Ange Leccia, Eléments (photogramme)
On présente souvent le mouvement régionaliste contemporain, apparu dans les années 1960, à travers sa division en deux grandes tendances. La première, guidée par les frères Simeoni, est la plus connue, la plus représentative, la plus active sur le terrain, et elle rejette toute affiliation idéologique tout en ne remettant pas en cause l’économie de marché. La seconde, plus discrète, a été fondée par des militants qui étaient souvent étudiants à Paris, et ne concevait le régionalisme puis l’autonomisme qu’à travers l’avènement d’une société socialiste. Les deux tendances se sont rapprochées en 1966, au point de fonder ensemble à Corte le Front régionaliste corse [FRC], mais l’union fut éphémère. Non seulement leurs perspectives idéologiques étaient antinomiques, mais elles n’avaient pas la même approche vis-à-vis de la compétition électorale. L’une était favorable à la participation, et présentera pour la première fois Max Simeoni lors des législatives de mars 1967. L’autre y renonça avant cette échéance.
La première a ainsi créé l’Action régionaliste corse en août 1967, alors que la seconde conservera le nom de FRC, et cherchera notamment à développer son influence par ses écrits. C’est ainsi qu’en 1971, elle publie Main basse sur une île aux éditions Jérôme Martineau, manifeste qui influencera fortement la grande phase de radicalisation initiée en 1973, de transformation du régionalisme en nationalisme et de structuration de l’action clandestine.
La première a ainsi créé l’Action régionaliste corse en août 1967, alors que la seconde conservera le nom de FRC, et cherchera notamment à développer son influence par ses écrits. C’est ainsi qu’en 1971, elle publie Main basse sur une île aux éditions Jérôme Martineau, manifeste qui influencera fortement la grande phase de radicalisation initiée en 1973, de transformation du régionalisme en nationalisme et de structuration de l’action clandestine.
Un ouvrage-clé
Plusieurs fois réédité (et aussi traduit en italien), Main basse sur une île, auquel j’avais consacré une notice il y a déjà bien longtemps (Encyclopaedia Corsicae, vol. 6, Bastia, Dumane, 2004, pp. 433-437), développe des analyses qui vont marquer toute une génération militante, notamment :
- Le constat de la colonisation de l’île. « On dit d’un pays qu’il subit une telle situation lorsque les éléments de base de son économie prennent la fuite vers l’extérieur (il s’agit bien de fuite, et pas seulement d’exportation) ou qu’ils sont stérilisés sur place, et lorsque par contre les produits fabriqués viennent du dehors. Ce pays est alors privé de l’étape intermédiaire de la transformation des produits, qui seule apporte la prospérité et le progrès. »
- Le constat d’un « génocide culturel », dont les conditions ont été imposées par l’État, mais qui trouve son aboutissement dans l’auto-aliénation des Corses. « Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, tous les Corses sont désormais persuadés de la supériorité immanente de tout ce qui vient de l’Hexagone : hommes, idées, modes, comportements, langage, marchandises. L’émigration n’est plus un phénomène contingent, ni même une fâcheuse nécessité, mais une obligation inéluctable et quasiment un devoir. »
Toutefois, c’est un autre extrait que j’ai choisi de privilégier ici, consacré aux liens intimes unissant les systèmes politique et économique, et à leur évolution. Il montre particulièrement bien que ledit « système clanique » n’a rien d’immuable, qu’au contraire sa capacité d’adaptation a permis sa perpétuation dans des contextes profondément différents. En quelque sorte, une déclinaison corse du Guépard de Tommasi de Lampedusa.
FRC, Main basse sur une île, Paris, Jérôme Martineau, 1971, pp. 35-41.
De duels Gavini-Casabianca et duels Pietri-Landry, d’alliances matrimoniales en scissions, de réconciliations en volte-face, les sphères clanistes ont réussi à maintenir leur pouvoir, en dépit de la disparition de l’analphabétisme, de l’abandon des traditions, de l’émigration généralisée. Cette performance n’eût certes pas été possible sans la protection officielle et le maintien calculé d’infrastructures favorables s’adaptant aux changements survenus dans l’état économique.
C’est ainsi que, pour nous en tenir aux temps les plus récents (IIIe, IVe et Ve Républiques), on peut distinguer successivement :
- La période de l’état foncier, où la population corse tire entièrement sa subsistance du sol. C’est celle où le clan, d’ailleurs propriétaire des meilleures terres, détient dans l’île le pouvoir judiciaire par le contrôle des justices de paix, des tribunaux et de la Cour d’appel de Bastia. Il protège ses affiliés coupables de délits ou crimes d’origine agraire (meurtres consécutifs à des vols de bétail, à des litiges sur l’étendue ou le prix des pâturages, à la répartition des eaux d’irrigation). Il fait prononcer des acquittements, aide les contumax à s’embarquer, classe les contraventions, paie les amendes, pèse dans les procès civils. Son prestige est alors au zénith auprès des catégories paysannes les plus dépourvues.
- L’époque de l’état démographique où, par suite de la crise économique, les revenus tirés de la terre sont devenus insuffisants, alors que la population augmente. Le clan s’assure le pouvoir administratif. C’est lui qui, par exemple, nomme dans l’île les cantonniers, les agents voyers, les facteurs, les instituteurs souvent, et qui « place » en France et en Afrique les chômeurs que l’armée n’attire pas.
- L’époque de l’interventionnisme étatique au niveau de la région. Le clan détient cette fois le pouvoir réglementaire et redistributif. Muni d’une sorte d’investiture du pouvoir central au plan des mandats parlementaires, son emprise redescend de proche en proche, à travers les conseillers généraux, jusqu’aux mairies qui constituent, plus qu’autrefois, un moyen de pression. Il gangrène les Chambres de commerce et d’agriculture, les Syndicats d’électrification et d’amenée d’eau, les Caisses d’allocations familiales. Il pratique le favoritisme dans les adjudications de travaux publics, contrôle la construction, place des hommes liges partout où l’administration autorise l’utilisation d’un personnel local. Rien ne se fait sans son intervention.
Ainsi se trouve perpétué l’électoralisme claniste, dont les deux piliers sont la coercition psychologique (appel à la tradition familiale, abus de confiance – notamment dans la pratique du prétendu vote par correspondance –, chantage) et la commutation des suffrages, désignée à tort sous le nom de fraude électorale. Il est clair en effet qu’il n’y a pas fraude quand il n’y a pas transgression à la règle du jeu. Or celle-ci prescrit, nonobstant tous textes contraires ad usum Gallorum, de soustraire au partenaire (l’autre clan), par tous les moyens, un nombre suffisant de voix pour emporter ici où là un siège ou un mandat. Il existe d’ailleurs une loi d’équilibre, en vertu de laquelle les suffrages commués, par exemple, dans un canton, sont compensés par une commutation de sens contraire dans un autre canton. L’arbitre supposé – l’Administration – se contente de donner parfois des avertissements, destinés à sauver les apparences sur le plan national, mais se garde de disqualifier jamais l’un ou l’autre des joueurs (ce que lui interdit, du reste, le pacte fondamental), confirmant ainsi que la partie a été correcte. On voit que, malgré une opinion assez largement répandue, le système corse de la commutation des suffrages est fort différent du système de la fraude officielle pratiquée dans les départements et territoires d’outre-mer. Une seule fois, semble-t-il, il y eut en Corse confusion des deux systèmes. Ce fut pour l’élection législative de 1967 à Bastia, alors que le siège de cette circonscription était apparu comme déterminant pour sauver la majorité au pouvoir à Paris.
Concluons. Le clan, qui à l’époque de Paoli avait déjà fait son temps, a bénéficié d’une « rallonge » historique. On l’a fait rempiler pour deux siècles. C’est assez. Le système clanique est archaïque, anachronique, rétrograde. De nos jours, il est aussi déplacé que le seraient les seigneurs du Moyen Âge ou les Fermiers Généraux de l’Ancien régime. Sa survivance est un obstacle au progrès et un indice certain de sous-développement économique, social et intellectuel. Le scandale n’est pas que le clan ait existé dans une société primitive et patriarcale, mais bien qu’on le maintienne dans la société moderne pour faciliter la tâche d’une administration de type colonial.
Celle-ci, héritière de l’administration génoise, qui était aussi colonialiste, et des dictateurs militaires qui se sont succédé pendant et après la conquête, est marquée par ce péché originel d’être imposée, superposée, parachutée, plaquée artificiellement sur le pays, au lieu d’en être l’expression. Les meilleures intentions – s’il en existe – ne peuvent rien là-contre. […].
Et l’on peut mesurer la distance qui sépare le préfet de la Corse de son collègue d’un quelconque département métropolitain. On s’aperçoit aussi combien est dérisoire le propos de certains naïfs qui dénoncent à l’envi on ne sait quelle « carence » de ce fonctionnaire. Au vrai, le préfet de la Corse fait en général fort bien son métier. Seulement voilà, son métier n’est pas toujours en Corse celui que décrivent les manuels d’instruction civique, et qu’il a exercé ou exercera dans d’autres postes.
Du moins cet administrateur ultra-marin gardera-t-il longtemps après son départ le souvenir de ce « beau pays » où il crut être quelque temps plus qu’un haut fonctionnaire : un quasi-chef d’État, un prince débonnaire. Peut-être le soupçon ne l’effleurera-t-il pas d’avoir été plutôt Papa préfet, le Grand Sorcier blanc en son gouvernement général, rendant périodiquement visite aux comptoirs côtiers, parfois à la « brousse » – pardon, au maquis –, et recevant çà et là la rituelle soumission des chefs de tribus et de villages.
Concluons. Le clan, qui à l’époque de Paoli avait déjà fait son temps, a bénéficié d’une « rallonge » historique. On l’a fait rempiler pour deux siècles. C’est assez. Le système clanique est archaïque, anachronique, rétrograde. De nos jours, il est aussi déplacé que le seraient les seigneurs du Moyen Âge ou les Fermiers Généraux de l’Ancien régime. Sa survivance est un obstacle au progrès et un indice certain de sous-développement économique, social et intellectuel. Le scandale n’est pas que le clan ait existé dans une société primitive et patriarcale, mais bien qu’on le maintienne dans la société moderne pour faciliter la tâche d’une administration de type colonial.
Celle-ci, héritière de l’administration génoise, qui était aussi colonialiste, et des dictateurs militaires qui se sont succédé pendant et après la conquête, est marquée par ce péché originel d’être imposée, superposée, parachutée, plaquée artificiellement sur le pays, au lieu d’en être l’expression. Les meilleures intentions – s’il en existe – ne peuvent rien là-contre. […].
Et l’on peut mesurer la distance qui sépare le préfet de la Corse de son collègue d’un quelconque département métropolitain. On s’aperçoit aussi combien est dérisoire le propos de certains naïfs qui dénoncent à l’envi on ne sait quelle « carence » de ce fonctionnaire. Au vrai, le préfet de la Corse fait en général fort bien son métier. Seulement voilà, son métier n’est pas toujours en Corse celui que décrivent les manuels d’instruction civique, et qu’il a exercé ou exercera dans d’autres postes.
Du moins cet administrateur ultra-marin gardera-t-il longtemps après son départ le souvenir de ce « beau pays » où il crut être quelque temps plus qu’un haut fonctionnaire : un quasi-chef d’État, un prince débonnaire. Peut-être le soupçon ne l’effleurera-t-il pas d’avoir été plutôt Papa préfet, le Grand Sorcier blanc en son gouvernement général, rendant périodiquement visite aux comptoirs côtiers, parfois à la « brousse » – pardon, au maquis –, et recevant çà et là la rituelle soumission des chefs de tribus et de villages.