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À son image : par-delà l'engagement


La sortie du film À son image de Thierry de Peretti a engendré de nombreux débats autour de la question des représentations dans une société. Quelle place pour le récit collectif, quelle part pour le point de vue singulier d’un réalisateur ? Pour essayer de faire le point, Vannina Bernard-Leoni a échangé avec Richard Rechtman, psychiatre, psychanalyste et anthropologue, qui, dans le cadre de ses recherches en anthropologie des subjectivités a beaucoup travaillé sur les expériences d’engagement.



Photogramme A son image, Thierry de Peretti
Photogramme A son image, Thierry de Peretti
Vannina Bernard-Leoni:
J’ai pu être désarçonnée par le film, en particulier par le fait que les personnages qu’il donne à voir soient des militants sans engagement. À aucun moment n’est explicité le moteur de leur engagement, ce qui donne me semble-t-il un sentiment de grande superficialité à leur lutte. On en détecte que les signes extérieurs - complicité de groupe, rituels… - et le vague prestige social qu’ils retirent de leur statut de clandestins.

Richard Rechtman:
Ce ne sont pas les engagements que le cinéaste filme, mais un pan de la vie de ses protagonistes une fois l’engagement décidé. C'est l'engagement de l'un d'entre eux qui conditionne le quotidien des autres et c'est aussi cela qu'il filme. L'attente, le silence, l'inconnu, le peu d'informations, les retrouvailles, les nouvelles disparitions, de nouveau l'attente, l'incertitude. Mais sans passion ni démesure, comme si c'était ainsi, à prendre ou à laisser, jusqu’à laisser. Comme dans la réalité quotidienne, lorsque les choses deviennent presque plates.
 

VBL : L’idéologie peut-elle à ce point s’étioler au sein d’une communauté politique ?

RR :  L’ordinaire ce n’est justement pas de devoir répéter l’engagement à chaque minute ou chaque jour. Une fois acté, il devient un simple fait qui laisse sa place à l’ordinaire de la vie de tous les jours, certes modifiée par cet engagement initial mais qui n’en est pas que la simple conséquence. L’extraordinaire ne dure jamais; dès qu’il advient, il devient le cadre de l’ordinaire du moment.
C'est ainsi que les personnages peuvent décider, entre la poire et le fromage autour d’une glacière lors d’un pique-nique, de la nécessité d’éliminer untel ou untel pour déviance, sans même avoir besoin de rappeler ce que fut cette déviance justifiant une peine capitale. C’est aussi cela l’ordinaire au temps des exécutions extrajudiciaires…. Rien de sacré. Rien de très pensé. Juste des actes qui répondent à des « évidences » qui ne se questionnent pas. mais aussi dans le même temps autour du même déjeuner, décider pour l'un d'entre eux d'en rester là et de quitter l'aventure pour fonder une famille.
Comment rendre compte de cela ? Comment décrire des vies qui se déroulent sans que la temporalité de leurs choix soit le seul prisme d’observation ?
 

VBL : J’ai ressenti une grande ambiguïté devant ce film qui, à la fois inscrit très précisément son récit dans l’histoire contemporaine de la Corse, mais qui, en fait, ne traite pas vraiment de cette histoire…

RR : Le contexte est un sous-texte presqu’invisible. Le montrer ferait prendre le risque d’introduire un autre point de vue, une sorte de diffraction du regard. Or il me semble que le réalisateur a choisi de presque tout montrer à partir de l’angle photographique de l’héroïne (pas dans une perspective de caméra subjective). Sauf avec le personnage du prêtre qu’il interprète lui-même, presque hors cadre, qui émet un jugement sur le contexte; c'est le seul, sorte de narrateur désabusé devant sa propre impuissance à changer le cours des choses.
 

VBL : Comment comprends-tu le titre ? À l’image de qui renvoie-t-il selon toi ?

RR : Je dirai que le film est posé « à son image » pas au sens de « comme elle » . Mais à travers elle, à travers le personnage d'Antonia, comme une résonance de sa propre vision. Non pas du monde. Ce n’est pas une conception du monde, ni un jugement sur des valeurs, des engagements des choix idéologiques. Non, juste une observation détachée du contexte mais enracinée dans l’affect et le désir qu’elle éprouve pour cet homme qui lui échappe. Il n'y a, je crois, aucune psychologie dans cette démonstration, juste des faits sans la profondeur intérieure des personnages, laquelle est délibérément évacuée au profit de l'image.
 

VBL : Si on reste sur la question de l’image, je dois dire que j’ai été très impressionnée par les documents d’archives extrêmement puissants que présente le film : qu’il s’agisse de l’attaque de la prison d’Ajaccio par le commando du FLNC désireux de venger Guy Orsoni, du portrait de Robert Sozzi ou de la conférence de presse des Ghjurnate di Corti revendiquant son élimination…

RR: Comment ne pas trahir ce principe filmique qui fait écho au titre « à son image » ? Le dispositif mis en place est audacieux et exigeant (pour le spectateur). L’archive joue ici un rôle essentiel. Archive brute. À peine contextualisée mais qui offre l’avantage d’apporter un autre angle de vue sans trahir le principe de base. Encore des images, mais d’archive cette fois, qui disent peu et tout, précisément parce qu'elles ne sont ni celles du réalisateur ni celles de l’héroïne. Des images sans auteur, laissant perplexe le destinataire : le spectateur.
Ce dernier est effectivement mis à rude épreuve, il doit chercher à comprendre un contexte qui lui échappe (mais comme il échappe aux protagonistes qui ignorent leur destin). Ce qu'on lui montre est insuffisant pour tout comprendre et pourtant il devra s'en satisfaire.
 

VBL: Il faut donc accepter la perplexité, voire la frustration dans laquelle ce film nous plonge ?

RR : Expliquer ou décrire ? Est-il possible de faire les deux? Choisir entre les deux? En fait c'est aussi une affaire de point de vue. Le cinéma nous a appris à multiplier les points de vue, voir l'avant et l'après, voir ce qui se passe en l'absence des protagonistes. C'est probablement un des aspects les plus fascinants du cinéma : nous offrir l'impossible, à savoir voir simultanément tous les aspects de la réalité, entendre ce qui se dit dans le dos, voire ce qui va arriver, être ici et ailleurs dans le même temps, dans la tête des uns des autres et enfin savoir et comprendre ce qu'ils pensent. Une réalité totale, celle qui dirait tout, celle qu'il est justement impossible d'appréhender autrement qu'à travers la fiction. Mais c'est aussi à ce titre que finalement la fiction trahit la réalité d'un sujet, en faisant entendre ce que le sujet ne peut pas appréhender.
L'angle choisi par ce film me fait penser que c'est au spectateur d'accepter de renoncer à l'illusion qu'il peut tout appréhender dans le même temps: l'histoire collective, la petite histoire de chacun, le début, la fin, etc… car la grande histoire, celle que l'on trouve dans les livres, comme celle du mouvement nationaliste, personne ne l'a jamais vécue, chacun a vécu une parcelle de cette histoire enchâssée dans sa propre vie et il me semble que ce film parvient à nous faire saisir cette réalité-là, celle qui échappe à la connaissance historique et qui pourtant s'y infiltre.

Le spectateur devra découvrir par lui-même qu’il doit renoncer à la magie de la grande histoire  pour atteindre cette autre réalité de la vie, bien moins magique ou enchantée - que l’on rêverait de découvrir, qui constitue le quotidien. Ou plus exactement peut-être n'a-t-il pas besoin de se plonger dans la grande histoire pour tenter de rendre connaissable la vie de ceux qu'il regarde vivre à l'écran.
L’ethnographie de l’ordinaire, à partir de laquelle je mène mes recherches, suit une logique de description très similaire et je trouve passionnant que ce film nous en donne justement un aperçu, tout l’inscrivant dans les principes de la création artistique.

 
Dimanche 29 Septembre 2024
Richard Rechtman et Vannina Bernard-Leoni


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