Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale débute en Corse une période d’une dizaine d’années, qualifiée de « traversée du désert » par le professeur Fernand Ettori, où la revendication culturelle et linguistique connait une période de « silence, où le souvenir de l’irrédentisme pesait sur toute expression écrite en langue corse [1] ».
Cette mise en silence prend fin en 1955 avec la création, à Paris, de l’association Parlemu Corsu et la publication le 15 juillet, dans l’île cette fois-ci, du premier numéro de la revue U Muntese. C’est autour de cette revue, et de son créateur Petru Ciavatti, que l’année suivante vont se constituer les associations Lingua Corsa et l’Accademia Corsa.
Ce nouveau temps de la revendication linguistique sera plus tard baptisé « Santa Cruciata » montrant le caractère éminemment sacré attribué à la langue. Dans l’autre sens nous pouvons constater que le sacré et le religieux apparaissent fréquemment dans le langage corse, Fernand Ettori y consacre un chapitre entier dans son Anthologie des expressions corses [2], tout en restant dans le domaine du profane.
Toujours dans U Muntese la question d’une liturgie en langue corse est traitée dans l’article Chiesa è Tradizione paru en janvier 1959. L’auteur, sous le pseudonyme de Frate Marcucciu, se demande ainsi si l’utilisation du Corse ne pourrait pas être plus efficace pour transmettre la foi dans les paroisses :
“Ùn puderebbe fà chi a so’ chjama si sparga per pievi e parrocchje di Corsica, in modu più direttu, più cunvincente e più fattiu, cun quillu accentu di a lingua materna chì sveglia, in l’animu di u populu, e risunanze di l’antica fede ?” [3]
Si la volonté de traduire la liturgie in lingua nustrale semble déjà être présente, le cadre de l’église catholique ne le permet pas et il faudra attendre pour cela le concile Vatican II.
[1] Ettori, Fernand, éd. Corse: cadre naturel, histoire, art, littérature, langue, économie, traditions populaires. Encyclopédies régionales. Paris: Bonneton, 1992. P. 250.
[2] Ettori, Fernand. Anthologie des expressions corses. Petite bibliothèque Payot 1048. Paris: Éditions Payot & Rivages, 2017.
[3] Frate Marcucciu. « Chiesa è Tradizione ». U Muntese, no 44 (janvier 1959). « On ne pourrait faire en sorte que son appel passe dans les pieve et paroisses de Corse, de manière plus directe, plus convaincante et plus active, avec la langue maternelle qui réveille dans l’âme du peuple, les résonnances de la foi antique ? »
Traduction et faux départ
Le Concile Vatican II, qui se déroule entre 1962 et 1965 à Saint Pierre de Rome, permet en effet l’entrée des langues et des cultures vernaculaires dans la vie de l’Eglise, retirant par la même occasion l’exclusivité liturgique du latin. Le projet d’ una messa corsa, voulut par une partie de la population insulaire, va alors éclore par le biais d’une commission diocésaine dédiée à la traduction de la liturgie. Cette commission, dirigée par Monseigneur Collini, alors évêque de Corse, est composée de Jean Ambrosi, dit Lenzulone, Paulu Arrighi, Ignaziu Colombani, Paulu Filippi, plus connu sous le pseudonyme de Gregale, et de Michele Orsini.
Après un long travail la première version de la traduction est terminée en juin 1968. Mais il est important de continuer à affiner le texte, le niveau de langue doit être parfait. Jean Ambrosi dans une lettre adressée à Ignaziu Colombani écrira ainsi que « l’opera deve esse ghjusta è scritta in lingua pura [1] » afin de transporter le plus d’émotion. La pureté de la langue permettrait en ce sens une foi plus intense. Dans une autre lettre , datée du 12 décembre 1968, Lenzulone dit avoir trouver le moyen d’imprimer la messe gratuitement grâce à un ami qui lui propose de payer 4000 exemplaires en papier de luxe. Cette œuvre de mécénat montre que le projet dépasse le cadre de cette commission diocésaine. Au même moment se pose la question du lieu où se déroulera le première Messa Corsa.
En voyant le potentiel symbolique pouvant retomber sur sa ville, Etienne Grimaldi maire de Corte, se rapproche de Jean Ambrosi pour accueillir la cérémonie. Assez logiquement le choix de la commission va dans le même sens. Jean Ambrosi écrit que ce choix lui semble être « una bella cosa, posti chì per noi veri Corsi, Corti è a capitale a piu attacata à i nostri cori [2] ».
En effet, au-delà du fait que la ville se situe au centre de l’île, ce choix renvoie surtout au XVIIIe siècle, quand la cité paoline était la capitale d’une Corse souveraine. Il est alors convenu de faire le premier office en corse à Corte durant l’été 1969.
Mais cette cérémonie va être retardée par Monseigneur Collini car la congrégation pour le Culte Divin au Vatican n’a toujours pas donné son accord pour cet office en langue vernaculaire. Si le basque et le breton sont autorisés à la prêche depuis le 7 mars 1965 ce n’est pas le cas du corse [3]. Bien que Vatican II n’interdit pas son usage dans le texte, l’évêque de Corse ne veut pas prendre de risque. Il prétexte que l’ordre de la messe n’est pas bon, et menace d’interdire au clergé insulaire de célébrer l’office si le projet cortenais continue [4].
Ces menaces font que le projet s’arrête pendant près de deux ans. Mais en 1971 la Congrégation pour le Culte Divin reconnaît aux conférences épiscopales « le droit de décider de l’utilisation de la langue du peuple dans quelque partie que ce soit de la messe ». Si la « langue du peuple » se réfère ici à la langue nationale officielle, donc le français, l’imprécision de la formule laisse la porte ouverte à la Messa Corsa.
[1] Lettre de Jean Ambrosi à Ignaziu Colombani, 7 octobre 1968. « Le travail doit être juste et écrit dans une langue pure. »
[3] Marchetti, Pascal. La corsophonie: un idiome à la mer. Paris: Éd. Albatros, 1989. p. 287.
[4] Lettre de Jean Ambrosi à Ignaziu Colombani, 12 décembre 1968.
Une célébration pleine d’émotions
Si Corte avait été préféré en 1969, c’est finalement à Bastia que le premier office in lingua nustrale aura lieu. C’est en effet à l’oratoire Saint Charles, le 17 octobre 1971 à 9 heure du matin, que le Chanoine Sauveur Casanova célèbre la première messe en langue Corse devant une foule importante de fidèles. Les Bastiais ont répondu largement présents, à tel point que l’édifice construit par les jésuites est trop petit pour tous les accueillir.
L’assemblée est majoritairement composée de jeunes hommes, certains se revendiquant comme non-croyants, montrant aussi le caractère identitaire et politique que porte cette célébration dans les prémices du Riacquistu. Une forte délégation de l’Action Régionaliste Corse est remarquée, et pointée du doigt par une frange de la population en défaveur de l’utilisation du corse à l’Eglise, perçu alors comme de la récupération politique. Dans une logique diglossique [1] l’utilisation du corse dans un contexte traditionnellement attribué à une autre langue est perçu par certains comme une ostentation militante, comme une survalorisation du corse [2].
Quoi qu’il en soit l’événement va bien au-delà de la revendication régionaliste. Le succès populaire de cette cérémonie a été particulièrement perçu au moment de l’eucharistie, l’importance et la ferveur de la participation ont surpris tout le monde, même le clergé.
Alors que les fidèles s’approchent de l’autel pour communier, les hosties manquent. Il faut alors que le père Augustin aille en chercher à l’église voisine de Saint Jean pendant que le Chanoine Casanova demande à l’assistance de prendre patience [3].
Toutefois, plus que le nombre, le succès de la Messa Corsa vient surtout de l’émotion qu’elle a créé, que cela soit par la langue, représentant ici la langue des racines, du cœur, de l’intimité, mais aussi par les chantres de Sermanu qui grâce au chant en paghjella « ont fait revivre la messe de chez nous, celle de nos montagnes, celles de nos villages [4] ». Se dégage ici un rapport particulier au village, à la montagne , à la « vraie Corse », bien que tout cela se déroule en plein centre-ville de Bastia. Le journal Arritti ! dans l’article consacré à cette messe met en relief ce lien entre foi, tradition et émotion en écrivant dans ses colonnes :
« Et c’est ici que se situe, en quelque sorte, la charnière entre l’acte de Foi religieuse et l’acte de Foi en la Corse. Il s’agissait, en somme, de faire entendre aux Corses l’Évangile ‘par l’esprit de leur enfance, par la foi de leurs villages, par leur langue [5] »
De ce lien avec le village ressort un besoin de faire communauté comblé. Ainsi personne semble vouloir quitter le lieu du culte à la fin de la messe : « On restait là, parce qu’on y était chez soi, entre amis, entre frères , et qu’on y était bien. La messe n’a-t-elle pas toujours été chez nous, l’occasion de la grande réunion du village ? [6] »
À la sortie l’officiant demande aux fidèles leurs avis sur la messe. De nombreuses lettres lui sont alors envoyées, notamment par des personnalités publiques comme Edmond Simeoni, Yves le Bomin ou encore José Stromboni. Chacune d’entre elles soulignent la réussite de l’office, qualifié de « parfait », qui est mis en parallèle avec les souvenirs nostalgiques des messes villageoises vécues durant l’enfance. Yves le Bomin écrit dans ce sens en parlant de la célébration du 17 octobre qui « a peut être fait ressurgir, des souvenirs, des sentiments, bref, la foi qui était celle de ma jeunesse [7] ».
Ainsi grâce à cette messa corsa, les fidèles insulaires ont pu à nouveau « bien prier », ce qui avait été rendu difficile, selon les Corses, avec la traduction française de la messe après le concile Vatican II. Joseph Morellini dans la lettre adressée à Sauveur Casanova dit : « Un populu ch’ha amparatu à pregà ind’a so lingua materna, se vo’a li cacciate ; un sa più pregà. A lingua di a chiesa corsa era latina, taliana e corsa. Oghje ùn è che francese. Duve andemu ? [8] »
Pour José Stromboni la langue française l’a éloigné de l’Eglise, mais aussi de Dieu, en renforçant l’institutionnalisation de la religion d’une certaine manière :
« Parlendu à Diu in francese mi paria di parlà à un prifettu o à qual’chi guvernatore [9]. »
Cette distanciation entre croyant et foi par la langue avait déjà était constatée par Pascal Marchetti dans un article de Kyrn. Il évoque ainsi une messe dominicale bastiaise, du 19 avril 1970, filmée par l'ORTF : « Amplifié, mis en évidence par les caméras et les micros, l’usage exclusif du français est apparu comme quelque chose d’abusivement artificiel, que le bon accent corse de l’officiant faisait ressortir davantage encore (…) il serait étonnant que le nouveau langage de l’Église parlât plus directement au cœur des fidèles que l’ancien [10] »
L’usage du corse durant l’office permet ainsi, selon les participants, de renouer avec la foi mais aussi de (re)faire communauté. Seul le journal La Provence dira que cette messe a montré les « limites » de la langue maternelle [11].
[1] La Provence. « La ‘’Messa Corsa’’ : une expérience séduisante, mais peut-être, des limites à la langue maternelle. »
[2] Lettre de Joseph Morellini au Chanoine Casanova, 18 octobre 1971. Archive du diocèse G200 Messa Nustrale Lira Sacra
[3] Lettre de José Stromboni au Chanoine Casanova, 25 octobre 1971. Archive du diocèse G200 Messa Nustrale Lira Sacra « En parlant à Dieu en Français j’avais l’impression de parler à un préfet ou à un quelconque gouverneur. »
[4] Kyrn, n° 5.
[5] Arritti!, « A Messa Corsa ». 1971 n 19.
[6] Ibid
[7] Lettre de Yves le Bomin au Chanoine Casanova 23octobre 1971. Archive du diocèse G200 Messa Nustrale Lira Sacra
[8] L’informateur Corse. « La “Messa Corsa” à Bastia: Une émouvante manifestation de foi et de tradition corse ». 18 octobre 1959.
[9] La notion de diglossie apparait en sociolinguistique dans les années 1960. Celle-ci se définit par une répartition des fonctions attribuées à de deux langues sur un même territoire. Une devient ainsi la langue de l’esprit, de l’Etat, la langue officielle, tandis que l’autre devient la langue du cœur, des racines, de l’intimité.
[10] Thiers, Jacques. Papiers d’identité(s). Nouvelle éd. augmentée. Aiacciu: Albiana, 2008. P. 120.
[11] Le provençal. « On a manqué d’hosties à l’Oratoire Saint Charles où Mgr Casanova célébrait la première “Messa corsa” ». 18 octobre 1971.
Work in progress
L’expérience de la première Messa Corsa fut donc succès, et la nécessité de réitérer l’opération semble évident, pour les croyants comme pour l’Eglise de Corse. C’est donc en toute logique que l’on voit le successeur de Monseigneur Collini, Monseigneur Thomas reprendre le projet d’une liturgie corse officielle. Il compose pour cela une nouvelle commission diocésaine vouée à continuer ce travail de traduction liturgique. Celle-ci est présidée par l’abbé Ange Giudicelli et est composée d’Yvia Croce, Matteu Ceccaldi, Ghjuvanni Luciani, Alanu Butteau et Antone Peretti.
Le fruit du travail de cette commission prendra la forme d’un petit livret Messa Nustrale, édité une première fois en 1976 avant de l’être à nouveau en 1984. Bien que Monseigneur Thomas encourage l’usage du corse dans la liturgie, tout comme la messe in paghjella afin de « surfer » sur le Riacquistu, il limite tout de même cet usage « pour certains rassemblements populaires et typiques, spécialement lors des fêtes patronales de nos villages [1] ». Cela concerne environ une trentaine de messes par an.
En 2012, une fois arrivée sur la cathèdre ajaccienne, c’est autour de Monseigneur de Germay de prendre le dossier de la langue en main. Malgré les nombreux travaux de traduction effectués depuis l’évêque Collini, la traduction du Missel romain en corse n’est toujours pas reconnu par le Vatican et par le Pape.
Pour entamer les démarches auprès du Saint Siège le diocèse de Corse a besoin de l’accord de la conférence des évêque de France. C’est quelques années plus tard, en 2018, que les évêques français, réunis en assemblée plénière à Lourdes entre le 3 et le 8 novembre, ont donné leur accord pour lancer les démarches avec la congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements du Vatican [2].
Si cette reconnaissance du Missel Corse n’est toujours pas parvenu de Rome, cela n’empêche pas les fidèles à continuer à célébrer des messe nustrale assez régulièrement. Ces messes en langue corse, souvent chantées in Paghjella, semble intrinsèquement liée à une volonté de (re)faire communauté dans une Corse rurale, villageoise, n’existant presque plus que par le biais de ces rassemblements religieux.
Ainsi les Messe nustrale s’inscrivent aujourd’hui dans un « instant d’éternité [3] », nous comprenons ici la conception d’une Corse traditionnelle statique, hors du temps, vécu par les personnes réunies le temps d’un instant lors d’une « communion paysanne », où les participants se reconnaissent entre eux.
[1] Préface de Messa Nustrale, rédigée par Monseigneur Thomas. P4.
[2] La Croix. « Un pas de plus vers la traduction du missel romain en langue corse ». 12 novembre 2018. https://www.la-croix.com/Religion/pas-vers-traduction-missel-romain-langue-corse-2018-11-12-1200982571.
[3] Geary, Patrick J., et Jean-Pierre Ricard. Quand les nations refont l’histoire: l’invention des origines médiévales de l’Europe. Champs 720. Paris: Flammarion, 2006. P 199. « Le problème, c’est qu’une histoire qui ne change pas, qui réduit des siècles de transformations sociales, politiques et culturelles à un seul instant d’éternité n’a aucun rapport avec l’histoire. »
Pierre-François Marchiani est doctorant à l’UMR CNRS 6240 LISA, Università di Corsica