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La force politique des images, dal Buon Governo à u Riacquistu




On sait aujourd'hui combien les images politiques interpellent, dénoncent, émeuvent, et favorisent ainsi la construction des identités collectives. Toutefois, le pouvoir savait déjà jouer des représentations picturales au Moyen Âge. Tonì Casalonga opère ici un parallèle entre la République du Sienne sous le fameux Gouvernement des Neuf et notre Riacquistu, deux expériences où les images eurent pour objet de légitimer un nouveau rapport au politique.



« Vous ne connaissez peut-être pas son nom mais vous l’avez déjà vue. On l’appelle la "fresque du bon gouvernement". […] Ambrogio Lorenzetti l’a peinte dans le palais communal de Sienne en 1338 » [Conjurer la peur, p. 19]. C’est ainsi que débute Conjurer la peur, magistral ouvrage de Patrick Boucheron, où il démontre « la force politique des images ». La peur ? Celle du mauvais gouvernement, qui conduit la cité à sa perte et mène le peuple au désespoir, à la guerre, à la misère, à la mort, parce qu’en ces temps là rodait le spectre de la seigneurie, ébranlant l’idée même du bien commun.
Boucheron décrypte fort minutieusement la méthode mise en œuvre par Lorenzetti qui pratique une habile mimésis entre poétique et politique, car « le peintre développe ici un double langage ou du moins un discours en deux temps : "D’abord décrire la cité idéale, ensuite affirmer que la ville de Sienne est une cité idéale" » [ibid., p. 99]. Pour que ceux qui la gouvernent en soient informés, et son peuple aussi.

Pourtant « le rapport de la fresque de Lorenzetti au réel […] n’est en rien mimétique. Autrement dit, les grands murs de la salle des Neuf donnent à voir des visions de la ville (visioni) plus qu’une vue sur la ville (veduta) » [Ibid., p. 96].
C’est dans cette subtile différence entre visioni et veduta, que la langue italienne exprime avec précision, que l’art de Lorenzetti se projette sur les murs de la Sala della pace, à l’intérieur du Palazzo publico où se réunissait le Conseil des Neuf  qui gouvernait la ville. Les Neuf qui avaient, au moment où ils devaient prendre leurs décisions, sous les yeux l’image de leur cité représentée tant dans la splendeur de son architecture que dans l’harmonie de ses alentours et l’activité de ses habitants, mettant ainsi l’extérieur - l’action - à l’intérieur du huis-clos de la décision.

Représentée, certes, elle l’était, cette cité, mais d’une telle façon que quand bien même tout était reconnaissable, tout était en quelque sorte poétisé par l’harmonie des formes, des couleurs, comme par le choix du peintre de ne faire apparaître que ce qui servait son dessein. Il utilise ainsi picturalement la rhétorique de la comparaison développée par Pétrarque.
« Il faut que cette ressemblance soit, non pas telle que la ressemblance du portrait à celui dont c’est le portrait (plus celle-là est grande, plus l’artiste mérite d’éloges) mais telle que la ressemblance du fils à son père. En effet, bien qu’il y ait souvent, de père à fils, beaucoup de différences dans les parties du corps, une ombre, ou ce que les peintres de notre époque appellent un air, qui se remarque surtout dans les yeux et le visage, constitue cette ressemblance qui, aussitôt que nous voyons le fils, rappelle le père à notre mémoire, alors même que tous les traits se révèleraient différents si nous venions à les mesurer » [Ibid., p. 99].

L’esthétique du Riacquistu

C’est là, me semble-t-il, que se situe la mutation qui s’est produite dans la manière de représenter la Corse, par les Corses eux-mêmes, à partir de cette période qui porte le beau nom de « Riacquistu ». Alors que jusque là toutes les représentations de l’île portaient sur l’image d’un réel représenté - paysages, personnages - naissait alors dans le bouillonnement des esprits une nouvelle iconographie en quelque sorte de combat, que certains nommaient politique ou engagée. Il s’agissait de contribuer à la lutte avec les moyens qui sont certes ceux de l’image, mais d’une image qui porte du sens, ce dont témoigne tout particulièrement le splendide recueil Guarda fratellu!   
Car alors, comme en 1338 à Sienne, « dans un climat politique qui s’est alors tendu, peut-être a-t-on jugé nécessaire de renforcer la portée morale et politique de l’œuvre, en rendant plus explicite l’avertissement aux puissants. […] dans la salle de la Paix, nimbant en lettres d’or la grande allégorie de la justice […] l’un des vers les plus célèbres de la "chanson" qui court à mi-hauteur du mur où sont représentés les effets du bon gouvernement, (qui) peut s’entendre comme la reprise poétique, en langue vulgaire, de cette référence biblique : Volgiete gli occhi a rimirar costei, vo’ chi reggiete che figurate. (Tournez les yeux pour admirer, vous qui régissez celle qui est figurée ici) » [Conjurer la peur, p. 108].

Car dans ces œuvres que toute le monde pouvait voir, collées sur les murs des villes et des villages, apparurent alors des mots qui n’étaient pas de la même nature que les simples informations, que les habituelles affiches commerciales ou politiques portaient en caractères gras, mais des mots chargés de sens et parmi eux le plus fréquent était LIBERTÀ, cette liberté que chanta si bien Eluard :
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom


Cette apparition du texte dans l’univers plastique, qui correspondait à l’évidence au même besoin qui conduisit Lorenzetti à donner une place important au texte dans sa composition, Boucheron l’explique en écrivant qu’« en tout cas la peinture de la sala della Pace s’inscrit dans un contexte culturel marqué par une exigence, caractéristique des communes au temps des regimi di popolo, de diffusion au plus grand nombre d’un message politique [Ibid., p. 110] ».
À la même époque, la chanson aussi se transformait, et passait de la romance fortement connotée d’un passéisme folklorisé à une authenticité retrouvée comme à une vivifiante création portée par des textes poétique de grande beauté. On retrouvait des bribes de ces textes dans les mots qui ornaient ces affiches et c’est sans doute pour cela que les auteurs de Guarda fratellu! ont choisi pour titre ce vers d’une chanson de Poletti.
Car comme l’écrit plus loin Boucheron, la « "chanson politique" déclamée en plusieurs lieux de la fresque ne couvre pas la subtile et discrète polyphonie que fredonnent les images. Elle donne le ton, sans doute, sur lequel chaque voix doit s’accorder. Pour autant, elle n’écrase en rien l’incertitude des images, guidant seulement le regard qui les embrasse par quelques lignes de sens, suffisamment stables pour soutenir la compréhension mais tremblées par l’équivoque propre à la parole poétique » [ibid., p. 112].

 
Vendredi 27 Décembre 2024
Tonì Casalonga


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