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L’emprise du genre par Ivan Illitch

Si le concept de genre est aujourd’hui très présent et mobilisé dans les débats de société, il reste souvent l’objet de polarisations et de positions militantes.
Il nous a paru judicieux de republier ce court texte d’Ivan Illich, grand penseur critique de la modernité qui réagit à l’émergence du concept et à ce qu’il traduit de l’essor de l’individuation dans des sociétés traditionnelles. Où la négociation avec le biologique a toujours été un sujet.



Frida Kahlo, Autorretrato con el pelo cortado, Mexico, 1940
Frida Kahlo, Autorretrato con el pelo cortado, Mexico, 1940

 

Le genre est vernaculaire. Il est aussi résistant et adaptable, aussi précaire et vulnérable que le parler vernaculaire. Comme ce dernier, il est oblitéré par l’instruction, et son existence est rapidement oubliée ou même niée. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, n’ont pas plus le souvenir du genre que du parler vernaculaire, et ne pourraient même pas les imaginer.
Pour le bachelier, le vernaculaire de ses parents devient un dialecte par rapport à la langue maternelle qui lui a été inculquée. À la jeune diplômée de l’université qui retourne dans son Mexique rural, le genre de sa mère peut facilement apparaître comme une servitude à laquelle elle-même a échappé.

 

Le profond contraste entre le parler vernaculaire et la langue inculquée est souvent évident pour les parents et insaisissable pour le fils. Ils s’aperçoivent que ces deux modes d’expression orale appartiennent à des mondes inconciliables. Mais la différenciation entre le genre et le sexe est encore plus difficile à saisir. On se trouve là, en effet, devant deux sortes de dualités dont les complémentarités respectives se situent dans des plans différents. Certes, l’un et l’autre sont des constructions sociales. J’adjoins au genre comme au sexe l’épithète « masculin » ou « féminin » parce que ce sont des constructions sociales impliquant une référence à une différence biologique ; mais genre et sexe ne sont pas des dualités du même ordre. Le genre est substantif, le sexe, adjectif.
 

Le genre est une donnée première. C’est aussi une entité sociale exigeant un complément ; il n’est jamais en soi complet. Les genres ne se comprennent qu’ensemble, comme le yin et le yang. Comme dans le yin/yang, c’est seulement de l’extérieur qu’on voit le noir et le blanc former un tout. Il n’en va pas de même du sexe dans le neutre économique. Là le sexe est un attribut secondaire, une propriété d’un individu, une caractéristique d’un être humain. Certes, l’individu n’est pas arrivé à percevoir son sexe comme un rôle de plus, comme un costume parmi d’autres, un vêtement de travail ou de parade. Ce rôle, on n’en change pas à volonté : les femmes le savent, qui sont enlisées dans le leur. Mais, qu’on le veuille ou non, avoir un rôle sexuel qu’il soit accepté ou subi – est tout autre chose que d’appartenir à un genre. Se dire homme ou femme est tout à fait différent de se dire sexe masculin ou féminin. À la différence du genre, qui signifie qu’on est ou bien un rond, ou bien un carré, le sexe est un rôle de base sur lequel peuvent s’édifier d’autres rôles. Dans le vernaculaire, on naît et on est élevé au sein du genre ; le rôle du sexe, lui, s’acquiert. Vous pouvez toujours reprocher à vos parents ou à la société de vous avoir « assigné » un rôle sexuel, alors que ne pouvez vous en prendre à personne de votre parler vernaculaire ou de votre genre vernaculaire.

 


Le Genre vernaculaire, Paris, Seuil, 1983, pp. 83-84.

 
Dimanche 29 Octobre 2023
Ivan Illitch


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