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Quels coûts sociaux pour la pollution sonore ?



Voilà un sujet mal connu, voire mal identifié, en particulier en Corse. La pollution sonore existe pourtant à proximité des grandes infrastructures et parce qu’elle croise des enjeux de santé publique et de qualité du cadre de vie, elle a fait l’objet d’une étude de quatre économistes de l’Université de Corse (ou formés par elle). Corinne Idda, Dominique Prunetti, Claudio Detotto, Laura Ciucci se sont concentrés sur les nuisances sonores dues aux activités portuaires et ont cherché à en mesurer les coûts sociaux dans trois villes-ports : Bastia, Livourne et Gênes.



Carte postale du port de Gênes, 1900
Carte postale du port de Gênes, 1900

La pollution sonore est définie comme un son non désiré ayant des conséquences sur la santé physique et psychologique. Ses effets vont croissant, en particulier dans les pays industrialisés et développés, et affectent donc négativement notre bien-être environnemental et notre santé.

Jusqu’à présent, la recherche académique s’est surtout concentrée sur l’évaluation de la pollution sonore due à la proximité des aéroports, des chemins de fer et des routes, tandis que la pollution sonore des ports a été largement négligée. Mais l’Union européenne a récemment pris des mesures pour définir et réglementer la pollution sonore des ports. La directive sur le bruit dans l’environnement, du 25 juin 2002, vise à réduire les effets nocifs du bruit, mais elle assimile le bruit portuaire au bruit industriel, ce qui ne permet pas de tenir compte de certaines caractéristiques du bruit portuaire.

Plusieurs points critiques sont inhérents aux activités portuaires. Premièrement, les infrastructures portuaires, en particulier en Europe, font souvent partie intégrante des villes côtières, ce qui accroît l’impact négatif de leurs activités sur la santé.
Deuxièmement, les ports incluent un grand nombre de sources de bruit. Cela limite l’efficacité de la mise en œuvre des politiques de lutte contre le bruit dans ces zones.
Troisièmement, en raison de la grande quantité de biens et de personnes transportés dans le monde entier, les activités émettrices de bruit sont menées de jour comme de nuit. Le problème est double ici. D’une part, cette continuité des activités a un impact sur les résidents proches des zones portuaires, qui ne peuvent pas bénéficier de périodes de répit; d’autre part, la propagation et l’impact du bruit sont légèrement plus élevés pendant la nuit.
 


Les coûts du bien-être environnemental

Malgré cette importance de la pollution sonore des ports, la science économique semble ne pas s’y être intéressée. Notre étude, menée dans le cadre d’un projet de coopération transfrontalière européenne INTERREG , vise à combler ce manque. Elle a été menée dans trois ports – Bastia, Livourne et Gênes – de taille et de vocation indéniablement différentes :
- Avec une population de 45000 habitants, Bastia, représentant la porte principale de la Corse, se consacre davantage à la plaisance et au transport par ferry.
- Livourne (environ 160000 habitants) est le principal port de la Toscane, avec de nombreuses liaisons par ferry avec la Corse et la Sardaigne. Il possède plusieurs industries tout autour de la zone urbaine et constitue un important nœud ferroviaire de la région.
- Gênes est la sixième plus grande ville d’Italie et son agglomération compte environ 600000 habitants. Son port, avec un volume d’échanges de 58,6 millions de tonnes, se classe au premier rang en Italie et au quinzième en Europe.

Le but de l’étude est d’estimer les coûts sociaux générés par la pollution sonore. Ici, le coût social correspond à ce que les individus consentiraient à payer pour une certaine réduction des niveaux de bruit, donc pour une augmentation de leur bien-être environnemental. En outre, ce consentement à payer est évalué au regard de plusieurs facteurs individuels, tels que la sensation subjective de bruit, l’âge ou le niveau d’éducation. Il est essentiel d’estimer en quelle mesure ces facteurs affectent le niveau de consentement.
D’un point de vue politique, il est fondamental d’estimer les coûts sociaux procédant de la réduction de la qualité de vie des résidents afin de définir la réponse politique la plus appropriée. Bien évidemment, les politiques axées sur la réduction de la pollution, ou du moins sur son atténuation, imposent des coûts financiers à la collectivité, dont les moyens sont forcément limités. L’analyse coûts-avantages a donc pour objet d’aider les décideurs politiques à estimer le bénéfice net d’un projet ou d’une option. L’un des problèmes-clés est que, de façon générale, les bénéfices sont plus difficiles à estimer que les coûts.
 


Comment estimer le consentement à payer des citoyens ?

Nous avons utilisé l’approche dite d’évaluation contingente. Le but est d’estimer le prix que les individus associent non pas à un bien matériel précisément identifié, mais à un changement censé leur procurer plus de bien-être environnemental. En d’autres termes, le niveau de consentement à payer pour un bien non marchand et non matériel.
Or, l’estimation des coûts monétaires associés aux biens non marchands n’est pas une tâche aisée. La science économique utilise deux grandes approches : les préférences révélées et les préférences déclarées. Grâce à l’approche des préférences révélées, on peut notamment montrer comment des différences de conditions environnementales, telles que le niveau de pollution ou la protection de certaines zones, affectent l’évolution des valeurs immobilières.
Quant à la méthodologie des préférences déclarées, elle se base sur des entretiens au cours desquels les personnes interrogées sont invitées à faire part de leur évaluation subjective d’un bien public ou privé. Cela permet aussi d’évaluer l’effet d’éléments psychologiques tels que la peur.

Les estimations du consentement à payer sont obtenues à partir d’un échantillon représentatif de résidents locaux, de 400 entretiens menées dans chaque ville. Les personnes interrogées ont été d’abord invitées à écouter deux échantillons de bruit de 50 et 40 décibels respectivement, qui représentent le bruit des activités portuaires locales standard.
Elles ont ensuite dû exprimer ce qu’elles consentiraient à payer pour une nouvelle infrastructure mise en place par la commune, se traduisant par la réduction du niveau de bruit mentionnée ci-dessus, donc de 50 à 40 décibels. L’infrastructure proposée dans l’expérience est l’électrification des équipements portuaires, qui permettrait d’éteindre les générateurs électriques des ferries et des cargos.
Enfin, dix niveaux d’offre ont été sélectionnés : 1, 3, 5, 7, 10, 15, 20, 35 et 50 euros. Un seul niveau d’offre a été proposé au hasard à chaque interviewé, qui devait accepter ou non la valeur proposée. Ensuite, en intégrant dans une régression logistique les différentes variables explicatives, à savoir l’offre proposée, son acceptation ou son refus, mais aussi plusieurs variables individuelles détaillées plus bas (âge, sexe, sensibilité, etc.), nous estimons le consentement à payer moyen dans les trois ports étudiés. Ici, la valeur correspond à un consentement à payer maximal des individus, et peut donc être supérieure à l’offre la plus élevée.

 


Un consentement très variable

L’échantillon initial se fondait sur 400 individus dans chaque ville. Cependant, dans quelques cas, nous avons reçu des questionnaires partiels ou incomplets, réduisant le nombre d’observations disponibles. Finalement nous avons pu travailler sur la base de 928 observations : 326 pour Bastia, 273 pour Gênes et 329 pour Livourne.
21% de l’échantillon global acceptent le montant proposé : 31% des individus à Bastia, 21% à Gênes et 9% à Livourne. Le graphique ci-dessous donne une image de la distribution des valeurs moyennes du vote dans les trois villes. Comme prévu, nous observons généralement une baisse de la probabilité d’acceptation au fur et à mesure que le montant demandé augmente.

L’enquête a aussi permis de tester plusieurs variables susceptibles d’affecter le consentement à payer individuel. La variable SENSIBILITÉ mesure la sensibilité subjective au bruit du répondant (échelle de 0 à 4). La variable SANTÉ prend la valeur 1 si le répondant déclare que la pollution sonore affecte ou pourrait affecter sa santé, et 0 dans le cas inverse. La variable PORT_BRUIT est une mesure subjective du bruit provenant de la zone portuaire (échelle de 0 à 4). La variable BRUIT est une autre mesure subjective du bruit lié à d’autres sources (échelle de 0 à 4) telles que le trafic, les trains, les industries, etc. La variable ÉTAGE indique l’étage de l’appartement du répondant, sachant que plus l’appartement est haut, plus l’exposition au bruit est importante. La variable ÂGE indique l’âge du répondant, tandis que la variable SEXE prend la valeur 1 si le répondant est une femme. La variable ÉDUCATION est relative au niveau d’études du répondant (échelle de 0 à 4). Enfin, la variable ENFANT prend la valeur 1 si le répondant a des enfants, car cela peut impliquer une sensibilité accrue aux questions de bien-être.

Nous constatons que tous les coefficients ont les effets attendus, et que la plupart d’entre eux sont statistiquement significatifs.
1/ La variable ENCHÈRE est négative, puisque les offres les plus élevées ont une probabilité plus faible d’être acceptées. C’est particulièrement sensible à Livourne.
2/ Les variables SENSIBILITÉ et SANTÉ ont un effet positif et significatif. Une sensibilité élevée au bruit et une sensibilisation à la pollution sonore sont associées à un consentement à payer plus élevé.
3/ L’exposition générale au bruit est significative et positivement corrélée au consentement à payer individuel, même si l’effet diminue à mesure que l’exposition augmente.
4/ Les femmes sont en moyenne moins disposées à payer.
5/ Enfin, les personnes plus instruites ont un consentement à payer plus élevé. Bien évidemment, le niveau d’instruction conditionne souvent le niveau de salaire.

Les différences de consentement à payer entre les villes sont assez faibles. Les valeurs moyennes vont de 28,11 € pour Bastia à 105,88 € pour Gênes, tandis que les valeurs médianes se situent entre 26,36€ et 99,05 €. En résumé, il existe un consentement à payer substantiel pour la réduction du bruit dans les ports.
Toutefois, les valeurs sont fortement influencées par la localisation. Comme prévu, Gênes, qui est le port le plus important et où les résidents sont le plus exposés à la pollution sonore, affiche un consentement à payer plus élevé que Livourne et Bastia. Cependant, même dans le cas de Bastia, l’expérience montre un consentement à payer significatif pour la réduction du bruit.
 


Conclusions

Cette étude tente d’examiner le consentement à payer associé à la réduction de la pollution sonore en prenant trois villes comme études de cas, à savoir Bastia, Gênes et Livourne. Au moyen d’une approche d’évaluation contingente concernant les préférences individuelles pour une réduction de la pollution sonore de 10 décibels, l’approche identifie la volonté des individus de répondre positivement à cette intervention politique. Les résultats montrent que les citoyens sont disposés à payer pour électrifier la zone portuaire, afin de permettre aux ferries et aux cargos d’éteindre leurs générateurs électriques et donc de réduire les émissions sonores, en particulier pendant la nuit.
Nos estimations montrent que Gênes a le consentement à payer moyen le plus élevé (105,88 €), suivie de Livourne (66,15 €) et de Bastia (28,11 €). Toutefois, les variations considérables en fonction du lieu d’habitation ne doivent pas conduire à sous-estimer l’impact des facteurs individuels. Si seules certaines catégories de la population accordent un véritable prix au bien-être environnemental, il sera plus difficile de mettre en œuvre des politiques ambitieuses en la matière.


 

Samedi 27 Avril 2024
Corinne Idda, Dominique Prunetti, Claudio Detotto, Laura Ciucci