Fernand Ettori, « Peuple, nationalité, nation : pour une réévaluation de l'histoire de la Corse », Peuples méditerranéens, n° 38-39, 1987, pp. 24-26.
Dans les années 1954-1955, l'Indochine, la Tunisie et le Maroc sont perdus ; en Algérie, on ressent les premières secousses. Le décret du 30 juin 1955 sur l'organisation de la politique régionale est signe de ce repli d'une partie du capital financier à l'intérieur des limites politiques de la nation française. En application du décret de 1955 naquit, le 2 avril 1957, le programme d'action régionale de la Corse.
Ce texte instructif et qui n'a jamais été regardé de près, étant tombé dans l'oubli après le schéma de 1971, donne le signal de l'entreprise de colonisation. Le désastre de l'économie est mis sur le compte de « l'individualisme insulaire et l'absence d'initiative économique » ; « les Corses manquent d'aptitudes agricoles et industrielles ». On cherchera le profit le plus rapide en développant « celles des ressources dont l'exploitation est susceptible d'entraîner le plus rapidement et aux moindres frais une expansion générale ».
Le moteur de cette expansion sera le tourisme et, en complément, une agriculture organisée de manière à satisfaire les besoins touristiques. Comment, par qui et pour qui se fera ce développement ? Avec l'excuse de la « technicité », on sent bien que les Corses risquent de rester hors de ces grands projets que deux sociétés créées tout exprès, la SOMIVAC pour l'agriculture, et la SETCO pour le tourisme, étaient chargées de réaliser.
Bien sûr, on parle de faire « un patient effort d'éducation des éléments insulaires les plus dynamiques » ; mais en attendant que ce long effort (qui d'ailleurs ne sera jamais entrepris) donne quelque résultat, il faut « une action immédiate appuyée au besoin sur des initiatives extérieures ». Et ce que seront ces initiatives extérieures, on le voit tout de suite un peu plus avant : « L'instruction d'exploitants et de salariés étrangers à l'île sera indispensable aux premiers efforts de mise en valeur ». Pour le tourisme, c'est la même chanson : les hôtels construits par la SETCO ne seront cédés qu'« à des exploitants qualifiés », ce qui veut dire apportant des garanties financières et techniques que les Corses ne pouvaient pas apporter.
Selon ce plan (et, en certains endroits, même avant lui) se sont développés les deux éléments prévus :
— un tourisme aux mains, pour sa plus grande part, de grosses sociétés extérieures, opérant en circuit fermé et exportant leurs bénéfices ;
— dans la plaine orientale, une colonisation agraire de type ultramoderne, employant une main-d'œuvre marocaine et algérienne.
La perte de l'Algérie en 1962, le débarquement de 18 000 « pieds noirs » n'ont eu d'autre effet que d'accélérer un plan de colonisation prévu originellement pour les rapatriés de Tunisie et du Maroc et de détourner vers la vigne (passée de 5000 hectares en 1958 à 30000 en 1973) les projets de culture irriguée.
Alors que cette croissance s'en allait aux mains d'étrangers, s'effondraient les derniers soutiens de l'économie corse. En 1964 fermaient les deux usines de Barchetta, l'une de tanin de châtaignier, l'autre de planches. L'année suivante ferme à Canari la mine d'amiante. Quelques années plus tôt, la dernière banque corse avait fait faillite à Bastia et, dans la même année 1959, seule une protestation générale avait sauvé la voie ferrée que le gouvernement voulait supprimer.
Cette situation d'opposition — qui n'est pas celle de la Corse traditionnelle et de la Corse nouvelle, selon le titre d'un certain livre de géographie, mais l'opposition entre colonisé et colonisateur a été mal acceptée par une part croissante du peuple corse. II est apparu à beaucoup que, si le XIXe siècle avait été placé sous le signe de l'émigration, la seconde moitié du XXe se plaçait sous celui de la dépossession. Et en premier lieu aux Corses du Continent. Tant que le Corse émigré, mais pas oublieux de sa patrie, trouvait, à chaque retour, le maquis un peu plus épais, le village un peu plus vide, mais intact des entreprises étrangères, il pouvait penser que la « pauvreté naturelle » de la Corse, comme on le lui cornait aux oreilles, était la cause de son départ. Du jour où, revenant l'été, il a vu et touché un si grand développement économique effectué en si peu de temps sans lui et contre lui, il a commencé à se poser un certain nombre de questions. Et lui est venu le soupçon qu'on l'avait mis dehors pour en installer d'autres à sa place, et sur son sol.
En Corse même, les couches sociales les plus mécontentes et donc les plus ouvertes à une renaissance de la conscience nationale ne sont ni la classe ouvrière, qui compte peu dans une île sans industrie, ni les paysans pauvres, émigrés dès le premier jour, mais une petite bourgeoisie nombreuse qui se voit en passe d'être ruinée, ou du moins peu partie prenante du développement : agriculteurs moyens, chargés de dettes pour avoir voulu se moderniser et arrivés trop tard à la vigne quand le temps des profits était déjà passé ; petits commerçants, victimes des grandes surfaces ; petits entrepreneurs concurrencés par les sociétés extérieures, etc. Et enfin la jeunesse. La perte de l'empire colonial a fermé aux jeunes les débouchés extérieurs ; la Corse, vu la manière dont est orienté le développement économique d'aujourd'hui, ne peut pas non plus les accueillir. La proportion des jeunes sans travail est la plus forte de France. Ajoutons que la mentalité aussi a changé : la « place sur le Continent », si jamais on en trouve une, ne paraît plus le comble du bonheur ; et parmi ceux qui sont au dehors, certains reviendraient volontiers, s'ils le pouvaient.
Voilà l'état de fait actuel. Une mutation économique et sociale promue par des intérêts étrangers (ce qui est un caractère clairement colonialiste) est allée trop vite et avec trop de violence pour passer inaperçue. Cette rapidité de l'attaque a peut-être été, paradoxalement, le salut du peuple corse, réveillé sous le coup. La prise de conscience, comme on peut le penser, est inégale, les forces de résistance ou les zones de passivité toujours plus importantes. Mais le renouveau est en marche et sera difficile à arrêter, comme le démontrent les événements de ces dernières années qu'il n'y a pas lieu de rappeler ici.
Ce qu'il en sera de l'avenir est difficile à prévoir pour qui, ainsi qu'on le dit chez nous, « n'a pas mangé la devineresse ». Mais le bilan des données, un historien est toujours en droit de l'établir. Le peuple corse est parvenu aujourd'hui à une croisée des chemins. Deux routes s'ouvrent devant lui.
La route de l'épuisement démographique, de l'acculturation, et, plus encore, de la mort. Petit peuple, plus facile à noyer sous le flot des étrangers. Peuple de vieux à la moyenne d'âge élevée, conséquence de l'émigration. Dans les villages fossilisés de la montagne, une population sans la moindre activité de production, prisonnière des liens du clan, plus que jamais serviteur du pouvoir étatique, maintient, selon une distinction désormais passée dans l'usage, une corsité qui ne deviendra jamais une corsitude.
L'autre route est celle de la prise de conscience nationale. Cette prise de conscience trouve soutien dans certains aspects de la situation.
La crise économique commencée ces deux dernières années, et qui n'est pas conjoncturelle, interdit toute solution du problème des jeunes sans travail, alors même que le développement de l'urbanisation affaiblit le clanisme né de la société paysanne. La montée du rejet de l'acculturation va dans le même sens. Dans une île où le pourcentage de scolarisation est le plus élevé de France, une jeunesse pétrie de culture française sent poindre du fond de l'inconscient la résistance de son passé corse qui semblait oublié. Plus que dans les rues bruyantes, le véritable espace de lutte est peut-être bien celui-ci.
Dans les années 1954-1955, l'Indochine, la Tunisie et le Maroc sont perdus ; en Algérie, on ressent les premières secousses. Le décret du 30 juin 1955 sur l'organisation de la politique régionale est signe de ce repli d'une partie du capital financier à l'intérieur des limites politiques de la nation française. En application du décret de 1955 naquit, le 2 avril 1957, le programme d'action régionale de la Corse.
Ce texte instructif et qui n'a jamais été regardé de près, étant tombé dans l'oubli après le schéma de 1971, donne le signal de l'entreprise de colonisation. Le désastre de l'économie est mis sur le compte de « l'individualisme insulaire et l'absence d'initiative économique » ; « les Corses manquent d'aptitudes agricoles et industrielles ». On cherchera le profit le plus rapide en développant « celles des ressources dont l'exploitation est susceptible d'entraîner le plus rapidement et aux moindres frais une expansion générale ».
Le moteur de cette expansion sera le tourisme et, en complément, une agriculture organisée de manière à satisfaire les besoins touristiques. Comment, par qui et pour qui se fera ce développement ? Avec l'excuse de la « technicité », on sent bien que les Corses risquent de rester hors de ces grands projets que deux sociétés créées tout exprès, la SOMIVAC pour l'agriculture, et la SETCO pour le tourisme, étaient chargées de réaliser.
Bien sûr, on parle de faire « un patient effort d'éducation des éléments insulaires les plus dynamiques » ; mais en attendant que ce long effort (qui d'ailleurs ne sera jamais entrepris) donne quelque résultat, il faut « une action immédiate appuyée au besoin sur des initiatives extérieures ». Et ce que seront ces initiatives extérieures, on le voit tout de suite un peu plus avant : « L'instruction d'exploitants et de salariés étrangers à l'île sera indispensable aux premiers efforts de mise en valeur ». Pour le tourisme, c'est la même chanson : les hôtels construits par la SETCO ne seront cédés qu'« à des exploitants qualifiés », ce qui veut dire apportant des garanties financières et techniques que les Corses ne pouvaient pas apporter.
Selon ce plan (et, en certains endroits, même avant lui) se sont développés les deux éléments prévus :
— un tourisme aux mains, pour sa plus grande part, de grosses sociétés extérieures, opérant en circuit fermé et exportant leurs bénéfices ;
— dans la plaine orientale, une colonisation agraire de type ultramoderne, employant une main-d'œuvre marocaine et algérienne.
La perte de l'Algérie en 1962, le débarquement de 18 000 « pieds noirs » n'ont eu d'autre effet que d'accélérer un plan de colonisation prévu originellement pour les rapatriés de Tunisie et du Maroc et de détourner vers la vigne (passée de 5000 hectares en 1958 à 30000 en 1973) les projets de culture irriguée.
Alors que cette croissance s'en allait aux mains d'étrangers, s'effondraient les derniers soutiens de l'économie corse. En 1964 fermaient les deux usines de Barchetta, l'une de tanin de châtaignier, l'autre de planches. L'année suivante ferme à Canari la mine d'amiante. Quelques années plus tôt, la dernière banque corse avait fait faillite à Bastia et, dans la même année 1959, seule une protestation générale avait sauvé la voie ferrée que le gouvernement voulait supprimer.
Cette situation d'opposition — qui n'est pas celle de la Corse traditionnelle et de la Corse nouvelle, selon le titre d'un certain livre de géographie, mais l'opposition entre colonisé et colonisateur a été mal acceptée par une part croissante du peuple corse. II est apparu à beaucoup que, si le XIXe siècle avait été placé sous le signe de l'émigration, la seconde moitié du XXe se plaçait sous celui de la dépossession. Et en premier lieu aux Corses du Continent. Tant que le Corse émigré, mais pas oublieux de sa patrie, trouvait, à chaque retour, le maquis un peu plus épais, le village un peu plus vide, mais intact des entreprises étrangères, il pouvait penser que la « pauvreté naturelle » de la Corse, comme on le lui cornait aux oreilles, était la cause de son départ. Du jour où, revenant l'été, il a vu et touché un si grand développement économique effectué en si peu de temps sans lui et contre lui, il a commencé à se poser un certain nombre de questions. Et lui est venu le soupçon qu'on l'avait mis dehors pour en installer d'autres à sa place, et sur son sol.
En Corse même, les couches sociales les plus mécontentes et donc les plus ouvertes à une renaissance de la conscience nationale ne sont ni la classe ouvrière, qui compte peu dans une île sans industrie, ni les paysans pauvres, émigrés dès le premier jour, mais une petite bourgeoisie nombreuse qui se voit en passe d'être ruinée, ou du moins peu partie prenante du développement : agriculteurs moyens, chargés de dettes pour avoir voulu se moderniser et arrivés trop tard à la vigne quand le temps des profits était déjà passé ; petits commerçants, victimes des grandes surfaces ; petits entrepreneurs concurrencés par les sociétés extérieures, etc. Et enfin la jeunesse. La perte de l'empire colonial a fermé aux jeunes les débouchés extérieurs ; la Corse, vu la manière dont est orienté le développement économique d'aujourd'hui, ne peut pas non plus les accueillir. La proportion des jeunes sans travail est la plus forte de France. Ajoutons que la mentalité aussi a changé : la « place sur le Continent », si jamais on en trouve une, ne paraît plus le comble du bonheur ; et parmi ceux qui sont au dehors, certains reviendraient volontiers, s'ils le pouvaient.
Voilà l'état de fait actuel. Une mutation économique et sociale promue par des intérêts étrangers (ce qui est un caractère clairement colonialiste) est allée trop vite et avec trop de violence pour passer inaperçue. Cette rapidité de l'attaque a peut-être été, paradoxalement, le salut du peuple corse, réveillé sous le coup. La prise de conscience, comme on peut le penser, est inégale, les forces de résistance ou les zones de passivité toujours plus importantes. Mais le renouveau est en marche et sera difficile à arrêter, comme le démontrent les événements de ces dernières années qu'il n'y a pas lieu de rappeler ici.
Ce qu'il en sera de l'avenir est difficile à prévoir pour qui, ainsi qu'on le dit chez nous, « n'a pas mangé la devineresse ». Mais le bilan des données, un historien est toujours en droit de l'établir. Le peuple corse est parvenu aujourd'hui à une croisée des chemins. Deux routes s'ouvrent devant lui.
La route de l'épuisement démographique, de l'acculturation, et, plus encore, de la mort. Petit peuple, plus facile à noyer sous le flot des étrangers. Peuple de vieux à la moyenne d'âge élevée, conséquence de l'émigration. Dans les villages fossilisés de la montagne, une population sans la moindre activité de production, prisonnière des liens du clan, plus que jamais serviteur du pouvoir étatique, maintient, selon une distinction désormais passée dans l'usage, une corsité qui ne deviendra jamais une corsitude.
L'autre route est celle de la prise de conscience nationale. Cette prise de conscience trouve soutien dans certains aspects de la situation.
La crise économique commencée ces deux dernières années, et qui n'est pas conjoncturelle, interdit toute solution du problème des jeunes sans travail, alors même que le développement de l'urbanisation affaiblit le clanisme né de la société paysanne. La montée du rejet de l'acculturation va dans le même sens. Dans une île où le pourcentage de scolarisation est le plus élevé de France, une jeunesse pétrie de culture française sent poindre du fond de l'inconscient la résistance de son passé corse qui semblait oublié. Plus que dans les rues bruyantes, le véritable espace de lutte est peut-être bien celui-ci.