Ils sont arrivés les premiers, bien en avance sur le coucher du soleil. Puis ils ont dit au serveur : « vous le mettrez ici, et nous on se mettra là ». Ils ont un peu arrangé les tables, se sont assis et ont commandé deux bouteilles d’eau. Ces deux jeunes hommes à l’allure sportive, en short de couleur crue et tee-shirt fantaisie, les yeux cachés derrière de larges lunettes de soleil, portant une grosse banane à la ceinture étaient visiblement autre chose que ce dont ils se donnaient l’air. Nous allions dîner avec le maire de Palerme, Leoluca Orlando. C’étaient les gardes du corps que le RAID avait dépêché pour le protéger tant qu’il était sur le sol français.
Quelques temps auparavant Gilberte Casabianca, une jeune enseignante en langue corse de Pigna, s’était vu proposer par un collègue qui avait déjà expérimenté la chose, de donner des leçons de français à un député européen italien en séjour linguistique estival dans un hôtel à Île-Rousse. Elle accepta et découvrit après quelques jours l’identité de son élève. Leurs conversations avaient vite dévié de la grammaire vers le double thème de la Sicile et de la Corse, de sa ville à lui et de son village à elle.
Quelques temps auparavant Gilberte Casabianca, une jeune enseignante en langue corse de Pigna, s’était vu proposer par un collègue qui avait déjà expérimenté la chose, de donner des leçons de français à un député européen italien en séjour linguistique estival dans un hôtel à Île-Rousse. Elle accepta et découvrit après quelques jours l’identité de son élève. Leurs conversations avaient vite dévié de la grammaire vers le double thème de la Sicile et de la Corse, de sa ville à lui et de son village à elle.
Sicile et Corse
Elle me proposa de le rencontrer lors du dîner qu’elle l’avait invité à faire à Pigna le soir du 15 août 1995 pour fuir la cohue du littoral. Ce soir-là, je ne remarquai pas la présence des gardes du corps mais fus surpris de voir, tranquillement assise à côté de lui, une jolie fillette d’une dizaine d’années : sa fille.
Ils étaient déjà au dessert et les présentations faites, après quelques mots échangés en français, la conversation se poursuivit en italien. J’adore cette langue qui me remet en mémoire les belles années passées à Rome. Ah ! me dit-il, comme je lui parlais de la ville paisible et dorée que j’avais connue, « si tu savais ! Désormais la mafia est partout ». Je ne savais rien de son combat, de son amitié avec le juge Falcone, de son moment de désespoir à sa mort, et de tant d’autres choses que j’apprenais au fil d’un discours qui me faisait découvrir ce qu’est un véritable homme politique.
Puis il m’interrogea sur la Corse, en général d’abord puis aborda des questions plus directes à propos de l’action violente et clandestine que la Corse connaissait depuis longtemps déjà. C’étaient les années noires. Mais il se faisait tard, et sa petite fille avait sommeil.
Pourtant, il avait abordé un thème qui m’avait fortement troublé, la relation entre mafia et identité, que je souhaitais approfondir avec lui. Comme je savais que Gigi lui donnait un cours chaque matin, j’écrivis deux jours plus tard un mot – en langue corse – que je lui demandai de bien vouloir lui remettre. « Amicu, mi faria piacè d’avè a pussibilità di parlà cuncretamente cun tè di l’incontru tra mafia e identità chì à noi, quì è oghje, ci interessa tantu. Sè tu sì libaru una di queste sere, vene incù a to figliola à cena à a Casa Musicale ».
Nous sommes le 19 août, les deux gardes du corps sont installés depuis longtemps quand Leoluca arrive avec sa fille. Je trouvai ce couple étrange, surtout quand il me dit, dans la splendeur tragique d’un soleil se couchant sur la mer, que : « la mafia n’est pas un phénomène de marginalisation, mais un pouvoir qui produit de la marginalisation, la mafia n’a pas son origine dans le sous-développement mais est une sauvage accumulation de richesses qui produit la marginalisation » ; que « rien n’apparaît à l’opinion mondiale plus sicilien que la mafia. Mais que rien, dans la réalité, n’est plus hostile à la Sicile que la mafia. Ceci nous le savons, nous Siciliens, nous l’avons appris en vivant de terribles moments de peur, de honte, de douleur [1]». En somme, il osa affirmer qu’on ne peut être à la fois Sicilien et mafieux, car on ne peut à la fois être une chose et la tuer.
Je compris pourquoi sa vie était en danger quand je perçus la force de cette destitution de la sicilianité, et quand je jetai un regard sur son enfant qui l’écoutait intensément, il me dit comme si je lui avais demandé une explication : « Ils ont tué mon ami Falcone et sa femme. C’est pour cela que mon épouse et moi nous voyageons chacun avec un de nos deux enfants et toujours séparément ». Je compris alors qu’ils avaient accepté la possibilité de l’horreur et qu’ils tentaient de l’apprivoiser en en réduisant, par hypothèse, les conséquences de moitié. Il partit le lendemain pour Palerme.
Ils étaient déjà au dessert et les présentations faites, après quelques mots échangés en français, la conversation se poursuivit en italien. J’adore cette langue qui me remet en mémoire les belles années passées à Rome. Ah ! me dit-il, comme je lui parlais de la ville paisible et dorée que j’avais connue, « si tu savais ! Désormais la mafia est partout ». Je ne savais rien de son combat, de son amitié avec le juge Falcone, de son moment de désespoir à sa mort, et de tant d’autres choses que j’apprenais au fil d’un discours qui me faisait découvrir ce qu’est un véritable homme politique.
Puis il m’interrogea sur la Corse, en général d’abord puis aborda des questions plus directes à propos de l’action violente et clandestine que la Corse connaissait depuis longtemps déjà. C’étaient les années noires. Mais il se faisait tard, et sa petite fille avait sommeil.
Pourtant, il avait abordé un thème qui m’avait fortement troublé, la relation entre mafia et identité, que je souhaitais approfondir avec lui. Comme je savais que Gigi lui donnait un cours chaque matin, j’écrivis deux jours plus tard un mot – en langue corse – que je lui demandai de bien vouloir lui remettre. « Amicu, mi faria piacè d’avè a pussibilità di parlà cuncretamente cun tè di l’incontru tra mafia e identità chì à noi, quì è oghje, ci interessa tantu. Sè tu sì libaru una di queste sere, vene incù a to figliola à cena à a Casa Musicale ».
Nous sommes le 19 août, les deux gardes du corps sont installés depuis longtemps quand Leoluca arrive avec sa fille. Je trouvai ce couple étrange, surtout quand il me dit, dans la splendeur tragique d’un soleil se couchant sur la mer, que : « la mafia n’est pas un phénomène de marginalisation, mais un pouvoir qui produit de la marginalisation, la mafia n’a pas son origine dans le sous-développement mais est une sauvage accumulation de richesses qui produit la marginalisation » ; que « rien n’apparaît à l’opinion mondiale plus sicilien que la mafia. Mais que rien, dans la réalité, n’est plus hostile à la Sicile que la mafia. Ceci nous le savons, nous Siciliens, nous l’avons appris en vivant de terribles moments de peur, de honte, de douleur [1]». En somme, il osa affirmer qu’on ne peut être à la fois Sicilien et mafieux, car on ne peut à la fois être une chose et la tuer.
Je compris pourquoi sa vie était en danger quand je perçus la force de cette destitution de la sicilianité, et quand je jetai un regard sur son enfant qui l’écoutait intensément, il me dit comme si je lui avais demandé une explication : « Ils ont tué mon ami Falcone et sa femme. C’est pour cela que mon épouse et moi nous voyageons chacun avec un de nos deux enfants et toujours séparément ». Je compris alors qu’ils avaient accepté la possibilité de l’horreur et qu’ils tentaient de l’apprivoiser en en réduisant, par hypothèse, les conséquences de moitié. Il partit le lendemain pour Palerme.
[1] Message du maire de Palerme au président de la République Italienne, le 17 juin 1995
Identité, entre liberté et mystification
À peine rentré, il m’envoya copie d’un très beau texte paru dans Il Mattino intitulé « Ciao Alex » qu’il avait écrit à la mémoire d’un ami commun, Alexander Lander, dont nous avions appris le suicide. C’était un député européen de l’Alto Adige, que j’avais rencontré lors d’un séminaire organisé par Ivan Illich à Trento sur le thème en forme d’interrogation et en latin : « homo naturaliter monolinguis ? ».
Alex était un homme engagé dans la convivialité interethnique et l’autonomie de sa région, mais aussi au Parlement européen dont il était le président du groupe des Verts, contre la guerre en Irak, pour le Kosovo, les Kurdes, le Tibet, etc… Il avait même créé la « foire des utopies concrètes » ! Le texte de Leoluca se terminait ainsi : « Merci de m’avoir écouté, merci de m’avoir fait m’arrêter pour réfléchir au sens de la vie ». Hélas, pour notre ami, la vie avait perdu sens. Mais pas pour Leoluca !
Le 1er septembre, je reçus au secrétariat du Conseil économique, social et culturel de Corse, un courrier officiel à en-tête du Sindaco di Palermo « m’invitant à participer dans la salle du Conseil communal à une rencontre publique sur le thème de l’identité entre liberté et mystification ». J’adressai immédiatement une demande d’autorisation dans les règles au président du Conseil exécutif de l’époque, Jean Baggioni. Elle me fut refusée, mais oralement, pour raison de sécurité. Mon fils Jérôme et sa compagne journaliste Florence furent pourtant reçus par Leoluca Orlando à Palerme au même moment avec une grande gentillesse. Ils revinrent enchantés de ce que cette ville était en train de réaliser, comme par exemple faire « adopter » par une école un monument abandonné de la ville.
Je revis Leoluca à la fin novembre mais en coup de vent à Barcelone pour la Conférence Euro-Méditerranéenne, nous n’étions pas dans la même commission et la foule était nombreuse. Puis bien plus tard à une autre occasion, à Bastia, pour l’inauguration de la rue Juge Falcone, où il avait été invité par la municipalité. Nous eûmes là aussi à peine le temps de nous embrasser et d’échanger quelques mots en aparté à la grande surprise des officiels : il reprenait l’avion le soir même.
Le 6 février 1998 le préfet Erignac est assassiné. La nouvelle se répand jusqu’en Sicile, et Leoluca envoie un long télégramme de condoléances et de soutien au président de l’Assemblée de Corse qui m’en transmet copie et me demande de le remercier en son nom. Leoluca me répond le 27 par un courrier manuscrit qui se termine ainsi : « Avec l’espérance – qui est un engagement et un projet politique – que nos histoires, nos îles, nos identités sauront construire un futur de paix et de respect de la vie ».
Alex était un homme engagé dans la convivialité interethnique et l’autonomie de sa région, mais aussi au Parlement européen dont il était le président du groupe des Verts, contre la guerre en Irak, pour le Kosovo, les Kurdes, le Tibet, etc… Il avait même créé la « foire des utopies concrètes » ! Le texte de Leoluca se terminait ainsi : « Merci de m’avoir écouté, merci de m’avoir fait m’arrêter pour réfléchir au sens de la vie ». Hélas, pour notre ami, la vie avait perdu sens. Mais pas pour Leoluca !
Le 1er septembre, je reçus au secrétariat du Conseil économique, social et culturel de Corse, un courrier officiel à en-tête du Sindaco di Palermo « m’invitant à participer dans la salle du Conseil communal à une rencontre publique sur le thème de l’identité entre liberté et mystification ». J’adressai immédiatement une demande d’autorisation dans les règles au président du Conseil exécutif de l’époque, Jean Baggioni. Elle me fut refusée, mais oralement, pour raison de sécurité. Mon fils Jérôme et sa compagne journaliste Florence furent pourtant reçus par Leoluca Orlando à Palerme au même moment avec une grande gentillesse. Ils revinrent enchantés de ce que cette ville était en train de réaliser, comme par exemple faire « adopter » par une école un monument abandonné de la ville.
Je revis Leoluca à la fin novembre mais en coup de vent à Barcelone pour la Conférence Euro-Méditerranéenne, nous n’étions pas dans la même commission et la foule était nombreuse. Puis bien plus tard à une autre occasion, à Bastia, pour l’inauguration de la rue Juge Falcone, où il avait été invité par la municipalité. Nous eûmes là aussi à peine le temps de nous embrasser et d’échanger quelques mots en aparté à la grande surprise des officiels : il reprenait l’avion le soir même.
Le 6 février 1998 le préfet Erignac est assassiné. La nouvelle se répand jusqu’en Sicile, et Leoluca envoie un long télégramme de condoléances et de soutien au président de l’Assemblée de Corse qui m’en transmet copie et me demande de le remercier en son nom. Leoluca me répond le 27 par un courrier manuscrit qui se termine ainsi : « Avec l’espérance – qui est un engagement et un projet politique – que nos histoires, nos îles, nos identités sauront construire un futur de paix et de respect de la vie ».