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À quoi tiennent - vraiment - les Corses ?



En corse, le verbe "tene" dit toute la force des liens, des affects, des appartenances.
Dire à quoi nous tenons revient à clarifier ce que nous sommes et souhaitons devenir. C’est également avoir une conception inclusive des habitants de la Corse, qu’il s’agisse des humains et des autres vivants. C’est en définitive affronter la délicate question des valeurs et de l’altérité. Jean-Michel Sorba apporte une contribution à un débat qui fait tant défaut aux Corses. Car la question des valeurs – ce à quoi nous tenons, vraiment – est sorti du champ politique au moment même où l’acuité des crises devrait les imposer dans l’espace public.



Dominique degli Esposti
Dominique degli Esposti
En Corse, la question des valeurs est historiquement associée à l’enjeu d’une identité communautaire à défendre. Etre corse, c’est adopter les valeurs de la Corse – u sensu, u stintu, u versu, di quì – pour partie mythiques mais pourtant bien opérantes. Ce qu’il faut se garder d’interpréter comme une indifférence vis-à-vis de valeurs posées comme universelles ou des valeurs subjectives. L’anthropologie notamment a montré que l’accès à l’universel procède de valeurs associées à des cosmogonies où l’individualité n’est pas absente. Plusieurs chemins culturels sont possibles et un idéal axiologique est bien présent au sein des communautés humaines qui habitent la terre.
Car en effet, ce qui constitue notre commune humanité, c’est bien la propension sociale à façonner un commun imaginaire ou tangible, et le constituer en valeurs. Une manière obstinée de notre espèce à produire du lien, un présent à un passé et à un avenir, associé à des milieux de vie. Dénier le fait communautaire ou sociétaire dans son rapport construit à une spatialité, à un territoire et à ses lieux, revient à ignorer l’histoire des hommes.
 
À ce titre, la figure du « citoyen du monde » cache, à l’épreuve des faits, une personne baignant dans une vision du monde spécifique et ancrée. De même que la proclamation universaliste de la République « façon Marianne » ne résiste pas à l’histoire d’une Nation, la France, défendant farouchement ses territoires intérieurs et extérieurs.  Bref les valeurs sont collectives, construites et situées, ou ne sont pas.
En ce sens l’aspiration de la Corse ne diffère pas des autres nations sans État – les valeurs nourrissent un sentiment d’appartenance en même temps qu’un instrument de revendication politique. C’est ainsi que l’histoire contemporaine de la Corse s’est écrite entre deux récits nationaux, celui d’un État-nation de référence et celui d’une petite nation sans État en quête de reconnaissance officielle.
La construction nationale de la France s’est tramée à partir d’un système de valeurs construit selon un rapport dominant/dominé qu’il fallait conforter ou renverser. En Corse, sa traduction politique a débouché naturellement sur une revendication autour de la reconnaissance du peuple corse. Laquelle est récusée au nom d’une Constitution française ignorante de sa propre diversité. Pour nous Corses, il s’agissait dès lors de s’assurer de notre existence juridique, les valeurs nationales suivraient mécaniquement.

Si l’actualité des relations avec la France montre que cette revendication existentielle demeure valide, on voit néanmoins combien la reproduction du logiciel de la lutte de libération nationale et son organisation partisane peinent à prendre en compte la transformation en cours de nos existences individuelles et collectives concrètes. La première transformation – la plus discutée – tient à la définition de la communauté de destin et à ses valeurs constitutives.
Devenus urbains et souvent désaffiliés des communautés familiales, villageoises ou de quartier, les Corses se construisent en fonction des valeurs du libéralisme consumériste et individualiste et selon les valeurs gestionnaires du moment. Les scènes de socialisation diffèrent peu d’autres régions qui ont fait le même choix d’associer croissance et tourisme. Ce qui constituait notre être collectif, forgé essentiellement par des activités et des expériences sensibles de la matérialité de notre île, ses entités vivantes et minérales, ses milieux de vie, ne participent plus au façonnage des valeurs.
 
Le propos ici n’est pas de regretter une société agropastorale aujourd’hui largement affaiblie et saisie comme l’unique parangon de l’identité corse. Il ne s’agit pas en effet d’ignorer l’apport urbain et plus généralement l’ensemble des identités sociales, professionnelles et religieuses qui ont produit les identités corses et encore plus fondamentalement l’apport continu des non Corses devenus Corses au creuset de ces activités. En ayant une conception figée et univoque de la pluralité des identités historiques de la Corse, les entrepreneurs de sa défense aboutissent à la fragiliser. L’enjeu n’est pas de reproduire mais de penser une autre manière de reprendre le cours de nos rapports avec le corps de notre île, de refaire identité de manière tangible.
Réinvestir le débat sur les valeurs du peuple corse revient à convenir qu’elles se sont abîmées dans la modernité, que ce peuple millénaire a perdu ses repères collectifs et matériels et ce faisant son rapport à l’altérité humaine et non humaine. Des siècles d’interconnaissances et d’interactions avec le vivant se sont effacés, sans bruit... Aujourd’hui, alors que la revendication nationale est portée depuis une pensée urbaine, que reste-t-il de ces valeurs constitutives ? Comment redonner substance à une identité collective qui semble tourner à vide, sans autre matérialité que celle de l’entreprise, de la gestion et du consumérisme ?
 

Une lutte pour l’émancipation renouvelée

Extraire le nationalisme du clivage hautement symbolique et bien français entre la droite et la gauche est un autre challenge. Il en constitue la condition de son dépassement. Là où les valeurs de responsabilité et de solidarité sont opposées, il nous revient de les concilier en des valeurs nouvelles, c’est-à-dire prises dans les enjeux définis à la mesure des problèmes de la Corse.
L’entrée dans l’anthropocène – c’est-à-dire l’état de la biosphère placée sous la détermination des activités humaines – radicalise en effet le changement. Les transformations en cours commandent de penser la lutte pour l’émancipation à partir d’un corpus renouvelé des valeurs du nationalisme, sans crainte d’invalider une partie de ses ressorts. Avec l’anthropocène, l’adversaire, qui n’est plus seulement l’État Français, devient diffus et se présente sans interlocuteur.
Pas de dialogue possible avec les crises systémiques et complexes du changement de régime climatique, sinon avec nous-mêmes. Car les principales menaces faites au peuple corse naissent en son sein. Le goût immodéré de nos compatriotes pour l’ostentation consumériste, l’individualisme forcené de la belle voiture et de la « vue sur mer », jusqu’à la difficulté de trier nos propres déchets ménagers, fournissent quelques manifestations de ce qui nous éloigne de la terre de Corse. Enfin et surtout, le combat difficile et non réglé qu’il nous faut mener pour ne pas voir disparaitre la langue corse, indispensable matrice des métamorphoses en cours.

D’évidence, le combat pour l’autonomie ne suffit pas à engendrer l’adhésion nationale à un corpus de valeurs communes. Réduite à la reconnaissance juridique, elle ne pourra inverser la tendance contemporaine à privilégier la lutte pour la reconnaissance des droits individuels aux dépens d’une lutte collective pour la vie. Pas plus qu’elle ne peut enrayer les crises issues d’une exploitation rentière et sans limites des ressources de la Corse.
Car les crises globales se traduisent en Corse par une autre domination, celle que les Corses exercent directement ou indirectement sur leurs milieux de vie. Ce rapport de domination tout juste conscient est alimenté aux valeurs des grands récits idéologiques du siècle dernier. Celui de l'idéologie du progrès bien sûr, qui se manifeste en Corse par une confusion entre le développement et la croissance immobilière. Celui de la critique anticapitaliste, qui exonère encore trop souvent la responsabilité des individus dans la gestion active de leur milieux de vie; le mouvement des "gilets jaunes" en est une expression éclairante. Enfin, celui croissant des fictions identitaires de l’isolationnisme occidental, qui assigne aux peuples des anciens empires la charge du redressement écologique.
Dans ce combat pour les valeurs, il convient de se doter des dispositifs nécessaires à leur mise à l’épreuve. C’est-à-dire de formes nouvelles de délibération qui restituent aux individus une capacité et une responsabilité écocitoyenne au regard des bonnes et des mauvaises pratiques à l’endroit de la Corse et de ses habitants. À l’ère de l’anthropocène, le combat pour les valeurs est individuel autant que collectif, il donne corps et projet à la communauté de destin qu’il nous appartient de redéfinir. 
 

De la communauté de destin et de ses extensions

Et si nous envisagions une autre manière d’être Corse et de le devenir ? Jusqu’ici être Corse semblait ne souffrir d’aucune ambiguïté. Les affiliations familiales et villageoises suffisaient à attester une appartenance marquée à la communauté. L’ancienne distinction entre communauté et société était particulièrement opérante.
Selon Tönnies (1855-1936), la première est repérable dans la proximité affective et spatiale « faite de lieux et d’esprits où le tout prime sur l’individu », alors que la seconde est conçue comme le creuset de « l’individualisme, de la concurrence généralisée entre des individus isolés ». Pour l’auteur, l’homme en communauté est « immergé au sein d’un tout organique », il ne choisit pas ses appartenances et ses rapports aux autres, alors que dans la société « l’individu choisit arbitrairement ses relations en fonction de son intérêt personnel ».
On se doit de constater que le vivre ensemble de Tönnies – moralement et analytiquement discutable –  est percuté en Corse par deux phénomènes qui impactent le processus de construction des valeurs, qu’elles soient sociologiques ou économiques : la croissance du nombre de résidents acquise par le taux de mobilité – le plus fort de France – et le nouveau cadre de l’anthropocène. Ces deux phénomènes commandent un aggiornamento du projet national tel qu’il a existé jusqu’ici et les valeurs qu’il porte.  

La notion de communauté de destin que nous posons au fronton de notre future république conserve sa force généreuse du fait de sa capacité à poser la question de l’appartenance a priori, en dehors de tout autre lien que celui de l'adhésion à un projet collectif. Mais elle est lettre morte si aucun dispositif constituant, aucune arène de délibération citoyenne n'est pensée pour l'élaboration des valeurs qui la soutiennent. En clair, la communauté de destin est dramatiquement incomplète si elle n’intègre pas en même temps les nouveaux rapports aux autres vivants qu’il nous faut fonder en valeur et en Droit.
Pour l’heure, cette extension de la notion de communauté de destin aux non humains apparait pour beaucoup incongrue, mais la définition de valeurs associées aux milieux de vie progresse. En témoigne le succès des mobilisations en faveur de la reconnaissance juridique des entités naturelles, et en Corse l’écho international des actions du mouvement Tavignanu vivu.
 

Être corse à l’ère de l’anthropocène

L’entrée dans l’ère de l’anthropocène d’un peuple corse élargi aux vivants et à leurs milieux de vie, voilà la nouvelle matrice de nos valeurs. La perspective va faire sourire ceux qui demeurent dans la fiction identitaire d’un peuple forgé sur le mythe d’une personnalité de base immuable et d’un milieu inchangé. De même qu’elle doit rebuter les tenants d’une écologie édénique qui rabat notre rapport aux vivants à un individualisme sensoriel privé de territoire, de droits et d’épaisseur historique. Rien de plus faux que de penser ce pays sous le prisme d’une virginité naturelle et éternelle. Les identités de la Corse et ses valeurs sont le produit d’une île très largement anthropisée.
Pas plus que nous sommes devenus des idiots culturels assujettis à une identité réifiée, nous ne devons ressembler à ces grands primates oublieux de leur histoire, qui reconstituent tous les matins les valeurs et les règles qui les font tenir ensemble. Il va bien falloir aborder la question des valeurs à l’épreuve des crises qui nous traversent. Car les indispensables repères moraux qu’il nous faut fixer pour décider des règles de vie commune ne pourront se limiter à un sentiment d’appartenance ou à un imaginaire sans sol.

Faire peuple c’est aussi faire société. Faire société revient à se constituer en valeur. Être présent au monde, c’est aussi le faire ensemble. Si l’on peut envisager une Corse sans État, on ne peut penser nos existences sans règles.
La nécessité de construire un nouveau récit national commande un pragmatisme qui produit ses valeurs dans et par l’action collective, à l’épreuve des faits. Une fois expurgée des allant de soi identitaires, déjà là, immuables et affranchis du travail de l’histoire, le processus de construction de valeurs susceptibles d’affronter les enjeux écologiques peut s’accomplir.
Cela engage jusqu’à notre regard sur les paysages de la Corse. Ces visages devenus à la fois monodimensionnels et verticaux ne permettent plus de comprendre les enjeux et d’y répondre. Objets de prescriptions, réduits à des attributs de commodité et d’attractivité, ces paysages de bord de route, surélevés au rang de sites remarquables que l’on ne pénètre plus, privés de surface et orphelins de toute horizontalité sont aussi dépourvus d’horizon.

Quelles sont les voies d’une re-matérialisation (il faut entendre par matérialisation la connexion aux dimensions tangibles du vivant dans nos interactions concrètes et sensibles avec la Corse) de notre identité ? C’est ainsi qu’il convient probablement de penser désormais notre identité de Corses à l’ère de l’anthropocène, bien loin de l’artificialisation de nos existences individuelles, d’un matérialisme fétichiste. Produire sans peur le contenu de notre existence collective est œuvre d’esprit et de matière. C’est ici que la langue corse est sans aucun doute la trace et le moyen d’attraper et de s’approprier le nouveau monde.
À l’opposé d’une identité en trompe-l’œil, qui tourne à vide et qui conduit au ressentiment, précisément par défaut d’esprit et de matière, d’autres pensent que le plus simple est de se débarrasser de l’idée même d’identité collective, de se tourner vers un monde simplifié, un monde où les relations aux espaces, aux lieux, aux territoires et plus généralement aux milieux de vie seraient la somme non problématique de nos trajectoires et de nos attachements individuels. Un monde sans épaisseur et sans mémoire collective, d’où émergerait des projets qui ne tireraient leur substance que de la sensibilité individuelle.

Une autre voie plus réaliste et plus conforme à ce que doivent les hommes de leur histoire collective consiste à reconnaitre le fait identitaire pour ce qu’il est. C’est-à-dire l’expression dynamique, matérielle et spirituelle, de valeurs communes intériorisées par une incessante mise à l’épreuve. L’identité n’est pas seulement faite d’imaginaires et de représentations, elle se consolide par un travail constant et collectif sur les valeurs. C’est-à-dire sur l’expérience, le vécu, et la délibération citoyenne.
S’agissant d’un territoire, les valeurs se construisent par l’habiter, par la pratique concrète des espaces et des lieux. Plus qu’une scène, mieux qu’une immersion passive, à l’ère de l’anthropocène l’identité devient projet. C’est ainsi que la capacité générative de la reconnaissance officielle du peuple corse peut enclencher un débat sur les valeurs. Mais penser que les valeurs vont émerger de ce seul processus conduit à ignorer le processus complexe de leurs engendrements, les apprentissages qui président à leur renouvellement.
 

De la Nation et de la cité écologique

Pour l'anthropologue Maurice Godelier, produire la société revient à « jouir de la capacité de transformer la nature » dans une volonté d’expliquer la réalité sociale par le dialogue matériel et idéel. La recherche politique de la part manquante de la construction contemporaine de l’identité corse passe par une interrogation non encore posée sur ce à quoi nous tenons vraiment, ce qui nous fait tenir ensemble et debout. Il nous appartient de définir notre manière d’habiter la Corse en dissipant le brouillard dans lequel se perdent les revendications institutionnelles d’une part, les errances identitaires et édéniques d’autre part.
S’interroger sur ce à quoi tiennent les Corses est en définitive le meilleur chemin pour un renouvellement du débat sur la constitution nationale. Dans les termes de Serge Audier, la cité écologique, devenue nation dans la perspective de ce texte, consiste à unir les acquis humanistes aux interpellations des autres vivants selon des formes de délibération à repenser de façon « à se sentir les coparticipants d’une même communauté civique ». L’émancipation nationale reprend sens et force si elle est en capacité de produire dans un même mouvement démocratique les valeurs, les dimensions et les aspirations des habitants de la Corse. Dans un autre contexte que celui de la Corse, Audier envisage le projet de constitution d’une cité écologique en s’affranchissant de l’omniprésence du modèle républicain à la française, qu’il repense à partir de ses fondements antiques dans les termes de la réalisation d’une émancipation de « tous, par tous et pour tous ». 

En Corse d’évidence, la cité écologique à édifier ne peut se définir dans la béance actuelle laissée entre une vision gestionnaire des affaires et un débat politique réduit à un contenu juridique évidé des valeurs qui lui donneraient sens. Il est urgent de vivifier la société corse autour d’une consultation citoyenne sur les contours d’une communauté de destin redéfinie, inclusive des milieux de vie de l’ensemble des habitants.
Une telle consultation est possible si elle s’accompagne d’un travail de déconstruction des croyances associées à l’alibi économique à l’œuvre dans notre île. Une pensée dominante incapable de s’extraire des ornières du tourisme de rente et du BTP résidentiel. Sans ce travail sur ce à quoi tiennent les Corses, les menaces sont grandes de voir une partie des Corses céder à une illusion identitaire à la fois fictive, inefficace et mortifère. 
 
 
 
Dimanche 28 Mai 2023
Jean-Michel Sorba


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