La baie de Calvi en Corse est probablement l’une des plus belles du monde. Les hautes montagnes environnantes sont couvertes de neige jusqu’en été. Les bas de pentes sont plantés de forêts immenses d’oliviers géants, datant pour certains de la Renaissance. Les villages de pierres brunes s’imbriquent ponctuellement dans la montagne comme des sculptures cubistes. Calvi, autour de sa citadelle, compose avec intensité ses toits de tuiles grises et roses, ses rues d’ombre fraiche, ses maisons étroites, riches de leurs portes sculptées. Fermée au sud par l’éminence, une longue rive courbe, bordée de sable clair, reçoit le ressac d’une mer plus belle que celle des Caraïbes. Un bois de pins, vestige de la forêt primitive de laricciu, porte l’ombre jusqu’au bord de l’eau. Combien de fois ai-je entendu en des soupirs extatiques « comme j’aime Calvi… »
Ce Calvi trop aimé est un Calvi mal aimé. Ses soupirants ne lui font la cour que d’une seule façon : ils l’achètent comme une pute. Ils l’enferment, la captivent pour une vue encadrée par la baie vitrée du living-room. Calvi s’étend donc, pour être regardée et possédée. Des villas fleurissent, mais aussi des immeubles aux yeux tournés vers l’objet commun de la possession. « Quelle vue ! » disent les invités. Quel massacre surtout. La prolifération de ses copropriétaires change la nature même de l’objet de leur amour. Calvi, avec ses aditions, n’est plus le Calvi qu’ils aiment. Calvi a attrapé comme mille autres lieux de par le monde, la maladie des amoureux macho. ‘Ich liebe dich, ich töte dich » - je t’aime et je te tue.
Tout un système économique se met en place pour faciliter l’évolution du syndrome. Le mode de vie indigène produit moins de liquidités que les emplois urbains ? La tentation de vendre est forte même si l’on a conscience de contribuer à une mauvaise action. Le profit servira souvent à une réinstallation plus lointaine dans un lieu encore épargné. Le tragique de l’histoire est que le processus se reproduira là à terme et que, comme une épidémie larvée, la spéculation sur les lieux naturels n’a plus de fin : les propriétaires fuient d’abord dans un village ou une périphérie. Quand vient le tour de ce milieu-là de se dégrader, on peut espérer partir ailleurs. Ainsi les propriétaires qui lotissent vont-ils de plus en plus loin et dégradent-ils à leur tour les îles lointaines, les bords de la Méditerranée, des Caraïbes, du lac Balaton et jusqu’à ceux de la mer de Chine.
La population augmente, la nostalgie du naturel ne tarit pas encore et les lieux bénis ne sont pas en nombre infini, hélas. Pire : s’installe alors souvent une sorte de culture nouvelle où l’on va se contenter de peu et je le crains, de moins en moins. À quel lieu nos descendants pourront-ils se référer sinon à un monde soupoudré de constructions anarchiques et impersonnelles. Resteront quelques parcs naturels, musées figés qui ne leur apprendront probablement pas grand-chose.
Car il ne suffit pas de conserver d’autorité. C’est au cœur même du mode de relation de l’homme avec ce qu’il prétend aimer que se situe la bonne réponse. Au même titre que des relations d’amour entre êtres humains ne peuvent être gratifiantes que réciproques, les relations de l’homme avec la nature ne doivent pas être brutales. La reconnaissance de l’autre en tant qu’être entier est un préalable ; le respect de l’autre en tant qu’entité en est un autre. Le don est la garantie du plaisir rendu, et plus on donne plus on peut espérer recevoir. La brutalité, le viol d’un être comme d’un lieu sont des pratiques qui détruisent l’agresseur et l’agressé. Je citerai l’injonction du poète Rabindranath Tagore, admirant lors d’un voyage en France les cultures savantes de nos paysans : « courtisons la terre ».
Marc Held, in Lettres à Gerry : les architectes nous mènent-ils en bateau ?, Paris, L’équerre éditeur, 1986, pp. 74-77.
Ce Calvi trop aimé est un Calvi mal aimé. Ses soupirants ne lui font la cour que d’une seule façon : ils l’achètent comme une pute. Ils l’enferment, la captivent pour une vue encadrée par la baie vitrée du living-room. Calvi s’étend donc, pour être regardée et possédée. Des villas fleurissent, mais aussi des immeubles aux yeux tournés vers l’objet commun de la possession. « Quelle vue ! » disent les invités. Quel massacre surtout. La prolifération de ses copropriétaires change la nature même de l’objet de leur amour. Calvi, avec ses aditions, n’est plus le Calvi qu’ils aiment. Calvi a attrapé comme mille autres lieux de par le monde, la maladie des amoureux macho. ‘Ich liebe dich, ich töte dich » - je t’aime et je te tue.
Tout un système économique se met en place pour faciliter l’évolution du syndrome. Le mode de vie indigène produit moins de liquidités que les emplois urbains ? La tentation de vendre est forte même si l’on a conscience de contribuer à une mauvaise action. Le profit servira souvent à une réinstallation plus lointaine dans un lieu encore épargné. Le tragique de l’histoire est que le processus se reproduira là à terme et que, comme une épidémie larvée, la spéculation sur les lieux naturels n’a plus de fin : les propriétaires fuient d’abord dans un village ou une périphérie. Quand vient le tour de ce milieu-là de se dégrader, on peut espérer partir ailleurs. Ainsi les propriétaires qui lotissent vont-ils de plus en plus loin et dégradent-ils à leur tour les îles lointaines, les bords de la Méditerranée, des Caraïbes, du lac Balaton et jusqu’à ceux de la mer de Chine.
La population augmente, la nostalgie du naturel ne tarit pas encore et les lieux bénis ne sont pas en nombre infini, hélas. Pire : s’installe alors souvent une sorte de culture nouvelle où l’on va se contenter de peu et je le crains, de moins en moins. À quel lieu nos descendants pourront-ils se référer sinon à un monde soupoudré de constructions anarchiques et impersonnelles. Resteront quelques parcs naturels, musées figés qui ne leur apprendront probablement pas grand-chose.
Car il ne suffit pas de conserver d’autorité. C’est au cœur même du mode de relation de l’homme avec ce qu’il prétend aimer que se situe la bonne réponse. Au même titre que des relations d’amour entre êtres humains ne peuvent être gratifiantes que réciproques, les relations de l’homme avec la nature ne doivent pas être brutales. La reconnaissance de l’autre en tant qu’être entier est un préalable ; le respect de l’autre en tant qu’entité en est un autre. Le don est la garantie du plaisir rendu, et plus on donne plus on peut espérer recevoir. La brutalité, le viol d’un être comme d’un lieu sont des pratiques qui détruisent l’agresseur et l’agressé. Je citerai l’injonction du poète Rabindranath Tagore, admirant lors d’un voyage en France les cultures savantes de nos paysans : « courtisons la terre ».
Marc Held, in Lettres à Gerry : les architectes nous mènent-ils en bateau ?, Paris, L’équerre éditeur, 1986, pp. 74-77.
Pour découvrir le travail de Marc Held
Son site
Un'ochjata à e case ch'ellu ha fattu in Corsica : A Zilia et la maison Vania
Quelques ouvrages
Rêvons d'une autre ville, 2022
Maisons de Skopelos, Précis d'architecture vernaculaire, 1994
Lettres à Gerry, Les architectes nous mènent-ils en bateau, 1986