Au début de la IIIe République, les termes de clan, clanisme, clanique, sont devenus omniprésents pour caractériser le système politique corse. Même s'il est loin d'avoir été le premier à en user, le journaliste Paul Bourde leur a probablement donné une consécration, dans sa série de reportages pour Le Temps, réunis en 1887 sous le titre En Corse: l'esprit de clan; les mœurs politiques; les vendettas; le banditisme.
C'est bien plus tard, dans les années 1970-1980, que l'anthropologue Gérard Lenclud approchera plus scientifiquement les fonctionnements de la société corse dite traditionnelle, non sans une dimension rétrospective. Sa thèse, soutenue en 1982, s'intitulait Économie et société dans une commune de la montagne corse. Contribution à l’ethnologie de la Corse traditionnelle, et la question des fonctionnements politiques y occupait une grande place.
Une bonne partie de ses contributions sur l'île ont été plus récemment rééditées dans l'ouvrage En Corse. Une société en mosaïque (2012). Cela nous donna l'occasion de l'inviter à (re)présenter ses travaux à l'Université de Corse, le 22 mars 2013. Nous eûmes alors aussi un excellent moment d'échange, notamment grâce à la participation de Xavier Crettiez, dont la revue Vacarme publia ce compte-rendu.
L'extrait ici choisi, tiré de son article "De bas en haut, de haut en bas: Le système des clans en Corse" [Études rurales, n° 101/102, 1986, pp. 137-173], est relatif à la question de la place de l'autorité étatique dans la société corse à une époque qu'on peut situer comme la première moitié du XXe siècle. Il met spécialement en lumière les relations équivoques que l'État entretient avec les acteurs politiques locaux, ainsi que l'extension progressive de ses fonctions et de son influence.
André Fazi
C'est bien plus tard, dans les années 1970-1980, que l'anthropologue Gérard Lenclud approchera plus scientifiquement les fonctionnements de la société corse dite traditionnelle, non sans une dimension rétrospective. Sa thèse, soutenue en 1982, s'intitulait Économie et société dans une commune de la montagne corse. Contribution à l’ethnologie de la Corse traditionnelle, et la question des fonctionnements politiques y occupait une grande place.
Une bonne partie de ses contributions sur l'île ont été plus récemment rééditées dans l'ouvrage En Corse. Une société en mosaïque (2012). Cela nous donna l'occasion de l'inviter à (re)présenter ses travaux à l'Université de Corse, le 22 mars 2013. Nous eûmes alors aussi un excellent moment d'échange, notamment grâce à la participation de Xavier Crettiez, dont la revue Vacarme publia ce compte-rendu.
L'extrait ici choisi, tiré de son article "De bas en haut, de haut en bas: Le système des clans en Corse" [Études rurales, n° 101/102, 1986, pp. 137-173], est relatif à la question de la place de l'autorité étatique dans la société corse à une époque qu'on peut situer comme la première moitié du XXe siècle. Il met spécialement en lumière les relations équivoques que l'État entretient avec les acteurs politiques locaux, ainsi que l'extension progressive de ses fonctions et de son influence.
André Fazi
"Voyons d’abord de quelle manière le dispositif clanique se greffe sur les institutions d’État. À la lumière de la description sommaire, esquissée plus haut, du système des clans, on entrevoit sans peine selon quelle logique strictement fonctionnelle s’opère, du point de vue électoral déterminant depuis 1848, l’articulation entre la politique d’en bas (ou bassa pulitica) et la politique d’en haut (ou alta pulitica) et comment, en Corse, le clan en est venu à fusionner deux systèmes de pouvoir. Cette articulation dont les mécanismes sont bien connus grâce à de nombreux travaux portant sur toute l’aire méditerranéenne occidentale revêt la forme d’une relation d’échange à vaste échelle.
D’une part, l’État confie aux chefs de clan ou patrons locaux la mission d’intégrer aux moindres frais – sans violence autre que celle découlant de l’exercice normal de leurs pouvoirs – la société civile locale à ses institutions d’ensemble. À certaines époques, ce mandat a été explicitement confié, notamment sous la IIIe République, quand il s’est agi de républicaniser les campagnes en réduisant à merci le bastion bonapartiste défendu par les Casabianca, Abbatucci et Gavini. De manière plus générale, on sait bien qu’il est moins coûteux, en certaines circonstances, pour l’État d’utiliser les ressources clientélaires que de promouvoir un véritable développement dans les zones périphériques et marginales du territoire national.
Autrement dit, les chefs de clan interviennent là où l’État, mais aussi le marché économique et la culture au sens large présentent des carences, là où subsistent des solutions de continuité du point de vue de la circulation des biens et des services, de l’information et du pouvoir, là où manquent des dispositifs permanents d’arbitrage et des instances déléguées. Ils sont en charge, sinon d’opérer une véritable « nationalisation » de la société civile qui ruinerait leurs pouvoirs, du moins de maintenir un ordre acceptable, d’assurer une harmonisation de surface. Rien ne serait plus faux que d’imaginer les chefs de clan mis au service d’un projet cohérent d’assimilation. À travers eux, c’est en réalité un système d’administration indirecte qui s’est mis en place avec tout ce que cela comporte de contradictions et d’incohérences : un mélange désordonné d’autorité et d’indifférence, d’interventionnisme et de laisser-faire, de trop plein et d’absence.
En contrepartie, l’État confère aux patrons locaux qu’il inclut dans tous ses appareils (législatif, bien sûr, mais aussi économique et judiciaire) les moyens matériels et non matériels de répondre aux demandes formulées par leurs clients dans le cadre du système social. Là aussi prévaut, en somme, la règle du donnant-donnant. Si l’État use des clans et de leurs chefs à ses fins propres, il contribue à perpétuer, dans un contexte nouveau, l’existence des premiers et l’emprise des seconds. En d’autres termes, l’État et ses diverses institutions spécialisées fournissent, depuis la ruine des structures productives insulaires, la quasi-totalité des « munitions » du clanisme : places et emplois, pensions, exemptions. Il fait fonctionner un dispositif qu’il n’a pas créé et envahit par là-même tous les réseaux clientélaires. La complicité entre l’État et les clans saute aux yeux.
« Que les Corses se partagent entre partisans des Capulets et des Montaigus, trouve-t-on dans un rapport officiel, personne ne peut l’empêcher et il faut s’y résigner. Ce qui est inadmissible, c’est que l’administration même du Département, depuis le Préfet jusqu’à ses garde-champêtres en passant par les magistrats, soit décidément aux mains de la faction triomphante." [cit. in J. M. Largeaud 1981] L’interpénétration de la sphère d’État et de la sphère clanique, autant dire la « clanisation » de l’appareil d’État dans l’île, est un fait patent. La Préfecture n’ignore rien des pratiques qu’elle condamne mais qu’elle annexe massivement à ses objectifs. Voici, entre cent exemples, de quel commentaire est accompagnée, à la veille de 1914, la nomination d’un juge de paix par les autorités préfectorales : « Si j’ai donné la préférence à Monsieur Leoni c’est parce qu’il m’a été chaleureusement recommandé, verbalement et par écrit, par Monsieur Landry, député de Calvi dont Monsieur Leoni est l’ami et le candidat préféré. » Et les capipartitu s’adressent parfois aux pouvoirs publics en des termes dont la franchise et la rudesse attestent de la certitude qu’ils ont d’être écoutés sinon entendus : « Si vous voulez, écrit l’un d’eux, que nous ayons la majorité dans la commune, faites-moi sortir ce bougre de C. et faites nommer S. ; au moins lui, avec ses parents, ont toujours soutenu le parti. » (Archives locales) Ou encore cette « lettre confidentielle » d’un maire à un sous-préfet pour demander la mise à la retraite d’un fonctionnaire du département sous le prétexte que « ce serait froisser le parti que de le maintenir en service ». (ibid.)
[…]
Mais l’État n’est pas seulement ce partenaire muet du clanisme, utilisateur d’un dispositif auquel il se contenterait de fournir les moyens matériels de sa reproduction ainsi qu’un habillage politique officiel. Il manifeste sa présence.
On rappellera d’abord que, si tolérant soit-il à l’égard d’un mode d’organisation qui sert son dessein (ou son absence de dessein), il campe en arrière-plan sous les traits flous d’un Commandeur, instance lointaine mais bien réelle d’arbitrage. La toute-puissance clanique rencontre sur le sol même de l’île certaines limites à son expression. Il arrive qu’on dissolve des assemblées, qu’on annule des élections, qu’on révoque des maires, qu’on raye des arrêts et des dispositions. Par là-même, il s’introduit dans l’île l’idée que le monde insulaire n’est pas clos sur lui-même et qu’il s’inscrit dans un univers d’ensemble. L’État et ses lois rentrent, en somme, dans les mœurs.
[…]
Mais cet État qui pèse de tout son poids sur le système clanique, il faut assurément le définir de manière plus englobante que sous les traits d’une machinerie politico-administrative imposant dans un secteur circonscrit de l’existence publique ses formules techniques de fonctionnement. Il n’envahit pas seulement la sphère du politique, il s’introduit à pas comptés dans la totalité de l’espace social.
Dans cette Corse de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, l’État n’est pas stationné, en uniforme, dans les seuls bâtiments officiels : préfectures et sous-préfectures, tribunaux, casernes ou gendarmeries. Ici comme ailleurs, il se coiffe des casquettes les plus diverses et emprunte une infinité de visages qui ne sont pas exclusivement répressifs. Il prend forme (et sens) en tous lieux, partout où l’on produit, transforme, gère, échange, consomme et transmet, qu’il s’agisse de biens, de services, de connaissances ou de valeurs.
Si lointain soit-il et abstraite son idée, il se glisse dans la vie quotidienne. L’enfant le rencontre à l’école, l’adolescent au bureau de recrutement, le berger dans les forêts du Domaine, l’agriculteur en écobuant, la ménagère au marché, l’administré à la perception, l’héritier au cadastre, le défunt au cimetière. L’usu bute contre la loi, le Code empiète sur les arrangements, l’archive se pose en rivale de la mémoire. Mais si chacun croise l’État au détour du chemin, l’État, pour sa part, se heurte à chaque instant aux clans et point seulement à l’intérieur des organismes officiels, conseils et assemblées, où s’organise d’en haut la cohabitation. Comment pourrait-il en être autrement dès lors que le clanisme est l’émanation directe des comportements « politiques » au sein de la société civile, le visage que la Corse présente au jour le jour à l’État.
En bas, la coexistence n’est pas toujours si harmonieuse entre les incarnations ordinaires de l’État et la puissance clanique. C’est que celle-ci, se faisant l’organe de la tradition, entend ne rien céder de ses attributions, contrôler autant que faire se peut tout ce qui se crée, ou se défait, sur le sol de l’île, user à ses fins propres du neuf comme de l’ancien. Il s’agit pour elle de s’annexer, par la conquête directe ou l’infiltration, la captation ou la subversion, la totalité des institutions susceptibles de se poser en contre-pouvoirs, dans tous les champs de l’existence, politique bien sûr, mais aussi économique, social et culturel au sens large."
D’une part, l’État confie aux chefs de clan ou patrons locaux la mission d’intégrer aux moindres frais – sans violence autre que celle découlant de l’exercice normal de leurs pouvoirs – la société civile locale à ses institutions d’ensemble. À certaines époques, ce mandat a été explicitement confié, notamment sous la IIIe République, quand il s’est agi de républicaniser les campagnes en réduisant à merci le bastion bonapartiste défendu par les Casabianca, Abbatucci et Gavini. De manière plus générale, on sait bien qu’il est moins coûteux, en certaines circonstances, pour l’État d’utiliser les ressources clientélaires que de promouvoir un véritable développement dans les zones périphériques et marginales du territoire national.
Autrement dit, les chefs de clan interviennent là où l’État, mais aussi le marché économique et la culture au sens large présentent des carences, là où subsistent des solutions de continuité du point de vue de la circulation des biens et des services, de l’information et du pouvoir, là où manquent des dispositifs permanents d’arbitrage et des instances déléguées. Ils sont en charge, sinon d’opérer une véritable « nationalisation » de la société civile qui ruinerait leurs pouvoirs, du moins de maintenir un ordre acceptable, d’assurer une harmonisation de surface. Rien ne serait plus faux que d’imaginer les chefs de clan mis au service d’un projet cohérent d’assimilation. À travers eux, c’est en réalité un système d’administration indirecte qui s’est mis en place avec tout ce que cela comporte de contradictions et d’incohérences : un mélange désordonné d’autorité et d’indifférence, d’interventionnisme et de laisser-faire, de trop plein et d’absence.
En contrepartie, l’État confère aux patrons locaux qu’il inclut dans tous ses appareils (législatif, bien sûr, mais aussi économique et judiciaire) les moyens matériels et non matériels de répondre aux demandes formulées par leurs clients dans le cadre du système social. Là aussi prévaut, en somme, la règle du donnant-donnant. Si l’État use des clans et de leurs chefs à ses fins propres, il contribue à perpétuer, dans un contexte nouveau, l’existence des premiers et l’emprise des seconds. En d’autres termes, l’État et ses diverses institutions spécialisées fournissent, depuis la ruine des structures productives insulaires, la quasi-totalité des « munitions » du clanisme : places et emplois, pensions, exemptions. Il fait fonctionner un dispositif qu’il n’a pas créé et envahit par là-même tous les réseaux clientélaires. La complicité entre l’État et les clans saute aux yeux.
« Que les Corses se partagent entre partisans des Capulets et des Montaigus, trouve-t-on dans un rapport officiel, personne ne peut l’empêcher et il faut s’y résigner. Ce qui est inadmissible, c’est que l’administration même du Département, depuis le Préfet jusqu’à ses garde-champêtres en passant par les magistrats, soit décidément aux mains de la faction triomphante." [cit. in J. M. Largeaud 1981] L’interpénétration de la sphère d’État et de la sphère clanique, autant dire la « clanisation » de l’appareil d’État dans l’île, est un fait patent. La Préfecture n’ignore rien des pratiques qu’elle condamne mais qu’elle annexe massivement à ses objectifs. Voici, entre cent exemples, de quel commentaire est accompagnée, à la veille de 1914, la nomination d’un juge de paix par les autorités préfectorales : « Si j’ai donné la préférence à Monsieur Leoni c’est parce qu’il m’a été chaleureusement recommandé, verbalement et par écrit, par Monsieur Landry, député de Calvi dont Monsieur Leoni est l’ami et le candidat préféré. » Et les capipartitu s’adressent parfois aux pouvoirs publics en des termes dont la franchise et la rudesse attestent de la certitude qu’ils ont d’être écoutés sinon entendus : « Si vous voulez, écrit l’un d’eux, que nous ayons la majorité dans la commune, faites-moi sortir ce bougre de C. et faites nommer S. ; au moins lui, avec ses parents, ont toujours soutenu le parti. » (Archives locales) Ou encore cette « lettre confidentielle » d’un maire à un sous-préfet pour demander la mise à la retraite d’un fonctionnaire du département sous le prétexte que « ce serait froisser le parti que de le maintenir en service ». (ibid.)
[…]
Mais l’État n’est pas seulement ce partenaire muet du clanisme, utilisateur d’un dispositif auquel il se contenterait de fournir les moyens matériels de sa reproduction ainsi qu’un habillage politique officiel. Il manifeste sa présence.
On rappellera d’abord que, si tolérant soit-il à l’égard d’un mode d’organisation qui sert son dessein (ou son absence de dessein), il campe en arrière-plan sous les traits flous d’un Commandeur, instance lointaine mais bien réelle d’arbitrage. La toute-puissance clanique rencontre sur le sol même de l’île certaines limites à son expression. Il arrive qu’on dissolve des assemblées, qu’on annule des élections, qu’on révoque des maires, qu’on raye des arrêts et des dispositions. Par là-même, il s’introduit dans l’île l’idée que le monde insulaire n’est pas clos sur lui-même et qu’il s’inscrit dans un univers d’ensemble. L’État et ses lois rentrent, en somme, dans les mœurs.
[…]
Mais cet État qui pèse de tout son poids sur le système clanique, il faut assurément le définir de manière plus englobante que sous les traits d’une machinerie politico-administrative imposant dans un secteur circonscrit de l’existence publique ses formules techniques de fonctionnement. Il n’envahit pas seulement la sphère du politique, il s’introduit à pas comptés dans la totalité de l’espace social.
Dans cette Corse de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, l’État n’est pas stationné, en uniforme, dans les seuls bâtiments officiels : préfectures et sous-préfectures, tribunaux, casernes ou gendarmeries. Ici comme ailleurs, il se coiffe des casquettes les plus diverses et emprunte une infinité de visages qui ne sont pas exclusivement répressifs. Il prend forme (et sens) en tous lieux, partout où l’on produit, transforme, gère, échange, consomme et transmet, qu’il s’agisse de biens, de services, de connaissances ou de valeurs.
Si lointain soit-il et abstraite son idée, il se glisse dans la vie quotidienne. L’enfant le rencontre à l’école, l’adolescent au bureau de recrutement, le berger dans les forêts du Domaine, l’agriculteur en écobuant, la ménagère au marché, l’administré à la perception, l’héritier au cadastre, le défunt au cimetière. L’usu bute contre la loi, le Code empiète sur les arrangements, l’archive se pose en rivale de la mémoire. Mais si chacun croise l’État au détour du chemin, l’État, pour sa part, se heurte à chaque instant aux clans et point seulement à l’intérieur des organismes officiels, conseils et assemblées, où s’organise d’en haut la cohabitation. Comment pourrait-il en être autrement dès lors que le clanisme est l’émanation directe des comportements « politiques » au sein de la société civile, le visage que la Corse présente au jour le jour à l’État.
En bas, la coexistence n’est pas toujours si harmonieuse entre les incarnations ordinaires de l’État et la puissance clanique. C’est que celle-ci, se faisant l’organe de la tradition, entend ne rien céder de ses attributions, contrôler autant que faire se peut tout ce qui se crée, ou se défait, sur le sol de l’île, user à ses fins propres du neuf comme de l’ancien. Il s’agit pour elle de s’annexer, par la conquête directe ou l’infiltration, la captation ou la subversion, la totalité des institutions susceptibles de se poser en contre-pouvoirs, dans tous les champs de l’existence, politique bien sûr, mais aussi économique, social et culturel au sens large."