaire : « celle des paysages calcinés de lave sur le flanc du volcan, semblables à ceux qu’on observe sur la face stérile de la lune » [7].
Celui qui ne respecterait pas cette terre, l’envahisseur potentiel, doit savoir le danger qu’il y a à s’y mal comporter. D’autant que cette réalité impose aussi au Sicilien de souche, Prince ou simple paysan, des choix ou des comportements que l’étranger n’est pas toujours en mesure de comprendre. En cela les Corses et les Siciliens se rejoignent sans doute un peu. Dieu merci, les siciliens peuvent aussi se faire rassurants : « Provochiamo tempeste ma preferiamo il sole » proclamait un auteur de graffitis muraux au centre de Palerme dans les années 1990.


[1] Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Il Gattopardo.
[2] Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Il Gattopardo.
[3] Vittorio Frosini, Ideario Siciliano, Palerme, Sellerio, 1998.
[4] Andrea Camilleri, metteur en scène et écrivain italien, né en 1925 à Porto Empedocle , mort en 2019 à Rome.
[5] Alberto Burri – Artiste plasticien italien né en 1915 à Città di Castello (Ombrie), mort à Nice en 1995.
[6] Luigi Pirandello, né à Agrigento en 1867, mort à Rome en 1936.
[7] Andrea Genovese, poète, romancier, dramaturge, né en 1937 à Messine.

 

Samedi 29 Juin 2024
Sampiero Sanguinetti


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